La lettre juridique n°620 du 9 juillet 2015 : Éditorial

"Uberisation" et conflit social : la prédiction de Durkheim

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N8318BUM

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 09 Juillet 2015


"Uberisation" de la société : le néologisme fait écho dans les papiers, bons comme mauvais, de la presse généraliste comme spécialisée. Mais, toute emprunte de modernisme qu'elle semble revêtir, cette "uberisation" n'est en fait que le symptôme d'une "nouvelle" division du travail qui tente de s'immiscer dans les rapports sociaux, sous couvert de la liberté -ici, de commerce- que permettrait internet.

Car, il ne faut pas s'y tromper : cet "uberisation" marque, en fait, le retour de la "solidarité mécanique", qui s'appuie sur les similitudes unissant les individus, propre aux sociétés primitives ; celle que craignait Durkheim, dans sa thèse, De la division du travail social, publiée en 1893 !

Qu'est que cette "uberisation", que d'aucuns pensent inéluctable avec l'essor du commerce et de la communication électronique ? C'est l'idée selon laquelle n'importe qui peut exercer, plus qu'occasionnellement, une activité contre rémunération, sans que cette activité puisse être qualifiée, pour elle, de métier ou de profession. C'est, par conséquent, la déprofessionnalisation de l'activité économique ; déprofessionnalisation niant, a fortiori, toute réglementation d'une profession. De quel droit ? Celui de l'égalité entre les individus, d'abord ; de la liberté de commerce, ensuite ; et de la similitude -ou supposée telle- des compétences, pour les activités/métiers/professions peu techniques ou scientifiques.

Posée comme cela, on pourrait s'en contenter et dire que cette "uberisation", qui touche le domaine des transports individuels, de la location immobilière -avec AirBnB-, est la rencontre d'un besoin, la recherche d'économies pour le consommateur en période de crise interminable, et d'un moyen, internet qui supprime les barrières institutionnelles de la commercialisation, voire même l'intermédiation au sens classique -encore que les plateformes clouées au pilori aujourd'hui par les Gouvernements français et américain puissent être cataloguées d'intermédiaires-.

Le problème fondamental, au-delà des répercussions économiques sur certaines professions (taxi, hôtellerie, etc.), au-delà de la distorsion concurrentielle inhérente -illégale ?- à la libéralisation de l'activité économique, au mépris d'une réglementation asservissante pour les vrais professionnels de la profession, c'est justement les conséquences sociales de cette "solidarité mécanique" innervant peu à peu la société : la naissance de conflits destructeurs du lien social. Les manifestations et les exactions de ces dernières semaines, clos -momentanément- par la suspension d'Uberpop, étaient prédites par Durkheim, il y a 125 ans !

Pourquoi ? Parce que la division du travail n'est pas une nécessité simplement économique, mais une obligation pour conforter le lien social justement ; et que cette division doit se faire selon ce que Durkheim appelle "la solidarité organique". Elle n'est pas affaire uniquement de spécialisation professionnelle, comme le pensait Adam Smith, père du libéralisme. Auquel cas, effectivement, l'absence de nécessaire spécialisation pour une profession entraînerait une division du travail aux contours bien diffus. C'est en fait cette "solidarité organique", qui s'appuie sur la différenciation des tâches au sein des sociétés modernes et sur le droit restitutif -et non punitif comme pour la solidarité mécanique- qui assure une conscience collective et une paix sociale.

A l'inverse, avec l'"uberisation" de la société, c'est l'apogée de la conscience individuelle. Et, considérer que tout individu peut accomplir toute activité/métier/profession, même occasionnellement, parce que ses compétences sont, de fait, similaires à celles de professionnels, conduit à une augmentation des conflits, à une concurrence destructrice. Durkheim reprend, d'ailleurs, les théories de Darwin sur la lutte intra-espèce pour la survie. Or, c'est bien la complémentarité et l'équilibre des relations sociales qui permettent de conserver ce lien social et d'éviter le conflit.

Alors que faire face à ce phénomène mondial et massif de déprofessionnalisation ? Le paradigme est le suivant : les sociétés occidentales militent, et protègent, la liberté sur internet ; la liberté d'expression s'entend. Sans doute parce qu'elle ne présente que peu d'impact sur l'économie réelle, sur l'organisation sociale du travail en particulier -encore que-. Mais, justement, lorsque cette liberté tend à conquérir le terrain de l'économie réelle, la réaction politique est des plus confuses. Certes le commerce électronique est encadré juridiquement, bien que cet encadrement soit intervenu plutôt tardivement pour ne concurrencer que raisonnablement le commerce traditionnel. Mais là finalement, le numérique n'intervient qu'à titre d'intermédiaire. La prestation est entièrement physique et similaire à une activité traditionnelle. La réponse de "la solidarité mécanique" à une trop grande distorsion, c'est la répression : c'est ce qui se passe lorsque l'on tente d'interdire Uberpop pour exercice illégal d'une profession encore réglementée. Il en sera de même pour AirBnB sur un autre fondement que devront trouver les hôteliers (obligations sanitaires, fiscalité afférente...). Aussi, on comprend dès lors que, si la seule réponse sociale au déséquilibre de la "solidarité mécanique" est la répression des excès de cette solidarité primitive, le conflit est encore et toujours la conséquence de cette similarité des "travailleurs", de cette déspécialisation des professions.

Et, l'on ne peut pas s'étonner que la lutte contre l'"uberisation" de la société révèle un rapport de force et un lobbying acharné pour la survie de certaines professions. Ce lobbying reçoit alors l'écoute (taxi) ou non (avocats, notaires, huissiers) des politiques suivant leur influence auprès des gouvernants... et les incidents civils émaillant la France entière. Comme si la complexité du monde pouvait faire fi de l'exigence de capacité et de prudence qui justifie encore la réglementation de certaines professions.

Est-ce cela le nouveau rapport social que présage l'"uberisation" de notre société ?

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