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le 10 Mars 2025
Mots clés : urbanisme • environnement • artificialisation • protection des sols • biodiversité
Chaque jour met en évidence le conflit toujours plus prégnant entre développement économique et défense de l’environnement. La consommation d’espaces naturels en est un exemple topique, qui se retrouve en étau entre nécessaire mise à disposition du foncier pour les politiques de réindustrialisation et protection des sols nécessaire à la préservation de la biodiversité et à l’amortissement des catastrophes naturelles, comme les inondations récentes en Bretagne l’ont encore démontré. En 2021, la loi « Climat et Résilience » a fixé comme objectif le « zéro artificialisation nette » (ZAN) dès 2050, avec une division de moitié de la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers d’ici 2030 par rapport à la consommation mesurée entre 2011 et 2020. Même si l’interdiction d’artificialiser ne sera pas totale (puisque sera autorisée une renaturation à proportion égale d’espaces artificialisés), les bouleversements induits pour les collectivités territoriales sont suffisamment importants pour que le Gouvernement envisage déjà un assouplissement du dispositif. Pour faire le point sur celui-ci, Lexbase Public a interrogé Raphaël Romi, Professeur et avocat counsel chez DS Avocats et Paco Jimenez, doctorant CIFRE chez DS Avocats et au Centre de Documentation et de Recherches Européennes*.
Lexbase : Pouvez-vous rappeler la genèse et l’objectif du ZAN ? Les objectifs initiaux était-ils pertinents et réalistes ?
Raphaël Romi et Paco Jimenez : Le concept de « Zéro Artificialisation Nette » (ZAN) incarne une ambition écologique majeure : celle de préserver les sols, ces précieux écrins de biodiversité, des assauts incessants de l'urbanisation. L'artificialisation des sols, définie comme l'altération durable de leurs fonctions écologiques par leur occupation ou leur usage, menace non seulement la biodiversité, mais aussi les services écosystémiques essentiels que les sols nous rendent.
La genèse du ZAN trouve ses racines en juillet 2018, lorsque le Gouvernement français dévoile son Plan Biodiversité. Ce plan, conscient des ravages causés par l'étalement urbain et l'artificialisation des sols, propose de tendre vers un objectif : atteindre une artificialisation nette nulle d'ici 2050. L'idée est alors de compenser toute nouvelle artificialisation par une renaturation équivalente, afin de préserver l'équilibre fragile de nos écosystèmes.
Cette ambition est renforcée en 2021 avec la promulgation de la loi « Climat et Résilience » [1]. Cette législation inscrit dans le marbre l'objectif d'absence d'artificialisation nette des sols à l'horizon 2050. Elle impose également une réduction de moitié du rythme de l'artificialisation des sols dans les dix années suivant sa promulgation, comparativement à la décennie précédente. En conséquence, la loi vise à freiner l'expansion urbaine débridée et à encourager des pratiques d'aménagement plus respectueuses de l'environnement.
Les objectifs du ZAN ont évolué au fil du temps, passant d'une simple réduction de l'artificialisation à une vision plus holistique de la gestion des sols. Il ne s'agit plus seulement de limiter l'étalement urbain, mais aussi de promouvoir la densification intelligente, la réhabilitation des friches, la renaturation des espaces dégradés et la préservation des terres agricoles et forestières. Cette approche intégrée vise à concilier développement économique et préservation écologique, en reconnaissant la valeur inestimable des sols pour la régulation climatique, la production alimentaire et la conservation de la biodiversité.
En somme, le ZAN représente une évolution significative de la politique d'aménagement du territoire en France. Il traduit une prise de conscience accrue de l'importance des sols et de la nécessité de les protéger face aux pressions anthropiques croissantes.
La politique du ZAN, répond à un objectif environnemental fondamental : enrayer l'artificialisation des sols d'ici 2050 et diviser par deux son rythme d’ici 2031. Si cet objectif traduit une volonté louable de préservation des écosystèmes et d’atténuation du changement climatique, sa pertinence et sa réalisation posent plusieurs difficultés majeures.
D’une part, la pertinence de cet objectif semble à première vue incontestable. L’artificialisation des sols a des conséquences environnementales lourdes : destruction des habitats naturels, rupture des continuités écologiques, imperméabilisation des sols favorisant le ruissellement et aggravant les risques d’inondation. Elle empêche également la séquestration du CO2 et contribue en conséquence au dérèglement climatique. La définition de l’artificialisation, fixée à l’article L. 101-2-1 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L7077L7A, traduit bien cette réalité en la qualifiant de « processus impliquant la perte d’espaces naturels, agricoles ou forestiers conduisant à un changement d’usage et de structure des sols ». L’objectif ZAN s’inscrit donc dans une logique de limitation de la pression foncière et de protection des terres agricoles et des écosystèmes.
Cependant, si la nécessité d’agir est évidente, le caractère réaliste de cet objectif soulève plusieurs questions. La première difficulté réside dans la dynamique démographique et économique qui pousse à l’expansion urbaine. La préférence des ménages français pour l’habitat individuel, la périurbanisation et le mitage des territoires sont des tendances qui, malgré les mesures de régulation, restent à ce jour très prégnantes. Le rapport de France Stratégie de juillet 2019 identifiait déjà ces facteurs comme des freins à une réduction rapide de l’artificialisation. Le développement des infrastructures de transport, qui représente à lui seul près de 27,8 % des surfaces artificialisées, constitue un autre élément difficile à maîtriser.
De surcroît, l’application du ZAN suscite une forte résistance des élus locaux et des acteurs économiques. Plusieurs collectivités alertent sur les difficultés de mise en œuvre, notamment dans les territoires où la croissance démographique exige une extension de l'offre de logements. Si la reconversion des friches urbaines et la densification des espaces bâtis sont des pistes encouragées, elles supposent des investissements importants et une adaptation des documents d’urbanisme. Or, les communes rurales et intermédiaires ne disposent pas toujours des ressources nécessaires pour repenser leur aménagement.
En outre, le cadre fiscal et réglementaire actuel n’apparaît pas encore pleinement adapté à une transition efficace. Les dispositifs incitatifs en faveur de la rénovation urbaine et de l’économie foncière restent insuffisamment développés. L’adoption de coefficients de biotope par surface et d’autres outils d’urbanisme durable offre des perspectives, mais leur mise en œuvre à grande échelle est encore embryonnaire.
Bien que les objectifs du ZAN soient pertinents sur le plan environnemental, leur caractère réaliste demeure incertain. La volonté politique de préserver les sols naturels se heurte à des contraintes économiques et sociales profondes, qui nécessitent une adaptation graduelle et des solutions pragmatiques. L’enjeu réside donc moins dans l’affirmation d’un objectif ambitieux que dans la mise en place de leviers opérationnels concrets permettant sa réalisation effective.
Lexbase : Quel était le contenu des premiers décrets d’application de fin 2023 ?
Raphaël Romi et Paco Jimenez : À la fin de l'année 2023, le Gouvernement français a publié trois décrets d'application visant à préciser et à faciliter la mise en œuvre de l'objectif du ZAN des sols, tel que défini par la loi « Climat et Résilience » du 22 août 2021. Ces décrets, datés du 27 novembre 2023, apportent des précisions essentielles sur la définition des surfaces artificialisées, la territorialisation des objectifs de sobriété foncière et la mise en place d'une commission régionale de conciliation.
Le premier décret, le décret n° 2023-1096 N° Lexbase : L3930MKR, est relatif à l'évaluation et au suivi de l'artificialisation des sols. Il établit une nomenclature détaillée pour qualifier les surfaces comme artificialisées ou non, en se basant sur l'occupation effective du sol. Par exemple, les surfaces imperméabilisées par du bâti ou des revêtements sont considérées comme artificialisées, tandis que les surfaces végétalisées à usage de parc ou de jardin public peuvent être classées comme non artificialisées. Ce décret précise également le contenu du rapport local de suivi de l'artificialisation, que les communes ou intercommunalités doivent élaborer tous les trois ans pour évaluer le rythme de l'artificialisation et le respect des objectifs locaux.
Le deuxième décret, le décret n° 2023-1097 N° Lexbase : L3931MKS, concerne la mise en œuvre de la territorialisation des objectifs de gestion économe de l'espace et de lutte contre l'artificialisation des sols. Il détaille les modalités d'intégration de ces objectifs dans les documents de planification régionale, tels que les schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET). Le décret renforce les critères de territorialisation en tenant compte des spécificités locales, adopte une approche proportionnée du rôle de la région vis-à-vis des documents infrarégionaux, et garantit une surface minimale communale de consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers (ENAF). Il précise également la possibilité de mutualiser la consommation d'ENAF pour des projets régionaux et veille à l'équilibre entre la lutte contre l'artificialisation et la préservation des espaces dédiés aux activités agricoles.
Enfin, le troisième décret, le décret n° 2023-1098 N° Lexbase : L3929MKQ, établit la composition et les modalités de fonctionnement de la commission régionale de conciliation sur l'artificialisation des sols. Cette commission, instituée dans chaque région, est chargée d'assurer la prise en compte des priorités de développement local. Elle est composée de représentants de la région et de l'État, et est présidée par un magistrat administratif. La commission dispose d'un délai d'un mois pour se réunir et rendre un avis en cas de désaccord entre les acteurs locaux sur la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l'artificialisation.
Lexbase : Pouvez-vous nous expliquer le mécanisme de la compensation foncière ?
Raphaël Romi et Paco Jimenez : La compensation foncière, pilier de la politique environnementale française, vise à contrebalancer les effets résiduels des projets d'aménagement sur les sols et la biodiversité. Elle s'inscrit dans la séquence « Éviter-Réduire-Compenser » (ERC), un cadre hiérarchisé pour la gestion des impacts environnementaux.
Avant d'envisager la compensation, il est impératif de chercher à éviter les impacts négatifs potentiels d'un projet sur l'environnement. Si certains impacts ne peuvent être évités, des mesures doivent être prises pour les réduire autant que possible. Ce n'est qu'après avoir épuisé ces deux premières étapes que la compensation intervient, visant à compenser les impacts résiduels inévitables. Cette approche garantit que la compensation n'est utilisée qu'en dernier recours et non comme une alternative aux efforts d'évitement et de réduction.
Lorsqu'un projet d'aménagement entraîne une artificialisation des sols, la compensation foncière vise à restaurer ou recréer des fonctions écologiques équivalentes à celles perdues. Cela peut inclure des actions telles que la renaturation de sites dégradés, la désimperméabilisation de surfaces ou la restauration de continuités écologiques. Par exemple, un aménageur peut être amené à financer la restauration d'une zone humide ou la création d'espaces verts pour compenser la destruction d'habitats naturels due à son projet. Ces mesures doivent être additionnelles, c'est-à-dire qu'elles ne seraient pas réalisées en l'absence du projet, et pérennes, assurant un bénéfice écologique sur le long terme.
Bien que la compensation foncière soit un outil important pour atteindre l'objectif de zéro artificialisation nette (ZAN), elle présente des limites. La priorité doit rester la réduction à la source de la consommation foncière, car certaines fonctions écologiques perdues peuvent être difficiles, voire impossibles, à recréer. De plus, la mise en œuvre de mesures compensatoires efficaces nécessite une connaissance approfondie des techniques de renaturation et une évaluation rigoureuse des gains écologiques attendus. Il est également crucial de s'assurer que les mesures compensatoires sont réalisées à proximité des zones impactées afin de maintenir la cohérence écologique et de répondre aux besoins locaux.
Lexbase : Que contient la proposition de loi « TRACE » qui sera déposée au mois de mars au Sénat ?
Raphaël Romi et Paco Jimenez : En mars 2025, le Sénat français s'apprête à examiner la proposition de loi intitulée « Trajectoire de Réduction de l'Artificialisation Concertée avec les Élus locaux » (TRACE). Ce texte vise à réviser en profondeur les objectifs actuels de lutte contre l'artificialisation des sols, en substituant au dispositif du Zéro Artificialisation Nette, une approche plus flexible et concertée avec les collectivités territoriales.
La proposition de loi « TRACE » prévoit plusieurs modifications notables par rapport au cadre législatif existant. Les sénateurs estiment que l'objectif actuel de réduction de moitié de la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers (ENAF) d'ici 2031 est trop contraignant et difficilement réalisable pour de nombreuses collectivités. Ils proposent de le remplacer par une trajectoire de réduction définie en concertation avec les élus locaux, afin de mieux prendre en compte les spécificités territoriales.
De plus, les délais imposés aux communes pour adapter leurs plans locaux d'urbanisme (PLU) aux objectifs de sobriété foncière sont jugés trop courts. La proposition « TRACE » suggère de les allonger, permettant ainsi aux collectivités de mener une réflexion approfondie et adaptée à leur contexte local. Le texte met également l'accent sur la nécessité d'une collaboration étroite entre l'État et les collectivités territoriales dans la définition et la mise en œuvre des objectifs de réduction de l'artificialisation, afin de garantir une meilleure acceptabilité des mesures et une adaptation aux réalités du terrain.
La proposition TRACE suscite des réactions contrastées. Certains acteurs, notamment dans le secteur immobilier, saluent une initiative qui pourrait assouplir des contraintes jugées excessives et favoriser le développement économique. D'autres, en revanche, craignent un recul dans la protection des espaces naturels et une remise en cause des engagements environnementaux de la France.
Le débat parlementaire prévu en mars 2025 s'annonce donc crucial pour l'avenir de la politique de lutte contre l'artificialisation des sols en France. Il devra concilier les impératifs de développement territorial avec les enjeux de préservation de l'environnement, dans un contexte où la transition écologique est au cœur des préoccupations sociétales.
Lexbase : Selon vous, quelle attitude doivent adopter les pouvoirs publics entre préservation de l’environnement et développement économique ?
Raphaël Romi et Paco Jimenez : La préservation de l'environnement est intrinsèquement liée à la pérennité de notre économie. Les récents débats sur l'artificialisation des sols, notamment en lien avec les inondations, illustrent clairement cette interdépendance. Actuellement, la balance penche souvent en faveur du développement économique, particulièrement en période de crise économique. Pourtant, il est inévitable que, tôt ou tard, le coût des dommages environnementaux dépasse celui des actions préventives. Il est donc nécessaire d’adopter une approche intégrée et pragmatique, conciliant ces deux impératifs sans les opposer.
Plutôt que d'imposer des solutions uniformes, il est impératif de mettre en place une politique de terrain, construite en concertation avec les acteurs locaux. Comprendre leurs attentes et leurs défis permettrait d’élaborer une politique de zéro artificialisation nette réellement adaptée aux réalités du terrain et non seulement réfléchie au sein des assemblées. Loin d’être un frein, la transition écologique peut devenir un levier de croissance lorsqu’elle est pensée dans une logique de développement durable.
Les activités de protection de l'environnement représentent déjà un secteur en pleine expansion. En 2000, la dépense de protection environnementale atteignait 26,1 milliards d'euros, enregistrant une progression de 7 % en un an, dont les deux tiers consacrés à la gestion des eaux usées et des déchets. Cette tendance démontre que les initiatives écologiques peuvent générer une dynamique économique viable. Par ailleurs, la notion de développement durable, inscrite dans la Charte de l’environnement, impose aux politiques publiques de concilier protection et mise en valeur de l’environnement, développement économique et progrès social.
Dans cette perspective, l’économie circulaire illustre parfaitement la possibilité de créer de la richesse tout en réduisant la pression sur les ressources naturelles. L’écoconception, la réparation, le réemploi et le recyclage permettent non seulement de prolonger la durée de vie des matériaux et des produits, mais aussi de réduire l’empreinte carbone et de stimuler l’emploi local. Il est démontré qu’un modèle économique plus respectueux de l’environnement ne signifie pas un ralentissement de la croissance, mais au contraire une opportunité d’innovation et d’adaptation.
Il appartient aux pouvoirs publics d’instaurer une gouvernance équilibrée et concertée, associant développement économique et transition écologique. Cela passe par l’adoption de politiques adaptées aux spécificités locales, soutenues par des incitations économiques et des solutions concrètes permettant d’assurer une croissance durable. Une collaboration étroite entre les décideurs politiques et les acteurs de terrain est essentielle pour assurer cette harmonisation, garantissant ainsi un avenir viable pour les générations présentes et futures.
*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public
[1] Loi n° 2021-1104, du 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets N° Lexbase : L6065L7R.
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