Le Quotidien du 22 mai 2025 : Entreprises en difficulté

[Commentaire] Test du meilleur intérêt des créanciers, règle de la priorité absolue et classes de parties affectées : premières précisions de la Cour de cassation

Réf. : Cass. com. 5 mars 2025, n° 23-22.267 et n° 23-22.315, FS-B N° Lexbase : A401963A

Lecture: 12 min

N2257B3Y

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Commentaire] Test du meilleur intérêt des créanciers, règle de la priorité absolue et classes de parties affectées : premières précisions de la Cour de cassation. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/119434499-commentaire-test-du-meilleur-interet-des-creanciers-regle-de-la-priorite-absolue-et-classes-de-parti
Copier

par Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université Côte d'Azur, Directeur du Master 2 Administration et liquidation des entreprises en difficulté de la Faculté de droit de Nice, Membre CERDP (EA 1201)

le 21 Mai 2025

Mots-clés : plan de redressement avec classes de parties affectées • adoption forcée interclasses • règle de la priorité absolue • dérogation • demande expresse • obligation (non) • caractère suffisant d’une telle dérogation contenue dans le projet de plan • test du meilleur intérêt des créanciers (best interest test) • obligation de comparer la situation du créancier n’ayant pas accepté les propositions avec sa situation en cas de liquidation judiciaire ou de plan de cession • mise à l’écart de l’obligation de comparaison avec le cas du plan de cession en l’absence d’offre de reprise de l’entreprise

Le tribunal peut déroger à la règle dite « de la priorité absolue » énoncée à l'article L. 626-32, I, 3 sans demande expresse du débiteur ou de son administrateur, dès lors que le projet de plan présenté comporte une telle dérogation. Lorsque le plan fait l’objet d’une adoption forcée interclasses, la juridiction chargée d'arrêter le plan ne doit comparer le traitement que celui-ci réserve à une partie affectée qui a voté contre ce plan à celui qui serait le sien en cas de cession totale de l'entreprise que si une offre de reprise a été faite ou que si un projet de cession lui a été soumis.


 

C’est peu de dire que le premier arrêt de la Cour de cassation en matière de plan avec classes de parties affectées était attendu avec impatience. Le voici, qui répond à des problématiques précises. Il n’est pas étonnant que ces questions intéressent les plans adoptés par le mécanisme de l’adoption forcée interclasses. C’est en effet là que se concentrent toutes les difficultés, lorsque l’on veut imposer à des réfractaires une situation qui leur paraît peu enviable.

La logique ancienne des plans « planplan », imposant à tous les créanciers réfractaires, chirographaires ou privilégiés, des délais de paiement uniforme sur 10 ans n’a plus cours en matière de plan adopté avec classes de parties affectées. Par nature, il est plus question d’égalité entre créanciers. Par nature également, il n’est plus question de raisonner en typologie de créanciers, mais plutôt en typologie de créances. Dans une large mesure, il est question de porter une appréciation sur la valeur économique de la créance par rapport à la plus ou moins grande probabilité de son paiement et, pour cette appréciation, il faut sortir du cadre dans lequel le tribunal est appelé à statuer, celui de l’adoption d’un plan de sauvegarde ou de redressement. Au contraire, il faut se projeter dans une perspective liquidative afin de déterminer les chances de paiement de la créance. Ainsi peut apparaître une valorisation de la créance qui va conditionner assez largement son traitement dans le plan, même si ce critère de la valeur économique de la créance peut être mâtiné avec d’autres, comme celui que peut représenter pour le débiteur le maintien du lien contractuel avec tel ou tel de ses créanciers, et notamment ses fournisseurs stratégiques. Quoi qu’il en soit, le principe d’inégalité de traitement est consubstantiel aux classes de créanciers, que l’on peut en quelque sorte comparer à des castes.

Si, une fois les classes de parties affectées constituées par l’administrateur sur base du critère de la « communauté d’intérêts suffisante », une fois les classes interrogées et une fois le vote intervenu, toutes les classes ont accepté, alors il n’y a rien à dire. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et, en ce cas, le droit ne sert à alors à rien. Chacun sait bien que le Code civil ne dit mot du bonheur conjugal dans le mariage, se concentrant sur les obligations des époux et les suites d’un mariage qui tourne mal. Le droit n’est donc là que pour les situations cliniques.

En matière de plan avec classes de parties affectées, le Code de commerce n’intervient que pour dire ce qui se passe lorsqu’au moins une classe a voté contre les propositions de plan. C’est l’objet de l’article L. 626-32 N° Lexbase : L9151L73, qui s’intéresse au mécanisme de l’adoption force interclasses. Il est question de dépasser l’opposition d’une, voire de plusieurs classes pour que le plan soit néanmoins adopté, dès lors que ces classes ne seraient pas celles offrant à leurs membres les meilleures chances de paiement en liquidation judiciaire. Le Code de commerce prévoit des vérifications préalables et des conditions essentielles. C’est l’objet des deux solutions apportées ici par la Cour de cassation.

En l’espèce, la société Unhycos a été mise en redressement judiciaire. La société Caisse d'épargne et de prévoyance Ile-de-France et la société Crédit du Nord, aux droits de laquelle vient la Société générale (les banques), ont déclaré leurs créances. Par une ordonnance du 31 mai 2022, le juge-commissaire a autorisé la constitution de classes de parties affectées. Puis, par une ordonnance du 17 juillet 2022, il a désigné un expert pour déterminer la valeur de l'entreprise.

L'administrateur a constitué huit classes de parties affectées dont, en sixième rang, celle des établissements bancaires et, en septième rang, celle des crédits-bailleurs. La constitution de ces classes n'a pas fait l'objet d'opposition. Six classes sur huit ont accepté le projet de plan. Les banques, appartenant à l'une des classes dissidentes ont formé un recours en demandant, à titre principal, la désignation d'un expert avec pour mission de déterminer la valeur de l'entreprise et, en tout état de cause, le rejet du projet de plan au motif qu'il ne respectait ni l'article L. 626-31, 4, du Code de commerce N° Lexbase : L9149L7Y, qui énonce la règle dite « du meilleur intérêt des créanciers », ni l'article L. 626-32, 3, du même code, qui énonce la règle dite « de la priorité absolue ».

Le tribunal, par un jugement du 10 février 2023, a rejeté les demandes des banques, retenu la valeur de l'entreprise à hauteur de 2 470 000 euros et arrêté le plan de redressement de la société Unhycos décidant que les créances des classes des parties affectées, y compris les deux classes qui avaient voté contre le projet de plan, seraient remboursées à hauteur de 14 % de leurs créances sur dix ans.

Le moyen des banques, fondé sur la violation de la règle de la priorité absolue, en ce qu’aucune demande expresse de dérogation à cette règle n’avait été présentée va être rejeté en ces termes : « L'article L. 626-32, II, du code de commerce, rendu applicable au redressement judiciaire par l'article L. 631-19, I, alinéa 5 N° Lexbase : L9176L7Y, permet au tribunal de déroger à la règle dite « de la priorité absolue » énoncée à l'article L. 626-32, I, 3 sur demande du débiteur ou de l'administrateur avec l'accord du débiteur, laquelle demande peut résulter de la présentation qui lui est faite, par ces derniers, du plan comportant une telle dérogation ».

Le moyen des banques sollicitant lé désignation d’un expert pour évaluer la valeur de l’entreprise en cas de plan de cession, alors que l’évaluation n’avait été faite que dans la perspective d’une liquidation judiciaire, ne va pas davantage trouver grâce aux yeux de la Cour de cassation : « Les dispositions combinées des articles L. 626-31, 4 , et L. 626-32, I, 2 b) du code de commerce n'imposent à la juridiction chargée d'arrêter le plan qui n'a pas été approuvé conformément aux dispositions de l'article L. 626-30-2 du même code N° Lexbase : L9148L7X, de comparer le traitement que celui-ci réserve à une partie affectée qui a voté contre ce plan à celui qui serait le sien en cas de cession totale de l'entreprise que si une offre de reprise a été faite ou que si un projet de cession lui a été soumis ».

On remarquera d’abord que, dans cette affaire, le plan a été soumis aux classes de parties affectées à titre facultatif. Apparemment, ces démarches tendant à l’application facultative des classes de parties affectées sont en train de se développer. Les créanciers doivent en prendre acte et spécialement les banquiers. Ils doivent comprendre que prêter sans garantie, c’est s’exposer à des choses terribles dans l’hypothèse de plans avec classes de parties affectées. La tendance assez répandue dans le milieu bancaire de prendre d’autant moins de garanties que l’entreprise auquel les concours sont consentis est grande va sans doute devoir être révisée.

Notons également que, en l’espèce, aucun recours n’avait été formulé au stade de la composition des classes de parties affectées et de propositions de calcul des voies. Le recours n’a donc porté que sur l’adoption forcée interclasse du plan.

L’adoption forcée interclasse du plan présuppose le respect d’un certain nombre de conditions cumulatives. Parmi celles-ci, le Code de commerce prévoit le respect de la règle de la priorité absolue (absolute priority rule) : une classe doit être intégralement désintéressée par des moyens identiques ou équivalents pour qu'une classe de rang inférieur puisse avoir droit à un paiement ou conserver un intéressement.

Manifestement, en l’espèce, ce principe avait été violé. En effet, alors que les créanciers de la classe 6 étaient privilégiés pour certaines de leurs créances et chirographaires pour d’autres, les créanciers de la classe 8, crédits-bailleurs, titulaires exclusivement de créances chirographaires, pouvaient, en vertu du plan, percevoir un paiement plus rapidement que les créanciers de la classe 6. Notons au passage que cette tendance, qui commence à s’installer en jurisprudence, de mélanger dans une même classe des créances chirographaires et des créances privilégiées, est plus évocatrice d’une logique de comité de créanciers que d’une logique de classe de parties affectées, le raisonnement étant conduit par rapport aux créanciers et non par rapport aux créances.

Toutefois, comme le permet la Directive du 20 juin 2019 (Directive (UE) n° 2019/1023 du 20 juin 2019 N° Lexbase : L6745LQU), le législateur a prévu une exception au critère de la priorité absolue. En effet, le II de l’article L. 626-32 du Code de commerce prévoit que sur demande du débiteur ou de l’administrateur judiciaire (avec l’accord du débiteur), le tribunal peut décider d’y déroger. Cette dérogation doit permettre d’atteindre les objectifs du plan. Mais encore fallait-il qu’une demande soit présentée. Or, en l’espèce, aucune demande n’avait été présentée en ce sens. Le créancier de la classe 6 ayant exercé un recours était donc a priori bien fondé en son recours. Telle n’est pourtant pas la solution qui a été retenue par la cour d’appel [1], approuvée en cela par la Cour de cassation. Peu importe qu’une demande expresse soit présentée. Il faut et il suffit que le projet de plan contienne dans sa construction une dérogation à la règle de la priorité absolue.

Il y a là, semble-t-il, une violation des textes, car le dispositif légal a pour objectif de permettre au tribunal de donner son autorisation à la violation de la règle de la priorité absolue. Mais pour cela, encore faut-il que son attention soit attirée sur ce point, ce qui suppose évidemment que la demande de dérogation à la règle de la priorité absolue soit expressément présentée. Nous estimons donc que la position de la cour d’appel, approuvée par la Cour de cassation, est trop souple par rapport aux exigences du texte.

La seconde difficulté de l’arrêt portait sur l’évaluation de la valeur de l’entreprise. Pour l’adoption forcée interclasses du plan, le tribunal doit procéder à cinq vérifications préalables. La quatrième tient à la vérification selon laquelle lorsque des parties affectées ont voté contre le projet de plan, aucune de ces parties affectées ne se trouve dans une situation moins favorable, du fait du plan, que celle qu’elle connaîtrait s’il était fait application soit de l’ordre de priorité pour la répartition des actifs en liquidation judiciaire ou du prix de cession de l’entreprise dans le cadre d’un plan de cession, soit d’une meilleure solution alternative si le plan n’était pas validé.

Ainsi, a priori, la vérification n° 4, préalable à la l’adoption forcée interclasse, suppose de comparer la situation du créancier compte tenu de la proposition de plan qui lui est faite, avec la situation qu’il aurait soit en liquidation judiciaire soit en plan de cession. Faute de précisions supplémentaires, le texte renfermait une part d’obscurité, pour ne pas dire de mystère. L’administrateur a-t-il toute latitude de faire évaluer l’entreprise dans une perspective de liquidation judiciaire ou dans une perspective de plan cession ? La réponse affirmative comporte, d’évidence, un grand risque d’arbitraire. En rejetant le pourvoi et par conséquent la demande de nomination d’un expert afin d’évaluer l’entreprise dans une perspective de plan de cession, la Cour de cassation nous semble apporter une interprétation aussi pragmatique, réaliste dit un commentateur [2], qu’intelligente à une formulation plutôt hasardeuse du législateur. Il est logique que, par principe, l’évaluation de l’entreprise soit faite dans une perspective de liquidation judiciaire et que cette perspective puisse être écartée si et seulement si une offre de reprise a été présentée. Dans cette hypothèse, la valorisation de l’entreprise serait effectuée à hauteur de l’offre de reprise. En ce cas, il n’y a même pas besoin alors d’expert, puisqu’une valeur objective, – celle de l’offre de reprise –, est fixée.

Ce ne sont là que les deux premières précisions de la Cour de cassation sur cette matière technique et bien mystérieuse pour les juristes français de l’adoption forcée interclasses des plans de sauvetage, pour lesquelles il faut faire usage de concepts directement venus de l’étranger auxquels il convient de se familiariser, en les faisant nôtres, et peut-être aussi en les faisant évoluer au goût français, en leur apportant la french touch, tout aussi valable que l’english tech. Mais cela est une autre histoire…

 

[1] CA Versailles, 12-09-2023, n° 23/01366 N° Lexbase : A38271MP.

[2] N. Borga, note sous l’arrêt commenté, APC, 2025/7, comm. 71.

newsid:492257

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus