Le Quotidien du 4 avril 2025 : Procédure pénale

[Questions à...] Le « dossier coffre », une menace pour la liberté des justiciables ? Questions à Romain Boulet et Karine Bourdie, coprésidents de l’Association des avocats pénalistes (ADAP)

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[Questions à...] Le « dossier coffre », une menace pour la liberté des justiciables ? Questions à Romain Boulet et Karine Bourdie, coprésidents de l’Association des avocats pénalistes (ADAP). Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/117818802-questions-a-le-dossier-coffre-une-menace-pour-la-liberte-des-justiciables-questions-a-romain-boulet-
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le 02 Avril 2025

Mots clés : narcotrafic • corruption • procès-verbal • libertés publiques • dossier coffre

Le « dossier coffre », disposition prévue dans la future loi de lutte contre le narcotrafic, consiste en  la création d'un « procès verbal distinct » inaccessible aux avocats de la défense, afin de préserver l'enquête et éviter ainsi la mise en danger d'une personne (enquêteurs, informateurs), dans ce cadre. Une partie de la classe politique et la majorité de la profession d’avocats juge cette mesure liberticide et tendant à mettre en cause les défenseurs des prévenus comme de possibles complices. Pour faire le point sur cette possible nouveauté de la procédure pénale, Lexbase a interrogé Romain Boulet et Karine Bourdie, co-présidents de l’ADAP (Association des Avocats pénalistes)*.


 

Lexbase : Quelle est la finalité du « dossier coffre » ?

Romain Boulet et Karine Bourdie : Le « dossier coffre », rebaptisé « procès-verbal distinct », est une mesure destinée à écarter de la procédure « les informations relatives à la date, l’heure, le lieu de la mise en place des dispositifs techniques d’enquête » et « les informations permettant d’identifier une personne ayant concouru à l’installation ou au retrait du dispositif technique » dans les dossiers de criminalité organisée.

Il crée ainsi une présomption de légalité irréfragable de certaines techniques d’investigation.

Fondée sur des objectifs quelque peu spécieux, c’est une atteinte inacceptable aux droits de la défense et cela constitue un dangereux précédent pour notre édifice législatif.

En effet, la disposition avait été annoncée comme visant à protéger les policiers, puis à protéger les techniques policières, pour finalement revenir à éviter de « mettre gravement en danger la vie ou l’intégrité physique d’une personne, des membres de sa famille ou de ses proches ».

Or, la loi prévoit déjà la protection des agents infiltrés (CPP, art. 706-84 N° Lexbase : L5765DY8), des collaborateurs de justice (CPP, art. 706-63-1 N° Lexbase : L0559LTU), des témoins protégés (CPP, art. 706-58 N° Lexbase : L0557LTS) et, plus largement, des agents de la police ou de la gendarmerie nationales (CPP, art. 15-4 N° Lexbase : L2237MIP).

On le voit, ces dispositions qui ont été présentées comme « vitales » par le ministre de l’Intérieur sont parfaitement inutiles puisque des mesures de protection existent déjà.

La réalité est que ce procès-verbal distinct ne vise qu’à empêcher coûte que coûte les annulations de procédure, pourtant fort peu nombreuses et exclusivement prononcées par des juridictions de la République, ce non pas en réduisant les violations de la loi commises par et pour le compte de l’autorité judiciaire mais en les dissimulant au regard de la défense.

Lexbase : Quelles critiques peuvent être légitimes à son encontre ?

Romain Boulet et Karine Bourdie : Le procès-verbal distinct constitue le premier dispositif législatif français visant à cacher des éléments de procédure à la défense.

En écartant de la procédure « les informations relatives à la date, l’heure, le lieu de la mise en place des dispositifs techniques d’enquête » et « les informations permettant d’identifier une personne ayant concouru à l’installation ou au retrait du dispositif technique » dans les dossiers de criminalité organisée, ont interdit de facto aux avocats de soulever les irrégularités qui pourraient avoir été commises dans la mise en place de techniques d’investigations pourtant extrêmement intrusives.

Quel est l’intérêt de dissimuler ces informations sinon celui d’offrir la possibilité concrète aux policiers et aux gendarmes de les falsifier, comme la jurisprudence révèle qu’il leur arrive parfois de le faire ?!

S’il est légitime de développer les outils mis à la disposition des enquêteurs et des magistrats, c’est à l’unique condition que les mis en cause puissent s’assurer que ces techniques policières ont été mises en œuvre dans le respect de la loi.

Cela s’appelle l’État de droit.

Or, le contrôle de légalité ici mis en œuvre est un dispositif tout à fait inopérant.

Le texte prévoit que le dossier distinct est accessible « à tout moment, au cours de l’enquête ou de l’instruction, au procureur de la République, au juge d’instruction, au juge des libertés et de la détention et au président de la chambre de l’instruction ».

Deux recours sont envisagés : la mise en œuvre du procès-verbal distinct en elle-même (requête devant la Chambre de l’Instruction, sans pour autant en connaître le contenu) et l’utilisation des éléments recueillis pour fonder une décision de culpabilité.

Il n’est donc prévu aucune disposition permettant de s’assurer de la régularité des techniques mises en œuvre, sauf à considérer que ce rôle échoira aux magistrats qui, spontanément et dans le silence de leur cabinet, décideront de censurer un dossier en l’absence de toute requête de la défense.

Tout praticien sait pourtant que les annulations de procédure, exceptionnelles, sont toujours l’aboutissement d’un véritable chemin de croix de la défense (requête, mémoires, pourvois en cassation…).

Ces dispositions nous apparaissent comme dangereuses pour notre équilibre procédural et parfaitement inconstitutionnelles.

On rappellera ainsi que le Conseil constitutionnel avait clairement énoncé (1) (Cons. const., décision n° 2014-693 DC du 25 mars 2014 N° Lexbase : A9174MHA) :

- « … aux termes de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution » ; (…) sont garantis par cette disposition le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif ainsi que le respect des droits de la défense qui implique en particulier l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties » (§ 18) ;

- dans ce cadre, « le principe du contradictoire et le respect des droits de la défense impliquent en particulier qu’une personne mise en cause devant une juridiction répressive ait été mise en mesure, par elle-même ou par son avocat, de contester les conditions dans lesquelles ont été recueillis les éléments de preuve qui fondent sa mise en cause » (§ 25).

- dès lors, « une condamnation (…) prononcée sur le fondement d’éléments de preuve alors que la personne mise en cause n’a pas été à même de contester les conditions dans lesquelles ils ont été recueillis (…) méconnait(rait) les exigences constitutionnelles qui résultent de l’article 16 de la Déclaration de 1789 » (§ 26).

Les nouveaux articles 706-104 (abrogé en 2204 mais rétabli par amendement lors des débats à l’Assemblée nationale) et suivants du Code de procédure pénale violent cette règle cardinale de l’État de droit.

C’est évidemment inacceptable.

Lexbase : N’est-ce pas malgré tout un moyen de lutter plus efficacement contre les trafics ?

Romain Boulet et Karine Bourdie : Contrairement au discours démagogique tenu ad nauseam depuis la réunion de la Commission sénatoriale jusqu’aux débats parlementaires et relayés par des médias peu conscients des enjeux de procédure, ce n’est pas en réduisant les droits de la défense qu’on luttera plus efficacement contre la criminalité organisée.

Augmentons le nombre de policiers, de greffiers et de magistrats, donnons leur les moyens matériels d’investiguer et les résultats seront spectaculaires.

En revanche, en portant atteinte à nos principes fondamentaux, le législateur crée un précédent particulièrement grave en admettant que la Justice dissimule des éléments aux individus qu’elle poursuit.

Ne nous y trompons pas : ces dispositions soi-disant limitées à la criminalité organisée se diffuseront dans le droit commun dans les années à venir, par un « effet cliquet » largement documenté par les chercheurs et praticiens du droit. Ce n’est donc pas les droits des trafiquants de drogue que nous défendons ici, ce sont ceux de tous les citoyens.

Lexbase : D’autres dispositions de la future loi « narcotrafic » peuvent-elles se révéler problématiques selon vous ?

Romain Boulet et Karine Bourdie : Plusieurs dispositions nous inquiètent également en matière de détention.

Qu’il s’agisse par exemple du recours encore élargi à la visioconférence, dont on sait les difficultés pratiques qu’elle pose et le filtre opaque qu’elle impose à l’expression des justiciables comme à l’écoute des juges ou, bien sûr, des établissements d’ultra-haute sécurité annoncés comme des remèdes miracles à la criminalité organisée.

Les débats actuels envisagent d’y placer des détenus à la « particulière dangerosité » (qui en décidera et suivant quels critères ?) y compris lorsque cette détention est provisoire. Les voies de recours prévues sont excessivement indigentes alors que les conséquences peuvent être catastrophiques, tant sur la santé physique et mentale des détenus (rappelons que les professionnels parlent de « torture blanche » pour désigner le régime de l’isolement) que sur les conditions de comparution devant ses juges (que restera-t-il de la présomption d’innocence lorsqu’un prévenu comparaîtra avec l’étiquette « dangerosité particulière » collée sur son front depuis plusieurs années ?!).

Quant aux condamnés, comment concilier la mise en œuvre de tels régimes ultra-stricts, les maintenant dans l’isolement le plus complet, avec l’objectif de réinsertion qui est, rappelons-le, censé faire partie des buts poursuivis par le système carcéral ?

Sur ces questions-là également, l’approche est toujours plus répressive et uniquement répressive. Nous le déplorons.

Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.

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