Le Quotidien du 16 juin 2025 : Responsabilité civile contractuelle

[Jurisprudence] Sur le principe de subsidiarité de l'action de in rem verso appliqué aux contrats de délégation de paiement

Réf. : Cass. civ. 1, 4 juin 2025, n° 24-10.698, F-D N° Lexbase : B1208AIL

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N2428B3C

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par Olivier Garreau, Avocat à la Cour, docteur en droit public, spécialiste en droit public

le 13 Juin 2025

Mots clés : responsabilité des constructeurs • subsidiarité • in rem verso • délégation de paiement • enrichissement sans cause

Par un arrêt rendu par la première Chambre civile de la Cour de cassation en date du 4 juin 2025, la Haute juridiction vient rappeler le caractère subsidiaire de l’action en enrichissement sans cause (de in rem verso) dans le cadre de l’exécution d’un contrat en délégation de paiement.


 

Dans cette affaire que j’ai pu plaider depuis la première instance, la Sasu Terra Loti avait entrepris une opération immobilière, en 2017, pour la construction de 38 logements sur la commune de Caissargues.

Dans le cadre de cette opération, le marché de gros œuvre avait été attribué à la société Sogebat. Par convention  tripartite de délégation de paiement fournisseur, La Sasu Terra Loti avait accepté que la société Sogebat délègue, à la société Gedimat, en vertu des dispositions des articles 1336 N° Lexbase : L0984KZH et suivants du Code civil, sa créance pour garantir le paiement de ses factures de matériaux.

Cependant, par procès-verbal de constat d’huissier en date du 7 juin 2018, la Sasu Terra Loti actait l’abandon de chantier par la société Sogebat qui allait être mise en liquidation judiciaire. La Sasu Terra Loti informait alors la société Gedimat, par courrier du 8 juin 2018, de la rupture de la convention de délégation de paiement du fait de la défaillance de l’entreprise Sogebat et indiquait que la dernière situation de travaux, émise par Sogebat, datait du 27 avril 2018. Le même courrier informait Gedimat qu’aucune somme ne restait due à la société Sogebat. Le courrier susvisé invitait donc la société Gedimat à se rapprocher de la société Sogebat, pour obtenir le règlement éventuel de factures en cours.

Cependant, par courrier en date du 26 juin 2018,  le conseil de la société Gedimat adressait à la Sasu Terra Loti une demande de paiement pour le règlement d’une facture n° FROU018837 du 31 mai 2018, d’un montant de 25 138,33 euros TTC pour la fourniture de matériaux de chantier, facture non signée par  l’entreprise Sogebat. La Sasu Terra Loti n’avait, jusqu’alors, jamais été destinataire de cette facture et apprenait son existence par ledit courrier.

Par une assignation devant le tribunal de commerce de Nîmes en date du 4 juin 2020, la société Gedimat sollicitait la condamnation de la Sasu Terra Loti à lui payer la somme de 25 138,33 euros au titre de la facture Frou018837, avec intérêts à compter du 23 mai 2018.

Par jugement en date du 14 septembre 2021, le tribunal de commerce de Nîmes retenant les moyens présentés par la société défenderesse, déboutait la société Gedimat de l’ensemble de ses prétentions et demandes aux motifs que :« la société Gedimat, en évoquant directement sa facture à la société Terra Loti, sans visa de l’entreprise titulaire du marché, n’a pas respecté la procédure de paiement direct prévue à la convention tripartite applicable en l’espèce. »

Le tribunal de commerce rejetait également les demandes indemnitaires présentées par la société Gedimat, à titre subsidiaire, sur le fondement de la théorie de l’enrichissement sans cause, aux motifs que : « les clauses contractuelles régissant les rapports entre Gedimat et Terra Loti s’imposent donc comme la loi des parties et Gedimat ne peut, invoquer la théorie de l’enrichissement sans cause, qui ne peut fonder qu’une action à titre subsidiaire en l’absence de cause ».

La société Gedimat interjetait appel du jugement susvisé devant la cour d’appel de Nîmes.

Par un arrêt en date du 27 octobre 2023, la juridiction d’appel infirmait le jugement en tous ses éléments et condamnait la Sasu Terra Loti à payer à la société Gedimat une somme de 20 138,33 euros assortie des intérêts de la BCE majorés de 10 points.

La société Terra Loti s’est donc pourvue en cassation.

Par un arrêt rendu le 4 juin 2025, la première Chambre civile de la Cour de cassation casse et annule l’arrêt susvisé de la cour d’appel de Nîmes. Ce faisant, la première Chambre civile de la Cour de cassation rappelle, dans un premier temps, le caractère subsidiaire de l’action de in rem verso et s’oppose à ce que la théorie de l’enrichissement sans cause puisse pallier les carences de l’appauvri dans l’administration de la preuve de la créance (I), la Cour de cassation contredit en outre la cour d’appel en rappelant la force exécutoire des obligations du contrat de délégation de paiement (II).

I. Sur le principe de subsidiarité de l'action de in rem verso

Inconnu du Code civil jusqu’à l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations N° Lexbase : L7445MSK, celui-ci fut créé par la Cour de cassation à la fin du XIXe siècle pour permettre, au nom d’un principe d’équité, de sanctionner l’enrichissement injuste obtenu par un sujet de droit au détriment d’un autre.

Construction jurisprudentielle, l’action de in rem verso est aujourd’hui consacrée par les dispositions des articles 1303 N° Lexbase : L0954KZD et suivants du Code civil.

Ainsi, l’article 1303 du Code civil dispose qu'« en dehors des cas de gestion d'affaires et de paiement de l'indu, celui qui bénéficie d'un enrichissement injustifié au détriment d'autrui doit, à celui qui s'en trouve appauvri, une indemnité égale à la moindre des deux valeurs de l'enrichissement et de l'appauvrissement ».

L’article 1303-1 du Code civil N° Lexbase : L0646KZX précise que : « l’enrichissement est injustifié lorsqu’il ne procède ni de l’accomplissement d’une obligation par l’appauvri ni de son intention libérale ».

Enfin, l’article 1303-3 du Code civil N° Lexbase : L0648KZZ pose le principe de la subsidiarité de l’action de in rem verso en énonçant que : « l’appauvri n’a pas d’action sur ce fondement lorsqu’une autre action lui est ouverte ou se heurte à un obstacle de droit, tel que la prescription ».

Il ressort de ces dispositions, que le caractère injustifié de l’enrichissement doit s’entendre comme l’absence de cause, bien que cette terminologie n’ait pas été reprise par le législateur. En d’autres termes, si l’enrichissement est la conséquence d’une disposition légale, réglementaire, conventionnelle et plus généralement de tout acte juridique accompli par l’enrichi, l’action de in rem verso ne saurait être engagée car pourvue d’une cause, soit d’une justification. Ainsi, l’action de in rem verso présente un caractère subsidiaire et ne peut être invoquée pour contourner la mise en œuvre de clauses contractuelles liant les parties.

Le principe de subsidiarité de l’action de in rem verso impose que la théorie de l’enrichissement sans cause ne peut être invoquée pour suppléer une action que le demandeur ne peut intenter « par suite d’une prescription, d’une déchéance ou forclusion ou par l’effet de l’autorité de la chose jugée ou parce qu’il ne peut apporter une preuve qu’elle exige ou pour tout autre obstacle de droit » [1].

Ainsi, il a pu être jugé que « dès lors qu'il s'inscrivait dans le cadre contractuel ainsi défini par les parties, un tel financement ne pouvait ouvrir droit à remboursement sur le fondement des règles qui gouvernent l'enrichissement sans cause ; que le moyen n'est pas fondé ; » [2].

De même, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé que « l'action fondée sur l'enrichissement sans cause ayant un caractère subsidiaire et ne pouvant être admise qu'à défaut de toute autre action ouverte au demandeur, la cour d'appel, qui a fondé sa décision sur l'existence d'un engagement de payer la société Enedis contracté par la société Ferronnerie du Midi et qui n'avait pas à se livrer à une recherche que ce constat rendait inopérant, a légalement justifié sa décision » [3].

Du fait de la sévérité d’une telle position, à la fin des années quatre-vingt, la jurisprudence a assoupli sa conception du principe de subsidiarité de l’action de in rem verso. Notamment, La Cour de cassation a fini par admettre son exercice chaque fois que le demandeur se trouvait dans l’impossibilité concrète, et non plus seulement théorique, d’intenter une autre action pour obtenir la compensation de son appauvrissement. Dans cette approche, l’action de in rem verso permettait de suppléer l’irrecevabilité d’une action spécialement offerte par le législateur, mais dont les conditions ne seraient pas réunies dans l’hypothèse envisagée [4].

Cependant, et de manière constante, la jurisprudence de la Cour de cassation a opposé le principe de subsidiarité de l’action de in rem verso, dès lors que la théorie de l’enrichissement sans cause était avancée, dans le but de pallier une carence du demandeur dans l’administration de la preuve.  Ainsi, il a été jugé que « ayant constaté que M. Y… n’apportait pas la preuve du contrat de prêt qui constituait l’unique fondement de son action principale, la cour d’appel en a exactement déduit qu’il ne pouvait être admis à pallier sa carence dans l’administration d’une telle preuve par l’exercice d’une action fondée sur l’enrichissement sans cause » [5].

L’arrêt commenté du 4 juin 2025 confirme cette position jurisprudentielle, en énonçant que « l'appauvrissement et l’enrichissement, qui trouvent leur cause dans une convention conclue entre les parties, ne peuvent ouvrir droit à indemnité sur le fondement d’un enrichissement injustifié et que l'exercice subsidiaire de l’action de in rem verso ne peut pallier la carence de l’appauvri dans l'administration de la preuve d’une créance due en application de cette convention ».

En l’espèce, la société Gedimat ne peut donc pallier l’absence de preuve de ce que sa créance est bien fondée et respecte les clauses contractuelles opposables aux parties, en plaçant son action sur le fondement de l’enrichissement sans cause. Comme il va être évoqué par la suite, la société Gedimat était, au cas d’espèce, dans l’impossibilité de rapporter la preuve, que la facture litigieuse avait bien été transmise à l’entrepreneur et validée par celui-ci, avant transmission au maître d’ouvrage. Cet état de fait ne permet pas d’évincer le contrat et d’agir sur le fondement de l’enrichissement sans cause.

II. Sur l’opposabilité des clauses du contrat de délégation de paiement

L’arrêt de la première Chambre civile commenté indique que : 

« Pour condamner le maître de l’ouvrage au paiement de la somme de 20 138,33 euros au fournisseur, l’arrêt retient, d’une part, que, si la convention de délégation de paiement impose la communication, au maître d’ouvrage, des factures de fourniture de matériels, cette exigence n’est pas une condition de validité de la convention mais une simple formalité destinée à établir la bonne exécution des obligations du fournisseur, d’autre part, que, si la facture litigieuse émise le 31 mai 2018 est relative à des matériaux livrés antérieurement à la résiliation de la convention de paiement direct, la lettre de résiliation du 8 juin 2018 n'en fait pas état, de sorte qu’il n’est pas établi qu'elle a été adressée au maître de l'ouvrage autrement que par la lettre du conseil du fournisseur du 26 juin 2018 et, enfin, que le maître de l’ouvrage, resté en possession des matériaux impayés, s'est enrichi de manière injustifiée. En statuant ainsi, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».

En l’espèce, la Cour de cassation rejette le raisonnement de la cour d’appel de Nîmes, en ce que celui-ci ne tire pas les conséquences juridiques des clauses de la convention tripartite portant délégation de paiement et en amoindri le caractère obligatoire. Ainsi, l’article 2 de la convention de délégation de paiement  litigieuse stipulait, comme il est d’usage, que :

« L’entreprise adressera au maître d’ouvrage le montant de ses situations de travaux incluant le montant des factures des marchandises et fournitures livrées par le fournisseur. Lors de la livraison des marchandises par le fournisseur, l’entreprise s’engage à transmettre à la sas Terra Loti, les factures correspondantes acceptées par elle, c'est-à-dire revêtues de sa signature, de son cachet et de la mention manuscrite « bon pour paiement direct à … » et du montant). Ces factures seront annexées à la situation de travaux mensuelle accompagnée de la copie des bons de livraison.[…] Le maître d’ouvrage déduira du montant des situations de travaux que lui aura adressées l’entreprise, le montant des sommes correspondant aux factures dressées par le fournisseur et fournitures livrées, lesquelles auront été visées et acceptées par l’entreprise selon le formalisme susvisé et ce avant le 30 de chaque mois, et règlera lesdites sommes directement au fournisseur. […] ».

Les conventions de délégation de paiement prévoient fréquemment que le maître d'ouvrage ne procèdera au règlement des factures présentées par le sous-traitant que sur ordre de l'entrepreneur principal, ou au vu de l’apposition par l'entrepreneur principal-délégant de la mention « Bon pour règlement de la somme de...» sur les factures présentées par le sous-traitant et une telle procédure  contractuelle de règlement est validée en jurisprudence [6].

Ce mécanisme se retrouve dans la convention tripartite litigieuse, qui concerne cette fois la fourniture des matériaux. Ainsi, la société Gedimat, en évoquant directement sa facture à la société Terra Loti, par l’intermédiaire de son Conseil, sans visa de l’entreprise titulaire du marché n’a pas respecté la procédure de paiement direct prévue par la convention tripartite applicable en l’espèce. De plus, il ressortait de la dernière situation émise par Sogebat du 27 avril 2018 qu’aucune somme ne restait due à l’entreprise principale au titre du marché litigieux.

Ainsi donc, l’obligation de paiement du maître d’ouvrage était contractuellement encadrée et ne pouvait intervenir qu’en déduction du montant des situations de travaux, après le respect de la procédure de paiement fixée. En conséquence, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel de Nîmes en estimant que la société Gedimat n’est pas fondée à contourner ses obligations contractuelles en invoquant de manière infondée la théorie de l’enrichissement sans cause, laquelle est inopposable au cas d’espèce. Il appartiendra donc aux fournisseurs, en pareil cas, de se prémunir d’une telle mésaventure, en veillant au bon respect de la procédure de paiement direct, en faisant notamment viser leurs factures par l’entreprise au moment de la livraison et avant la transmission au maître de l’ouvrage.

 

[1] Cass. civ. 3, 29 avril 1971, n° 70-10.826 N° Lexbase : A4287CKY.

[2] Cass. civ. 1, 5 novembre 2009, n° 08-16.497 N° Lexbase : A7917EM8.

[3] Cass. com., 1er juillet 2020, n° 17-25.934 N° Lexbase : A57563QA.

[4] Cass. civ. 1, 14 mars 1995, n° 93-13.410 N° Lexbase : A4960ACP.

[5] Cass. civ. 1, 2 avril 2009, n° 08-10.742 N° Lexbase : A5186EES.

[6] Par ex., CA Dijon, 19 mai 2016, n° 14/01.142.

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