Réf. : Cass. crim. 23 mai 2024, n° 23-85.888, F-B N° Lexbase : A86185C8
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par Tom Bonnifay, Avocat, Vouland Avocats
le 24 Juillet 2024
Mots-clés : avocat • témoin • nullité • grief présumé • audition
Le commentaire examine les implications juridiques de la présence d’un avocat lors des auditions de témoins dans le cadre d’une enquête pénale. Il souligne les tensions historiques et actuelles autour de cette question, tout en analysant des cas concrets et des décisions jurisprudentielles. Si les faits d’espèce justifient la solution dégagée par la Cour de cassation, le rédacteur de l’article se demande si la solution méritait d’être érigée en principe général.
Historiquement, la procédure pénale oscille entre la quête et la crainte du témoignage. D'un côté, elle le cherche pour confondre le délinquant. De l'autre, elle redoute ses faiblesses et le risque d’erreur. Symbole de cette polarisation, Jérémy Bentham, penseur rigoureux, proposa l'idée d'un « testimoniomètre », une échelle graduée pour mesurer la fiabilité des témoignages et aider les juges à en évaluer la valeur [1].
La question centrale est simple : comment maintenir le recours au témoignage sans risquer d'accuser un innocent à tort ?
La solution a longtemps été quantitative. Le Deutéronome interdit de condamner sur un seul témoignage, une règle reprise par le Nouveau Testament et les compilations de Justinien. Au Moyen Âge et au XVIème siècle, pour éviter l’arbitraire, la preuve n’était complète qu’avec un aveu ou deux témoignages concordants, conformément à l’adage « testis unus, testis nullus » [2].
La réponse réside également dans les conditions de recueil du témoignage. Un témoignage est fiable s’il est recueilli dans des conditions garantissant sa véracité. Cette approche qualitative remonte au moins à l’ordonnance criminelle de 1670, qui exige que le témoin soit entendu secrètement et séparément, à huis clos, avec seulement le juge et le greffier présents. Sa déposition est alors fidèlement reproduite. L’idée n’est pas neuve : la confidentialité et le contact direct avec le juge permettent au témoin de se sentir en sécurité et libre de parler sans crainte de jugement ou de divulgation, favorisant ainsi une confession sincère et complète.
Dans cette optique, le simple témoin n’a rien à cacher, aucun secret à protéger, aucune stratégie à faire valoir, aucun risque de s’auto-incriminer, il n’a donc pas besoin d’avocat.
La Chambre criminelle de la Cour de cassation vient de le rappeler en annulant l’audition d’un témoin réalisée dans le cadre d’une enquête de police en présence d’un avocat.
Avant d’explorer les enjeux de cette décision, un rappel des faits s’impose.
1. L’affaire
Le 30 avril 2018, une société de casques de moto a porté plainte à Marseille, accusant plusieurs entreprises et leurs dirigeants de contrefaçon de brevets, pratiques commerciales trompeuses et blanchiment. La société plaignante dénonce des actes de contrefaçon concernant ses modèles de casques intégraux.
L'enquête préliminaire, confiée au Service national de la douane judiciaire (SNDJ), a conduit à l’audition de deux témoins : l’ancien dirigeant de la société plaignante ainsi que son représentant auprès de l'Institut national de la propriété intellectuelle (INPI). Ces auditions ont été menées en présence de l'avocat de la société plaignante, qui est devenue partie civile par la suite.
Mise en examen des chefs de contrefaçon en bande organisée, blanchiment et association de malfaiteurs, la société de droit espagnol a saisi la chambre de l’instruction d’une requête en nullité de diverses pièces de l’information, et notamment des deux auditions de témoins réalisées en présence d’un avocat.
Par arrêt du 13 avril 2023, la chambre de l’instruction d’Aix en Provence a rejeté la requête.
2. La décision de la Cour de cassation
La société mise en examen a formé un pourvoi en cassation, mettant en avant trois moyens, dont un seul retiendra notre attention. Ce moyen critique l’assistance de deux témoins par l’avocat de la partie civile lors de leur audition pendant l’enquête préliminaire, autorisée par le procureur de la République. La société soutient que la présence de l’avocat influence les enquêteurs et la personne auditionnée, rendant la procédure irrégulière, surtout lorsque le témoin est assisté par l’avocat du plaignant. Cette situation, influençant le témoin et nuisant aux intérêts de la personne mise en cause, cause un préjudice et crée une inégalité entre la société prévenue et l'instigatrice de la procédure, ce qui viole le principe d’égalité des armes [3].
La Cour de cassation retient la régularité de l’audition de l’ancien dirigeant, fût-elle réalisée en présence de l’avocat de la société, puisque les victimes ont, en vertu de l’article 10-4 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L6517MGH, la possibilité d’être accompagnées d’un avocat. Nous ne reviendrons pas sur cet aspect de l’arrêt.
En revanche, au visa des articles 62 N° Lexbase : L3155I3A et 78 N° Lexbase : L4984K84 du Code de procédure pénale, la Chambre criminelle de la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au motif que l'assistance d'un témoin par un avocat lors de son audition constitue une irrégularité touchant aux conditions d'administration de la preuve (§ 10). Elle ajoute que l’irrégularité a irrévocablement affecté les droits de la personne mise en examen, lui faisant ainsi nécessairement grief (§ 11).
Au-delà du principe, c’est la rigueur de la sanction qui interpelle et qui mérite d’être explorée. Pourquoi cette présence discrète inquiète-t-elle les juges au point de l’ériger en nullité d’ordre privée assimilée à une nullité d’ordre public ?
Nous tenterons ici d’apporter quelques éléments de réponse.
3. L’irrégularité
3.1. L’audition du témoin en présence de son avocat
Le droit européen a renforcé le statut des personnes soupçonnées de crimes ou délits punis d'emprisonnement. Que ce soit lors d'une audition libre (article 61-1 N° Lexbase : L7280LZN) ou en garde à vue (article 63-4-2 N° Lexbase : L2092MMG), elles peuvent être assistées d'un avocat.
En procédure pénale, le témoin se définit en creux comme celui qui n’a pas les droits du suspect [4]. Les articles 62 et 78 du Code de procédure pénale ne consacrent pas le droit à l’avocat pour les simples témoins, parfois appelés « réels » ou « véritables » [5].
Ce droit n’apparaît que lorsque des raisons plausibles de soupçonner une infraction ou un crime émergent au cours de l’audition du témoin. Cela entraîne un basculement immédiat vers le régime de l'audition libre ou de la garde à vue (article 62, alinéas 3 et 4, du Code de procédure pénale pour l’enquête de flagrance ; article 78, alinéa 2 pour l’enquête préliminaire ; Directive 2013/48/UE du 22 octobre 2013 N° Lexbase : L5328IYY, article 2), à peine de violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme [6].
Dans notre affaire, la chambre de l’instruction d’Aix en Provence avait souligné que si aucune disposition de procédure pénale ne prévoit la présence d’un avocat assistant à des auditions de témoins en préliminaire, aucune règle écrite ou jurisprudentielle ne le proscrit non plus, ni ne prévoit la sanction de la nullité d’une telle audition.
Cependant, la Chambre criminelle a déjà jugé que l’assistance d’un témoin par un avocat constitue une irrégularité dans deux cadres procéduraux distincts, qui l’ont conduite à en préciser la portée.
D'abord, elle a censuré la présence d’un avocat assistant le témoin pendant la phase de jugement, notamment lorsque la partie civile était entendue comme témoin après que les dispositions civiles du jugement étaient devenues définitives [7]. Ensuite, dans une décision récente, la Chambre criminelle a jugé que l'assistance d'un témoin par un avocat lors de son audition constitue une irrégularité touchant aux conditions d'administration de la preuve, causant nécessairement grief [8]. Cette décision concernait une audition menée par le juge d’instruction dans le cadre de l’information judiciaire, lors d’une confrontation entre le témoin assisté, la partie civile, et deux témoins, chacun étant assisté d'un avocat. Un des avocats avait eu communication de la procédure avant la confrontation, ce qui a été contesté par l'avocat de la partie civile.
Nous rappellerons ici le visa et les motifs qui ont présidé à cette décision :
« Vu les articles 11, 101, 102, 113-3 et 114 du Code de procédure pénale :
7. Il se déduit de ces textes que seules les personnes mises en examen, les parties civiles et les témoins assistés peuvent être assistés, lorsqu'ils sont entendus par le juge d'instruction, par un avocat, qui peut accéder au dossier de la procédure, un témoin ne pouvant bénéficier d'une telle assistance.
8. L'assistance d'un témoin par un avocat lors de son audition constitue une irrégularité touchant aux conditions d'administration de la preuve, qui fait nécessairement grief.
9. L'accès au dossier de la procédure par un avocat qui assiste un témoin constitue une violation du secret de l'instruction. »
Toutefois, le doute subsistait quant à l’extension de cette solution au stade de l’enquête. Il semblait qu'elle était dictée par la nécessité de préserver la sincérité des témoignages recueillis sous serment, ainsi que par la protection des droits exclusifs des parties dans l’information judiciaire, excluant l’accès au dossier pour le simple témoin.
Contrairement aux témoins entendus dans le cadre de l’information judiciaire par le juge d’instruction ou sur commission rogatoire (article 153 N° Lexbase : L0042LB8 du Code de procédure pénale) ou dans un cadre juridictionnel où le serment est général (articles 103 N° Lexbase : L3436AZB, 331 N° Lexbase : L1473MAS, alinéa 3, 446 N° Lexbase : L3203DGQ et 536 N° Lexbase : L8075G79 du Code de procédure pénale), l'audition des témoins en enquête est dépourvue de formalisme et de garde-fou. Aucune prestation de serment n'est requise, c’est-à-dire que le témoin entendu en enquête ne peut être poursuivi pour faux témoignage (article 434-13 du Code pénal N° Lexbase : L1785AM3).
Cette différence de traitement s’explique en théorie par les objectifs distincts de chaque phase. Les auditions en enquête visent à recueillir des renseignements pour orienter les recherches (article 61, alinéa 2, du Code de procédure pénale N° Lexbase : L4985K87), tandis que l’information judiciaire vise à affiner et formaliser les preuves.
Pourtant, avec notre affaire, la Cour de cassation a préféré harmoniser la prohibition de l’assistance d’un témoin par un avocat, en appliquant cette règle à l’ensemble des cadres procéduraux, qu’un serment ait été prêté ou non.
Ce rapprochement des régimes nous invite à une autre réflexion : l’absence de prestation de serment du témoin en enquête est-elle encore justifiée ?
Le Conseil constitutionnel a récemment affirmé que « l’obligation ainsi faite au témoin de prêter serment devant le juge d’instruction vise à assurer la sincérité de ses déclarations » [9]. Cette garantie, de bon sens, devrait à notre avis s’étendre à l’enquête. Bien que le témoignage recueilli en enquête soit théoriquement destiné à orienter les recherches, en pratique, les juridictions de jugement lui accordent une importance égale à celui recueilli au cours d’une information judiciaire. Aucune règle du Code de procédure pénale n’interdit de fonder une déclaration de culpabilité sur les seules déclarations d’un témoin entendu en enquête sans prestation de serment. Il en résulte une dissymétrie des garanties entre les dossiers issus de l’information judiciaire (qui ne concernent que 3 % des affaires pénales) et ceux, majoritaires, qui arrivent devant le tribunal correctionnel par d’autres voies.
Seule une question prioritaire de constitutionnalité nous permettrait de le savoir.
3.2. L’audition du témoin en présence d’un avocat
La partie civile avait habilement soutenu devant la chambre de l’instruction que son avocat avait assisté à l’audition du témoin, sans pour autant l’assister directement. Cette version était corroborée par le fait que des échanges de mails annexés au procès-verbal de convocation, intitulé « contact magistrat M. X », révélaient que l’avocat de la société plaignante avait joué un rôle actif dans l'organisation des auditions des témoins.
Une nuance subtile qui aurait pu échapper à la jurisprudence du 4 octobre précitée.
Certes, aucun texte n’accorde à une personne suspecte, qu’elle soit en audition libre ou en garde à vue, le droit de demander que son avocat assiste à l’audition d’un témoin ou d’une victime. Les articles 61-1 et 63-4-2 du Code de procédure pénale ne prévoient la présence de l’avocat que pour ses propres auditions et confrontations [10].
Cependant, dans le cadre de l’information judiciaire, l’article 82-2, alinéa 1er, du Code de procédure pénale N° Lexbase : L7152A4N permet à une personne mise en examen de demander que son avocat soit présent lors de l’audition d’un témoin, d’une partie civile ou d’une autre personne mise en examen.
Une réflexion par analogie aurait pu s’appliquer.
Il est clair que, dans ce cas, la présence de l’avocat de la partie qui a initié l’acte ne vise pas à assister la personne entendue, mais plutôt à garantir que les droits de la partie demanderesse soient respectés jusque dans la réalisation de l’acte.
La Chambre criminelle a déjà jugé que le principe de l’égalité des armes garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme impose que cette mesure soit réalisée de manière contradictoire. Dans une espèce où le procureur de la République avait assisté à la confrontation qu’il avait lui même demandée, de deux experts dont il estimait les conclusions contradictoires, et y avait participé activement en posant des questions, la Cour de cassation a censuré la chambre de l’instruction qui avait jugé qu’aucune disposition n’imposait au juge d’instruction d’organiser l’acte demandé de manière contradictoire. Elle juge que « le principe de l'égalité des armes tel qu'il résulte de l'exigence d'une procédure équitable et contradictoire, impose que les parties au procès pénal disposent des mêmes droits ; qu'il doit en être ainsi, spécialement, du droit pour l'avocat d'une partie d'assister à l'audition d'un expert effectuée sur réquisitions du procureur de la République, en présence de celui-ci. » [11]
La généralité de cette affirmation avait conduit un auteur à s’interroger ainsi : « il est difficile de savoir [...] s’il faut en déduire, de façon plus générale, que le "principe d'égalité des armes" impose que l'avocat de l'autre partie soit convoquée en cas d'acte quelconque - notamment une audition de témoin - réalisé à la demande de l'autre partie, son avocat étant présent, auquel cas, il faudrait également aviser le procureur de la République qu'il peut assister à un acte qui, demandé par une partie, se déroule en présence du conseil de cette partie. » [12]
Dans notre affaire, l’avocat était-il celui du témoin ou celui de la future partie civile assistant à l’audition du témoin ? La Chambre criminelle écarte ce débat pour se concentrer sur l’essentiel : dans les deux cas, le problème central est l’égalité des armes et le principe du contradictoire. L’avocat de la plaignante, qui deviendra partie civile, a assisté à l’audition d’un témoin alors que les autres parties n’ont pas eu ce droit.
C’est cette inégalité qui justifie la sévérité de la sanction.
4. La sanction
Pour rejeter la nullité, la chambre de l’instruction d’Aix en Provence a souligné que l’avocat de la société était resté silencieux, n’ayant « aucune incidence sur le déroulement des auditions ni sur l’équité de la procédure ». Elle ajoutait que la société mise en examen invoque une violation de ses droits sans démontrer d’atteinte substantielle à ses intérêts, et qu’elle pouvait utiliser l’article 82-2 du Code de procédure pénale pour demander l’audition d’un témoin ou d’une partie civile en présence de son propre avocat.
Le parquet général de la Cour de cassation partageait cet avis. Sur le plan factuel, il notait que le témoin était en lien contractuel avec la société plaignante, pour la représenter dans l’exercice des droits attachés aux brevets qu’elle a déposés, et pour avoir établi un rapport technique joint à la plainte et versé au dossier de la procédure d’information accessible à toutes les parties.
Pourtant, la Chambre criminelle censure l’arrêt au motif que l'assistance d'un témoin par un avocat lors de son audition constitue une irrégularité touchant aux conditions d'administration de la preuve (§ 10). Elle ajoute que l’irrégularité a irrévocablement affecté les droits de la personne mise en examen, lui faisant ainsi nécessairement grief (§ 11).
Cette sanction interpelle.
Pour qu'une action en nullité soit utilement invoquée, le requérant doit en principe avoir intérêt à demander l’annulation de l’acte, en avoir la qualité, et démontrer qu’un grief résulte de l’irrégularité alléguée [13].
Toutefois, la Chambre criminelle a établi une catégorie particulière de nullités d’intérêt privé qui causent nécessairement un préjudice aux intérêts de la personne concernée. Dans ces hypothèses, l’existence du grief est présumée [14].
À titre d’illustrations, la Chambre criminelle a pu juger, en matière de secret de l’enquête et de l’instruction, que porte nécessairement atteinte aux intérêts de la personne qu’elle concerne, en violation du secret de l’enquête et de l’instruction, l’exécution d’une perquisition effectuée à son domicile en présence d’un journaliste qui, ayant obtenu de l’autorité publique une autorisation à cette fin, en capte le déroulement par le son ou l’image [15], ou encore un contrôle effectué par des fonctionnaires de la direction départementale de la protection des populations à l’intérieur de locaux à usage de restaurant, en présence d’une équipe de télévision, dûment autorisée à cette fin par l’autorité publique, qui en a capté le déroulement par le son ou l’image, fût-ce dans le but d’informer le public [16].
À l’inverse, dans une hypothèse très proche de la nôtre, un arrêt ancien précise que la présence d'un magistrat du ministère public lors de l’audition d’un témoin par le juge d’instruction ne porte pas atteinte aux droits des parties, tant que ce magistrat n’intervient pas et ne pose pas de questions [17]. Dans le même sens, la chambre a censuré un arrêt de chambre de l’instruction annulant l’interrogatoire d’une personne mise en examen, réalisé en présence de l’avocat des parties civiles, dès lors que ni la personne mise en examen ni son avocat n’ont émis d’opposition ou de réserve à cette présence [18].
Autrement dit, la preuve d’un grief a toujours été exigée.
Pourquoi un tel revirement de jurisprudence ?
5. L’égalité des armes, fondement de la sanction
La Chambre criminelle ne s’est pas fondée sur le secret de l’enquête pour annuler l’audition du témoin, alors qu’une telle solution aurait pu être envisagée compte tenu des solutions dégagées plus haut. Elle s’est appuyée exclusivement sur les conditions d'administration de la preuve.
Ce principe, dégagé par la Cour européenne des droits de l’Homme, consiste à évaluer l’équité de la procédure dans son ensemble, y compris la manière dont les preuves ont été administrées et utilisées, et la manière dont il a été répondu aux éventuelles objections les concernant [19].
Dans ce cadre, les juges s’interrogent successivement : La preuve a-t-elle été acquise illégalement ? Le requérant a-t-il pu contester l’authenticité de celle-ci ou s’opposer à son utilisation dans des conditions garantissant le respect du principe du contradictoire et du principe de l’égalité des armes entre l’accusation et la défense ? Est-ce que les circonstances dans lesquelles elle a été recueillie sont de nature à faire douter de sa fiabilité ou de son exactitude ? La preuve en question a-t-elle exercé une influence décisive sur l’issue de l’action pénale ?
Par exemple, l’impossibilité pour un requérant qui a choisi de ne pas se faire assister par un avocat, de pouvoir plaider oralement sa cause et d’interroger les témoins à l’audience, alors que la partie adverse, représentée par un avocat, a pu le faire, constitue une violation du principe de l’égalité des armes [20].
Dans notre affaire, c’est précisément ce principe d’égalité des armes dans l’administration de la preuve qui n’a pas été respecté.
Le contenu du principe de l’égalité des armes a été dégagé par la Cour européenne dans ses arrêts Neumeister contre Autriche du 27 juin 1968 (n° 1936/63) N° Lexbase : A8604ILA et Delcourt contre Belgique du 17 janvier 1970 (n° 2689/65) N° Lexbase : A9403MKH. Il implique « l'obligation d'offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause (...) dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire ". Il ne s’agit pas de garantir une stricte égalité mais un juste équilibre entre les parties [21].
Même si l’avocat de la future partie civile n’est pas intervenu au cours de l’audition, il a pu prendre des notes, observer le témoin et, par sa présence, a pu contribuer à l’auto-censure du témoin. Il a donc bénéficié d’un avantage concurrentiel que les autres parties ne parviendront jamais à rattraper, même en demandant l’audition de ce témoin en leur présence.
6. Perspective(s)
Une question persiste : la solution de l'arrêt commenté s'applique-t-elle uniquement lorsque l'avocat du témoin est aussi celui d'une des parties ? Si l'avocat avait été uniquement celui du témoin, la décision aurait-elle été la même ?
Il est fréquent en pratique que le témoin, par crainte de potentielles suites judiciaires, joue sa propre partition. Par exemple, un chef d’entreprise peut être entendu en qualité de témoin dans le cadre d’un homicide involontaire survenu sur un de ses sites ou concernant les conditions d'obtention d’un marché public par un subordonné. Dans ces situations, la frontière entre le statut de témoin et celui de suspect est très poreuse. Faut-il alors demander aux enquêteurs de le placer en garde à vue ou de l’entendre en audition libre pour garantir qu’il bénéficie pleinement de ses droits ?
Une autre question, plus inhabituelle, rencontrée par le rédacteur de ces lignes : qu'en est-il du témoin entendu en présence d’un avocat qui devient ensuite suspect puis mis en examen sur la base de ses déclarations faites au cours de l'audition ? Peut-il soulever la nullité de sa propre audition en arguant qu’il était accompagné d’un avocat ?
Enfin, si une présence passive suffit à obtenir l’annulation d’une audition, le problème semble moins résider dans l’assistance que dans le conseil reçu. Dans ce cas, que se passe-t-il si une partie prouve que le témoin a consulté un avocat avant son audition ?
L’arrêt commenté n’épuise pas le champ du questionnement, la saga de l’avocat du témoin continue.
[1] J. Bentham, The Rationale on Judicial Evidence, 1827.
[2] A. Laingui et A. Lebigre, Histoire du droit pénal, Paris, 1979, t. II, p. 111 sq. ; J.-L. Halpérin, L'instrumentalisation de la preuve testimoniale par la procédure pénale, in Benoît Garnot [dir.], Les Témoins devant la justice..., ouvrage cité, p. 11-22.
[3] CEDH, 27 octobre 1993, Req. n ° 14448/88, Dombo Beheer c/ Pays-Bas N° Lexbase : A6587AWU, §33.
[4] M. Giacopelli et Y. Joseph-Ratineau, Article Témoin, Rép. pén. Dalloz, § 2.
[5] S. Guinchard et J. Buisson, Procédure pénale, LexisNexis, septembre 2023, 16ème édition.
[6] CEDH, 13 septembre 2016, Req. n° 50541/08, 50571/08, 50573/08, Ibrahim et autres c/ RU N° Lexbase : A7910RZY.
[7] Cass. crim., 18 juin 2014, n° 13-86.526, F-P+B+I N° Lexbase : A4324MRL ; Cass. crim., 29 mars 2017, n° 16-82.484, F-P+B+I N° Lexbase : A6074UMW.
[8] Cass. crim., 4 octobre 2023, n° 23-81.287, F-B N° Lexbase : A03671KS.
[9] Cons. const., décision n° 2023-1072 QPC, du 1er décembre 2023 N° Lexbase : A324517C.
[10] Cass. crim., 19 septembre 2023, n° 23-81.285, F-B N° Lexbase : A28701HR.
[11] Cass. crim., 11 mai 2010, n° 10-80.953, F-P+F N° Lexbase : A2758E3K.
[12] J.-P. Valat, Audition des témoins, JCL. Procédure pénale, Encyclopédies, art. 101 à 113-8, Fasc. 20.
[13] Cass. crim., 7 septembre 2021, n° 20-87.191, FS-B N° Lexbase : A458743B ; P.-J. Delage, Nullité des perquisitions et saisies : de la question de la qualité à agir à celle de l'existence d'un grief, RSC, janvier-mars 2022, n° 1, p. 94.
[14] Cass. crim., 9 janvier 2019, n° 17-84.026, FS-P+B+I N° Lexbase : A6481YST ; Cass. crim., 10 mars 2021, n° 20-86.919, F-P+IN° Lexbase : A47394KQ ; Cass. crim., 18 janvier 2022, n° 21-83.728, F-D N° Lexbase : A56167LL ; Cass. crim., 25 octobre 2022, n° 22-81.466, F-D N° Lexbase : A69078QU.
[15] Cass. crim., 10 janvier 2017, n° 16-84.740, FS-P+B+I N° Lexbase : A2774S4I ; Cass. crim., 9 janvier 2019, n° 17-84.026, FS-P+B+I N° Lexbase : A6481YST.
[16] Cass. crim., 9 mars 2021, n° 20-83.304, FS-P+B+I N° Lexbase : A47414KS.
[17] Cass. crim., 19 juin 1990, n° 90-81.811 N° Lexbase : A0102CX3.
[18] Cass. crim., 6 novembre 2012, n° 12-83.766, FS-P+B N° Lexbase : A6821IWK.
[19] CEDH, 12 mai 2000, Req. n° 35394/97, Khan c/ Royaume-Uni N° Lexbase : A1272IZ7, § 34 ; CEDH, 11 juillet 2006, Req. n° 54810/00, Jalloh c/ Allemagne N° Lexbase : A4841DQD § 95 ; CEDH, 10 mars 2009, Req. n° 4378/02, Bykov c/ Russie N° Lexbase : A4528EMN § 89 ; CEDH, 18 janvier 2023, Req. n° 15669/20, Yüksel Yalçınkaya c/ Türkiye, § 303 et 310 [en anglais] ; CEDH, 16 novembre 2017, Req. n° 919/15, Ilgar Mammadov c/ Azerbaïdjan (n° 2) N° Lexbase : A2446ZDX, § 237.
[21] CEDH, 27 octobre 1993, Req. n° 14448/88, Dumbo Beheer c/ Pays-Bas N° Lexbase : A6587AWU.
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