Lexbase Social n°572 du 29 mai 2014 : Temps de travail

[Jurisprudence] Le perfectionnement du système de sanction des conventions de forfait en jours

Réf. : Cass. soc., 14 mai 2014, n° 12-35.033, FS-P+B (N° Lexbase : A5582MLC)

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N2378BUM

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par Sébastien Tournaux, Professeur à Université des Antilles et de la Guyane

le 29 Mai 2014

Depuis la petite révolution survenue à l'occasion de l'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 29 juin 2011 (1), le régime juridique des conventions de forfait en jours a sensiblement évolué (2). Si le législateur ne s'est guère intéressé à la question, la jurisprudence de la Chambre sociale a précisé les conditions de validité et de mise en oeuvre qui doivent être respectées pour qu'un salarié soit soumis à ce type de forfait. C'est une nouvelle précision qui est apportée par l'arrêt rendu le 14 mai 2014 s'agissant du contenu des accords collectifs prévoyant la faculté de recourir au forfait en jours (I). Cette décision est surtout l'occasion de constater que la question de la sanction du non-respect des différentes conditions de validité et de mise en oeuvre est sur le point de s'ordonner (II).
Résumé

Les dispositions de la Convention collective nationale des cabinets d'experts-comptables et de commissaires aux comptes du 9 décembre 1974 ne sont pas de nature à garantir que l'amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l'intéressé, et, donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié si bien que la convention de forfait en jours conclue en application de ce texte est nulle.

Commentaire

I - Rappel des exigences relatives au contenu des accords collectifs en matière de forfait-jours

  • Bref retour sur les conditions de validité et de mise en oeuvre des conventions de forfait en jours

Cette question a si souvent été traitée dans ces colonnes qu'il ne sera pas question de revenir trop longuement sur les nouvelles conditions de validité et de mise en oeuvre de forfait en jours.

Depuis 2011, la Chambre sociale de la Cour de cassation exige que la convention de forfait en jours, outre qu'elle doit être conforme aux dispositions des articles L. 3121-43 et suivants du Code du travail (N° Lexbase : L3869IBW) (3), respecte les conditions prévues par l'accord collectif d'entreprise, d'établissement ou de branche imposé par l'article L. 3121-39 du Code (N° Lexbase : L3942IBM).

A côté de ces conditions tenant au contenu de la convention de forfait elle-même, la Chambre sociale exige également que l'accord collectif en question comporte des stipulations destinées à permettre le respect des durées minimales de repos et des durées maximales de travail (4).

Enfin, ce sont les conditions de mise en oeuvre de la convention qui ont finalement attiré l'attention de la Chambre sociale : quand bien même l'accord collectif et la convention de forfait seraient valables, l'employeur doit en respecter les prescriptions, par exemple en matière de contrôle des temps de repos ou d'entretien régulier avec le salarié (5).

  • Les sanctions applicables

Trois types de sanction ont jusqu'ici été prononcées par le juge judiciaire lorsque l'une de ces conditions de validité ou de mise en oeuvre faisait défaut.

S'agissant du non-respect par la convention de forfait des dispositions conventionnelles (6) ou légales d'une part, de l'insuffisance des dispositions de l'accord collectif en matière de respect des durées de repos et de travail d'autre part (7), la Chambre sociale a plusieurs fois considéré que, dans ces hypothèses, la convention de forfait devait être "privée d'effets".

S'agissant du non-respect par l'employeur des obligations imposées par la convention de forfait ou l'accord collectif, la Chambre sociale a récemment considéré que ce manquement donnait droit à l'octroi au salarié d'une indemnisation pour exécution déloyale de la convention de forfait (8).

Depuis quelques semaines, une nouvelle sanction, appelée de ses voeux par la doctrine (9), semble être utilisée par le juge judiciaire dans certaines situations : l'annulation de la convention de forfait.

Ainsi, dans une affaire jugée le 24 avril 2014, la Chambre sociale reprochait aux juges d'appel de ne pas avoir recherché l'annulation d'une convention de forfait conclue en application d'un accord collectif qui n'était pas "de nature à garantir que l'amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l'intéressé, et, donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié" (10) . De façon moins claire, la Chambre sociale cassait une décision d'appel qui avait refusé d'annuler une convention de forfait qui ne déterminait pas avec précision le nombre de jours de travail annuel, ce dont on pouvait implicitement déduire que la sanction adéquate aurait justement consisté dans l'annulation (11).

L'intérêt de la décision sous examen est de confirmer cette tendance à l'extension de l'usage de la nullité.

  • L'espèce

Une salariée, engagée par un cabinet d'expert-comptable, conclut avec son employeur une convention de forfait en jours pour une durée de deux cent dix sept jours annuels. Après avoir démissionné, la salariée saisit le juge prud'homal de demandes en paiement de différentes sommes au titre d'heures supplémentaires, de repos compensateurs, de congés payés et de travail dissimulé. Elle fut déboutée par la cour d'appel de Paris qui considéra que la convention de forfait était conforme aux stipulations de l'accord collectif, lequel répondait au besoin d'autonomie des cadres de la branche (12).

La salariée forma un pourvoi en cassation en contestant essentiellement la condition d'autonomie exigée par l'article L. 3121-43 du Code du travail qui, selon elle, n'était pas assouvie. La Chambre sociale de la Cour de cassation se désintéresse totalement de cette argumentation. Elle casse la décision d'appel sur un moyen soulevé d'office au visa de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux, de la Directive 1993/104/CE du Conseil du 23 novembre 1993, concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail (N° Lexbase : L7793AU8), de la Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail (N° Lexbase : L5806DLM), et de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX).

La Chambre sociale commence par rappeler les règles posées depuis 2011, à savoir que "le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles", que "les Etats membres ne peuvent déroger aux dispositions relatives à la durée du temps de travail que dans le respect des principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé du travailleur" et, enfin, que "toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires".

Elle procède, ensuite, à une analyse des dispositions de la convention collective nationale des cabinets d'experts-comptables et de commissaires aux comptes pour relever que ce texte se contente de prévoir que les temps de repos et de travail légaux doivent être respectés, "que le dépassement doit être exceptionnel et justifié par le cadre", que la convention laisse à l'employeur le soin de prendre les mesures nécessaires pour s'assurer du respect des temps de repos et que "le cadre et l'employeur examinent ensemble, afin d'y remédier, les situations dans lesquelles ces dispositions prises par l'employeur pour assurer le respect des repos journaliers et hebdomadaires n'ont pu être respectées". La Chambre sociale considère que ces dispositions "ne sont pas de nature à garantir que l'amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l'intéressé, et, donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié". La cour d'appel aurait, en conséquence, dû annuler la convention de forfait en jours.

II - Systématisation des sanctions applicables aux conventions de forfait-jours

  • Évolution des visas

Il peut, d'abord, être dit quelques mots du visa. Si celui-ci est identique à celui utilisé pour l'affaire jugée le 24 avril dernier, il diffère en revanche du visa originel de l'arrêt du 29 juin 2011. Les références au Préambule de la Constitution de 1946 et à la Charte sociale européenne ont en effet été abandonnées. Il ne faut probablement pas tirer de conclusions trop définitives de ces changements.

S'agissant du texte constitutionnel, on constate en effet que la Chambre sociale maintient une motivation se référant au droit à la santé et au repos et à leur valeur "constitutionnelle" (14). Le changement n'est donc probablement que formel. S'agissant de l'absence de référence à la Charte sociale européenne, on peut penser en revanche que la Chambre sociale entend prendre quelques distances avec les décisions du Comité européen des droits sociaux qui semblaient considérer que les conventions de forfait françaises étaient contraires à la Charte mais dont la portée reste, on le sait, très limitée (15).

  • L'amplitude et la charge de travail raisonnables

On peut, ensuite, remarquer que la Chambre sociale reprend l'exigence que les stipulations de la convention collective soient de nature "à garantir que l'amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l'intéressé".

Cette formule semble tout droit tirée de l'accord du 28 juillet 1998 sur l'organisation du travail dans la métallurgie qui stipule précisément cette exigence et qui était en cause dans l'affaire fondatrice jugée en juin 2011. La stipulation conventionnelle pourrait donc avoir été promue au rang de règle prétorienne.

  • Systématisation des sanctions

C'est probablement s'agissant de la sanction que l'affaire sous examen est la plus intéressante. C'est, en effet, la première fois que la Chambre sociale se prononce aussi clairement en faveur de l'annulation de la convention de forfait conclue en application d'un accord collectif comportant des dispositions insuffisantes.

Comme nous avions déjà eu l'occasion de le démontrer, cette sanction est autrement mieux adaptée sur le plan théorique puisque la convention de forfait est dans cette hypothèse conclue au mépris d'une de ses conditions de validité (16).

En parallèle, comme le suggérait le Professeur A. Fabre, la Chambre sociale semble conserver la sanction consistant à priver la convention de forfait de ses effets pour les cas dans lesquels l'employeur ne respecterait pas les obligations de contrôle imposées par le texte conventionnel ou par la convention de forfait (17).

Le système des sanctions applicables aux conventions de forfait irrégulières ou dont les dispositions ne sont pas respectées semble donc se perfectionner.

Il faut cependant le reconnaître, les conséquences de la nullité sont plus vigoureuses que celles de la privation d'effet (18). Il devient, par conséquent, urgent que les accords de branche ou d'entreprise autorisant la conclusion de conventions de forfait soient renégociés, car le contentieux, déjà important devant les juridictions du fond, pourrait encore prendre de l'ampleur.


(1) Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09-71.107, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5499HU9) et nos obs., Forfaits-jours : compromis à la française !, Lexbase Hebdo n° 447 du 7 juillet 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N6810BSZ). Parmi une littérature pléthorique, v. RDT, 2011, p. 481, note M.-F. Mazars, S. Laulom et C. Dejours ; JCP éd. S, 2011, 1333, note P. Morvan ; RJS, 2011, p. 587, note F. Favennec-Héry ; Dr. ouvrier 2011, p. 171, obs. A. Lyon-Caen.
(2) Les turbulences de ce régime ont d'ailleurs rendu nécessaire la renégociation de différentes conventions collectives de branche. C'est récemment la Convention collective Syntec (à propos de laquelle v. Cass. soc., 24 avril 2013, n° 11-28.398, FS-P+B N° Lexbase : A6800KCT) qui a été mis sur le devant de la scène, en particulier en raison de l'obligation de "déconnexion" que l'accord entend imposer aux cadres afin que les temps de repos soient respectés. V. aussi M. Balensi, Sécuriser le forfait-jours, SSL, 2014, n° 1626, p. 3. L'ampleur symbolique de la mesure est telle qu'elle a été reprise par les médias généralistes : v. Le Monde du 11 avril 2014, La légende de l'interdiction des courriels professionnels après 18 heures.
(3) Cass. soc. 12 mars 2014, n° 12-29.141, FS-P+B (N° Lexbase : A9489MGK) et les obs. d'A. Fabre, Le forfait-jours sous le contrôle du juge : entre exigence de précision de la convention individuelle et respect des mesures de protection du salarié, Lexbase Hebdo n° 566 du 10 avril 2014 - édition sociale (N° Lexbase : N1702BUL) s'agissant de la détermination du nombre de jours travaillés.
(4) Cass. soc., 31 janvier 2012, n° 10-19.807, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8942IBS) et nos obs., Conventions de forfait en jours : de l'importance du contenu des accords collectifs, Lexbase Hebdo n° 473 du 16 février 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N0230BTP) ; RDS, 2012, p. 537, obs. P. H. Antonmattéi ; JSL 2012, n° 318-4, obs. Ph. Lhernould.V. également Cass. soc., 26 septembre 2012, n° 11-14.540, FS-P+B (N° Lexbase : A6248ITL) et les obs. de Ch. Radé, Nouveau tour de vis concernant l'encadrement conventionnel des conventions de forfait en jours, Lexbase Hebdo, n° 501 du 11 octobre 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N3859BT4) ; RDT, 2013, p. 273, obs. S. Amalric. Et encore Cass. soc., 24 avril 2013, n° 11-28.398, FS-P+B, préc..
(5) V. Cass. soc. 12 mars 2014, n° 12-29.141, FS-P+B, préc..
(6) Par ex., Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09-71.107, FS-P+B+R+I, préc..
(7) Par ex., Cass. soc., 31 janvier 2012, n° 10-19.807, FS-P+B+R, préc..
(8) Cass. soc., 12 mars 2014, n° 12-29.141, FS-P+B, préc..
(9) S. Laulom, Conventions de forfait en jours : de l'importance du contenu des accords collectifs, préc..
(10) Cass. soc., 24 avril 2014, n° 11-28.398, FS-P+B, préc..
(11) Cass. soc., 12 mars 2014, n° 12-29.141, FS-P+B, sur le second moyen, préc..
(12) CA Paris, 30 octobre 2012, Pôle 6, 3ème ch., n° 12/01884 (N° Lexbase : A1964IWN).
(13) V. une autre décision du même jour comportant le même visa et la même motivation, Cass. soc., 14 mai 2014, n° 13-10.637, FS-D (N° Lexbase : A5654MLY).
(14) Le texte était cependant encore visé dans un arrêt rendu quelques jours plus tôt, v. Cass. soc., 30 avril 2014, n° 13-11.034, F-D (N° Lexbase : A7020MK9).
(15) Sur cette question, v. nos obs., Forfait-jours : compromis à la française !, préc..
(16) V. note n° 9.
(17) V. Cass. soc., 19 février 2014, n° 12-22.174, F-D (N° Lexbase : A7675MEY) ; Cass. soc., 30 avril 2014, n° 13-11.034, F-D (N° Lexbase : A7020MK9).
(18) Sur cette question, v. A. Fabre, préc..

Décision

Cass. soc., 14 mai 2014, n° 12-35.033, FS-P+B (N° Lexbase : A5582MLC)

Cassation partielle (CA Paris, Pôle 6, 3ème ch., 30 octobre 2012, n° 12/01884 N° Lexbase : A1964IWN).

Textes visés : Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, art. 151 ; Charte sociale européenne (N° Lexbase : L1676HDG) ; Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs ; C. trav., art. L. 212-15-3, ancien (N° Lexbase : L7755HBT); Directive 1993/104/CE du Conseil du 23 novembre 1993, concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail, art. 17 § 1 et § 4 (N° Lexbase : L7793AU8) ; Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail, art. 17 § 1 et art. 19 (N° Lexbase : L5806DLM) ; Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, art. 3 (N° Lexbase : L8117ANX).

Mots-clés : Convention de forfait en jours ; convention collective ; sanction.

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