Le Quotidien du 15 juillet 2025 : Procédure administrative

[Jurisprudence] Un recours gracieux reçu tardivement mais expédié dans les délais est de nature à interrompre de délai de recours contentieux

Réf. : CE, 1°-4° ch. réunies, 30 juin 2025, n° 494573, publié au recueil Lebon N° Lexbase : B5628AP7

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par François Camelot, intervenant en droit public des affaires, Panthéon-Assas université et Jean Gautier, juriste stagiaire, A&O Shearman

le 11 Juillet 2025

Mots clés : délais de recours • tardiveté • recours administratif facultatif • recours gracieux • date de réception

La décision du 30 juin 2025 du Conseil d’État clarifie un point procédural fondamental : le recours gracieux expédié dans le délai contentieux interrompt celui-ci dès l’envoi – et non dès la réception – mettant ainsi fin à l’insécurité juridique liée aux aléas postaux.


 

I. Rappel des faits et de la procédure

La commune de Rieumes a adopté deux délibérations : l’une visant à modifier le plan local d’urbanisme (PLU) pour permettre l’implantation d’une ferme pédagogique, l’autre concluant un bail emphytéotique de 40 ans avec l’exploitant de cette installation.

Mme A. et M. D., conseillers municipaux, ont formé un recours gracieux contre ces décisions, puis saisi le juge administratif.

Le tribunal administratif de Toulouse, puis la cour administrative d’appel, ont rejeté leurs recours pour différents motifs de forme. Le principal, contesté en cassation, concerne la tardiveté du recours gracieux dirigé contre la délibération modifiant le PLU. Les juges du fond ont considéré ce recours comme tardif au motif qu’il avait été reçu en mairie le 13 novembre 2018, soit un jour après l’expiration du délai de deux mois suivant la délibération du 11 septembre 2018.

Le Conseil d’État a annulé l’arrêt d’appel sur ce point, indiquant que c’est bien la date d’expédition du recours gracieux (en l’espèce le 10 novembre 2018), et non sa date de réception, qui permet d’interrompre le délai de recours contentieux.

II. Un tournant amorcé en 2024 et désormais confirmé

En droit administratif, le recours gracieux permet à un administré, avant toute saisine du juge, de demander à l’administration de revenir sur sa propre décision. Lorsqu’il est formé dans le délai de recours contentieux (généralement deux mois), il interrompt ce délai, lequel repart alors à compter de la réponse – expresse ou tacite – de l’administration.

Pendant longtemps, la jurisprudence administrative a retenu une solution stricte : seule la date de réception du recours par l’administration permettait de juger s’il avait été présenté à temps, et donc s’il pouvait interrompre le délai contentieux [1]. Cette ligne jurisprudentielle est demeurée inchangée, y compris après l’adoption de l’article 16 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations N° Lexbase : L0420AIE, aujourd’hui codifié au code des relations entre le public et l’administration (CRPA) [2], qui prévoit pourtant que toute personne tenue de respecter un délai peut y satisfaire par un envoi postal, le cachet de la Poste faisant foi.

Depuis 2003, le Conseil d’État a expressément écarté l’application de cette disposition aux recours administratifs facultatifs, comme les recours gracieux ou hiérarchiques, considérant que [3] :

  • ces recours ne sont pas enserrés dans un délai de présentation obligatoire, mais peuvent être formés à tout moment ;
  • le respect du délai de recours contentieux n’est pas une condition de recevabilité du recours gracieux lui-même, mais uniquement une condition de l’interruption du délai pour saisir le juge.

Cette rigueur procédurale obligeait donc les requérants à anticiper les aléas postaux, au risque de voir leur recours privé d’effet interruptif. Un assouplissement avait toutefois été admis dans certains cas : lorsque le recours avait été posté « en temps utile » pour parvenir à l’administration dans les délais normaux d’acheminement, le juge en reconnaissait l’effet interruptif [4]. Mais cette appréciation fluctuante et contextuelle des délais postaux – selon les zones géographiques, les périodes de l’année… – laissait persister une insécurité juridique.

Ce formalisme a également été critiqué au regard du droit à un recours effectif, garanti par l’article 6 § 1 de la CESDH N° Lexbase : L7558AIR : la Cour européenne condamne les exigences excessives qui entravent l’accès au juge [5].

Dans l’affaire commentée, les juges du fond ont appliqué la solution traditionnelle : le recours gracieux, envoyé le 10 novembre 2018, a été reçu le 13 novembre, soit un jour trop tard pour interrompre le délai contentieux. À défaut d’un « délai anormal d’acheminement », les requérants ont été considérés comme forclos.

Mais cette jurisprudence est désormais fragilisée. Par une décision du 13 mai 2024 [6], le Conseil d’État a opéré un revirement majeur : la date à retenir pour apprécier la recevabilité d’un recours contentieux est désormais celle de son expédition, le cachet de la Poste faisant foi. Bien que cette décision ne concerne pas expressément les recours administratifs facultatifs, le maintien de régimes aussi divergents devenait difficilement tenable.

La décision du 30 juin 2025 marque ainsi une extension logique de cette évolution jurisprudentielle : le Conseil d’État annule l’arrêt de la cour administrative d’appel, jugeant que le recours gracieux, bien qu’arrivé hors délai, avait été expédié à temps, et était donc de nature à interrompre le délai de recours contentieux. La preuve de cette expédition repose sur le cachet de la Poste et, s’il est illisible, peut être apportée par tout autre mode de preuve équivalent, dans la lignée de sa jurisprudence « MDS Promotion » [7].

Ce rapprochement entre les régimes contentieux et administratifs, relativement prévisible à la lecture des conclusions sous l’arrêt du 13 mai 2024, sécurise la situation des justiciables et clarifie les règles de computation des délais, au nom d’un formalisme plus raisonnable.

III. Une solution plus juste, aux effets pratiques importants

Ce revirement, salué par la doctrine, contribue à renforcer la sécurité juridique des justiciables, en particulier des élus locaux ou des particuliers non assistés d’un avocat. En étendant le principe dégagé en 2024 à l’ensemble des recours administratifs préalables facultatifs, la décision commentée consacre une harmonisation bienvenue des règles de computation des délais entre recours gracieux et recours contentieux. Elle participe d’un souci d’équité procédurale, en protégeant notamment les administrés confrontés à des délais postaux importants en raison de leur localisation, ou peu familiers des subtilités du contentieux administratif.

Dans ses conclusions, le rapporteur public Thomas Janicot met en évidence plusieurs éléments qui justifient ce changement de jurisprudence [8]. D’une part, depuis un avis de l’ARCEP du 2 juin 2022, le nouveau standard d’acheminement du courrier est fixé à trois jours ouvrés. Cette évolution rend encore plus incertaine l’interprétation du « délai normal d’acheminement », auquel le juge faisait référence, en pratique, en retenant un délai de 48 heures. Or, un tel allongement réduirait d’autant le temps réellement disponible pour former un recours.

D’autre part, l’exigence tenant à la date de réception apparaissait isolée. Le juge judiciaire prend en compte la date d’envoi depuis les années 1990, et l’article L. 112-1 du Code des relations entre le public et l’administration N° Lexbase : L1771KNW l’impose désormais pour toutes les demandes encadrées par un délai. Le contentieux administratif était donc le seul à maintenir une exception, alors même que cette règle devenait difficilement justifiable à l’aune du droit au recours effectif.

Certes, cette évolution pourrait soulever des inquiétudes du côté des autorités administratives et des bénéficiaires d’actes administratifs. Prendre en compte la date d’envoi d’un recours empêche de considérer, avec certitude, qu’une décision est purgée de tout recours dès l’expiration du délai contentieux, dans la mesure où un recours gracieux envoyé à temps pourrait n’être reçu que plusieurs jours plus tard.

Néanmoins, cette insécurité n’est pas nouvelle. L’assouplissement admis pour les recours expédiés « en temps utile » et « selon les délais normaux d’acheminement » permettait déjà de retenir comme interruptif un recours parvenu tardivement à son destinataire. Le maintien de la date de réception ne garantissait donc pas, en pratique, une sécurité juridique pleine et entière.

Il convient enfin de noter que certaines procédures demeurent soumises à la date de réception. L’alinéa 2 de l’article L. 112-1 du CRPA vise ainsi les procédures d’attribution des contrats administratifs, dans lesquelles seule la réception dans les délais est retenue, notamment pour les offres. Sont également concernées les demandes exigeant la présence physique du demandeur, ou encore certaines réclamations contractuelles : par exemple, un mémoire en réclamation doit être « transmis » au cocontractant dans un délai déterminé, ce qui implique de se référer à la date de réception.

La décision du Conseil d’État parachève donc un mouvement jurisprudentiel amorcé dès 2024. Elle garantit un meilleur accès au juge, renforce l’égalité des justiciables face aux délais, et clarifie les règles applicables, dans une logique de prévisibilité du droit et d’effectivité des voies de recours.

 

[1] CE, 27 mars 1991, n° 114854 N° Lexbase : A9862AQC.

[2] CRPA, art. L. 112-1.

[3] CE, 21 mars 2003, n° 240511 N° Lexbase : A711774D.

[4] CE, 2 mars 2011, n° 331907 N° Lexbase : A1888G9S.

[5] CEDH, 21 novembre 2024, Req. 78664/17 N° Lexbase : A91946ID.

[6] CE, 13 mai 2024, n° 466541 N° Lexbase : A35805B9.

[7] CE, 15 octobre 2014, n° 368927 N° Lexbase : A6688MYD.

[8] Conclusions T. Janicot sous décision commentée.

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