La lettre juridique n°239 du 7 décembre 2006 : Sécurité sociale

[Jurisprudence] Précisions sur les limites de l'immunité de l'employeur dans le cadre de l'indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles

Réf. : Cass. soc., 15 novembre 2006, n° 05-41.489, Société UFP international, FS-P+B (N° Lexbase : A3457DST)

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[Jurisprudence] Précisions sur les limites de l'immunité de l'employeur dans le cadre de l'indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3208736-jurisprudence-precisions-sur-les-limites-de-limmunite-de-lemployeur-dans-le-cadre-de-lindemnisation-
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le 07 Octobre 2010

Les règles spécifiques qui régissent l'indemnisation des accidents du travail et maladies professionnelles limitent cette dernière. Cette limitation découle de deux principes : le principe de la réparation forfaitaire et le principe de l'immunité de l'employeur. Le second de ces principes s'exprime dans l'impossibilité pour le salarié d'exercer une action contre son employeur sur le fondement du droit de la responsabilité civile pour obtenir une indemnisation complémentaire à celle que lui offre la législation professionnelle. Cependant, le principe d'immunité de l'employeur n'exclut pas toute action sur le fondement de la responsabilité civile : un arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation, en date du 15 novembre 2006, est l'occasion de le préciser.

Résumé

La législation sur les accidents du travail et maladies professionnelles ne fait pas obstacle à l'attribution de dommages-intérêts au salarié en réparation du préjudice que lui a causé le harcèlement moral dont il a été victime antérieurement à la prise en charge de son affection par la Sécurité sociale.

Décision

Cass. soc., 15 novembre 2006, n° 05-41.489, Société UFP international, FS-P+B (N° Lexbase : A3457DST)

Rejet (CA Paris, 18ème ch., sect. C, 20 janvier 2005, n° 04/30920, M. Pascal Goffin c/ SA UFP International N° Lexbase : A0606DHW)

Texte concerné : CSS, art. L. 451-1 (N° Lexbase : L4467ADS).

Mots-clefs : arrêt de travail ; inaptitude ; délégué syndical ; maladie professionnelle ; harcèlement moral ; dommages et intérêts ; immunité de l'employeur (limites).

Lien bases :

Faits

Directeur commercial au sein de la société UFP international, M. Pascal Goffin a été en arrêt de travail du 15 avril au 30 juin 2002, puis déclaré inapte à son poste et à tout autre poste dans l'entreprise le 1er juillet 2002. Enfin, le salarié a été licencié le 26 août 2002, après autorisation de l'inspecteur du travail, compte tenu de sa qualité de délégué syndical. Le 20 mars 2003, la caisse primaire d'assurance maladie a pris en charge au titre de la législation professionnelle son affection déclarée le 24 mai 2002. Le salarié a, alors, saisi la juridiction prud'homale pour obtenir des dommages et intérêts pour les faits commis par son employeur antérieurement à la déclaration de sa maladie. Dans un arrêt en date du 20 janvier 2005, la cour d'appel de Paris a condamné l'employeur au paiement de dommages et intérêts pour harcèlement moral. Cet arrêt a fait l'objet d'un pourvoi en cassation de l'employeur sur lequel la Chambre sociale se prononce dans l'arrêt commenté du 15 novembre 2006.

Solution

1. Rejet.

2."[...] la législation sur les accidents du travail et maladies professionnelles ne fait pas obstacle à l'attribution de dommages et intérêts au salarié en réparation du préjudice que lui a causé le harcèlement moral dont il a été victime antérieurement à la prise en charge de son affection par la Sécurité sociale [...]".

Commentaire

Dans la droite ligne du compromis historique issu de la loi du 9 avril 1898, l'indemnisation des accidents du travail et maladies professionnelles revêt des caractères spécifiques eu égard aux principes classiques du droit de la responsabilité civile. Ainsi, on le sait, l'indemnisation est tout d'abord forfaitaire, caractère qui se démarque du principe de réparation intégrale des préjudices qui prévaut en droit de la responsabilité civile. L'indemnisation est, également, spécifique du fait de son caractère automatique. Plus exactement, la victime n'a pas à établir de faute, seule lui incombe la preuve de l'existence d'un risque professionnel. Ce second caractère est assorti d'une règle corollaire : celle de l'immunité de l'employeur. L'affaire, objet de l'arrêt rendu le 15 novembre 2006 par la Chambre sociale de la Cour de cassation, intéresse le second caractère de l'indemnisation des risques professionnels et son principe corollaire d'immunité de l'employeur.

Dans sa décision, la Chambre sociale précise qu'un salarié peut exercer une action sur le fondement du droit commun en réparation d'un préjudice subi antérieurement à la prise en charge de son affection au titre de la législation professionnelle. La décision paraît logique, mais mérite quelques observations eu égard aux principes habituellement retenus en matière d'indemnisation des risques professionnels (1). En particulier, il faut remarquer que le préjudice, dont la réparation en marge de l'indemnisation professionnelle est considérée comme légitime par la Cour de cassation, est celui qui a été causé au salarié par le harcèlement moral dont il a été victime antérieurement à la prise en charge de son affection par la Sécurité sociale (2).

Après quelques rappels sur le principe d'immunité de l'employeur et les nombreuses critiques qu'il a pu susciter, quelques observations relatives au cas d'espèce méritent d'être faites, car il pourrait annoncer d'autres évolutions.

1. Le principe de l'immunité de l'employeur

L'indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles repose sur plusieurs piliers adoptés dès la loi du 9 avril 1898 et jamais remis en cause depuis : les caractères automatique et forfaitaire de cette indemnisation, ainsi que le principe d'immunité de l'employeur. Porteuse d'un véritable compromis entre les intérêts des employeurs et ceux des salariés, la loi de 1898 prévoit que l'indemnisation doit intervenir sans que le salarié ait à prouver une faute de son employeur, en échange de quoi l'indemnisation est forfaitaire et ne saurait être complétée par le biais d'une action contre l'employeur sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun. Le caractère forfaitaire de l'indemnisation s'articule ainsi avec l'impossibilité pour le salarié d'agir contre son employeur pour obtenir un éventuel complément d'indemnisation. En vertu de l'article L. 451-1 du Code de la Sécurité sociale, le droit de la Sécurité sociale se substitue, en principe, intégralement au droit de la responsabilité civile et en écarte l'application (1).

Cependant, le Code de la Sécurité sociale prévoit que l'immunité de l'employeur peut parfois être levée, notamment quand ce dernier a été l'auteur d'une faute d'une gravité particulière. Contrairement à une fausse idée assez répandue, la faute inexcusable de l'employeur ne permet pas la levée de son immunité : elle permet à la victime d'obtenir, tout en restant sur le terrain du droit de la Sécurité sociale, une majoration de son indemnisation (CSS, art. L. 452-1 N° Lexbase : L5300ADN). Seule la faute intentionnelle de l'employeur, d'une gravité plus importante, permet à la victime d'obtenir une réparation intégrale de son préjudice en lui rouvrant la possibilité d'une action contre l'employeur sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile délictuelle (CSS, art. L. 452-5 N° Lexbase : L5304ADS).

L'exclusion de l'action en réparation sur le terrain de la responsabilité civile de droit commun est également écartée quand le dommage a été causé au salarié par un tiers (2) ou, encore, quand il résulte d'un accident de trajet. Enfin, fort logiquement et sans surprise, le principe d'immunité ne peut être opposé qu'aux personnes bénéficiant d'une indemnisation au titre de la législation professionnelle. Dans une décision désormais célèbre, et dont la solution reste valable, la Cour de cassation a, en effet, eu l'occasion de préciser que toute autre personne conserve ses droits sur le terrain de la responsabilité civile (Ass. plén., 2 février 1990, n° 89-10.682, Mme Rodriguez, publié N° Lexbase : A4207AA3).

Mais, comme le principe de réparation forfaitaire, le principe d'immunité de l'employeur fait l'objet de très nombreuses critiques. En premier lieu, ce principe apparaît contraire à l'égalité entre les victimes : selon qu'elles "bénéficient" ou non d'une indemnisation au titre de la législation professionnelle, leur indemnisation peut être différente. Les principes du droit de la responsabilité civile ayant eux-mêmes beaucoup évolué, il n'est pas rare que le "bénéficiaire" de la législation professionnelle soit moins bien indemnisé que la victime agissant sur le fondement du droit commun. En second lieu, l'immunité de l'employeur est critiquable en tant que corollaire du principe de réparation forfaitaire, c'est-à-dire en ce qu'elle prive les victimes d'une possibilité de réparation intégrale qui prévaut en droit commun. D'aucuns ont pu dénoncer le fait que le régime d'indemnisation des risques professionnels était souvent devenu un carcan empêchant des actions plus porteuses sur le terrain de la responsabilité civile. Or, un tel raisonnement a de fortes chances d'être entendu dans l'avenir. De nombreuses décisions portent remise en cause du fondement même de l'immunité de l'employeur. On peut, ici, évoquer, par exemple, une décision du Conseil constitutionnel en date du 19 décembre 2000, rendue à propos de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2001 (Cons. const., décision n° 2000-437 DC, du 19 décembre 2000, Loi de financement de la Sécurité sociale pour 2001 N° Lexbase : A1162AIU). Le Conseil constitutionnel valide, certes, l'article 53 de la loi instituant le fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante, mais non sans avoir pris la précaution de préciser que tout recours devant les juridictions de droit commun n'était pas exclu (4). Plus généralement, on a déjà eu l'occasion de souligner que, faute d'une intervention législative abandonnant le principe de la réparation forfaitaire, la jurisprudence force, assez régulièrement, son raisonnement pour aboutir à des solutions similaires (v., notamment, l'élargissement manifeste de la définition de la faute inexcusable dans le souci de permettre l'octroi de majorations). Il n'est pas impossible que l'arrêt commenté constitue un nouvel appel du pied en direction du législateur !

2. Le harcèlement moral, hypothèse de dérogation à l'immunité de l'employeur ?

Prenant, sans doute, conscience qu'elle va parfois un peu loin pour développer les cas de réparation intégrale, notamment en multipliant les hypothèses de levée de l'immunité de l'employeur, la Cour de cassation n'est pas sans manifester, elle-même, quelques hésitations.

Il y a quelques années, dès lors que le préjudice résultait d'un fait ayant le caractère d'une infraction pénale, la Cour de cassation a pu étendre l'applicabilité de l'article 706-3 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L5612DYI) aux victimes d'accidents du travail, ouvrant ainsi la voie à une réparation intégrale (v., notamment, Cass. civ. 2, 18 juin 1997, n° 95-11.223, Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions c/ M. Sorribes et autres, publié N° Lexbase : A0301AC7). Mais, la Cour de cassation a, par la suite, abandonné cette position audacieuse. Dans plusieurs décisions postérieures, la deuxième chambre civile exclut, pour les victimes d'accidents du travail, la mise en oeuvre d'autres mécanismes d'indemnisation des victimes d'infraction (v., notamment, Cass. civ. 2, 7 mai 2003, n° 01-00.815, Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGVAT) c/ M. Nicolas Brevot, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A8229BSL ; Cass. civ. 2, 23 octobre 2003, n° 02-16.580, M. Saïd Fadili c/ Fonds de garantie des victimes d'actes de terrorisme et d'autres infractions, FS-P+B N° Lexbase : A9452C9X).

Il n'est pas impossible que, dans l'arrêt commenté, la Cour de cassation retrouve le chemin qu'elle tentait déjà d'emprunter en 1997. En effet, alors que l'employeur auteur du pourvoi insiste sur le fait que les juges d'appel n'ont pas recherché si la demande de dommages et intérêts pour harcèlement moral ne constituait pas une action en réparation de la maladie professionnelle du salarié, la Chambre sociale affirme, dans sa décision, la possibilité pour un salarié dont l'affection a été prise en charge au titre de la législation professionnelle, d'intenter une action sur le fondement du droit commun pour obtenir réparation du préjudice résultant du harcèlement moral dont il a été victime antérieurement. Le caractère d'infraction pénale du harcèlement moral n'est, certes, pas expressément mentionné, mais il ne saurait être trop rapidement oublié dans l'analyse de la décision...

Cependant, la portée de la décision peut être fortement relativisée : dans la rédaction de sa décision, la Chambre sociale insiste tout particulièrement sur la chronologie des événements de l'espèce. Du rappel des faits et de la procédure tel que la Cour de cassation le rédige, dates à l'appui, il ressort que le harcèlement moral était manifestement antérieur à la prise en charge au titre de la législation professionnelle. La Cour de cassation insiste également, dans son troisième attendu, en faisant référence au harcèlement moral dont le salarié a été victime "antérieurement à la prise en charge de son affection par la Sécurité sociale".

La Chambre sociale a-t-elle voulu faire sienne la jurisprudence de la deuxième chambre civile antérieure à 2003 ou ne rend-elle qu'une décision entièrement fondée sur des considérations chronologiques ? Le doute est au moins permis quant à la réponse à apporter à cette question. Au surplus, la nature même du harcèlement moral, enchaînement de faits sur une assez longue période, n'est pas sans brouiller quelque peu les pistes.

Affaire à suivre !

Olivier Pujolar
Maître de conférences à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV


(1) En ce sens, v., notamment, J.-J. Dupeyroux, M. Borgetto, R. Lafore et R. Ruellan, Droit de la Sécurité sociale, 15ème éd., Dalloz 2005, spéc. p. 623.
(2) Les principes d'immunité de l'employeur et de réparation forfaitaire sont, notamment, destinés à simplifier et pacifier les rapports internes à la collectivité de travail. Ils n'ont donc pas vocation à s'exporter en dehors de l'entreprise. La victime peut donc agir contre les tiers à l'entreprise. A ce propos, v., notamment, M. Badel, Droit de la Sécurité sociale, Ed. Ellipses, 2006, spéc. p. 86.
(3) Plus précisément, le Conseil constitutionnel retient que : "le législateur a entendu garantir aux victimes" la réparation intégrale de leurs préjudices "tout en instituant une procédure d'indemnisation simple et rapide ; que la personne qui a choisi de présenter une demande d'indemnisation devant le fonds a la possibilité d'introduire un recours devant la cour d'appel si sa demande a été rejetée, si aucune offre ne lui a été présentée dans un délai de six mois ou encore si elle a rejeté l'offre qui lui a été faite ; qu'en toute hypothèse, la décision de la cour d'appel pourra faire l'objet d'un pourvoi en cassation ; que les dispositions du dernier alinéa du IV de l'article 53, relatives au désistement et à l'irrecevabilité des actions en réparation, s'entendent compte tenu de celles de son deuxième alinéa ; que les actions juridictionnelles de droit commun demeurent ouvertes, aux fins de réparation, aux personnes qui ne saisissent pas le fonds ; qu'enfin, la victime conserve la possibilité de saisir la juridiction pénale ; qu'ainsi, les dispositions contestées, qui trouvent leur justification dans la volonté de simplifier les procédures contentieuses, d'éviter qu'un même élément de préjudice ne soit deux fois indemnisé et d'énoncer clairement les droits des victimes, ne méconnaissent pas le droit à un recours juridictionnel effectif qui découle de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen".

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