Lexbase Public n°304 du 10 octobre 2013 : Droit constitutionnel

[Questions à...] Quel usage de l'effet cliquet par le juge constitutionnel ? - Questions à Caroline Boyer-Capelle, Maître de conférences en droit public à l'Université de Limoges

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[Questions à...] Quel usage de l'effet cliquet par le juge constitutionnel ? - Questions à Caroline Boyer-Capelle, Maître de conférences en droit public à l'Université de Limoges. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/10501182-cite-dans-la-rubrique-b-droit-constitutionnel-b-titre-nbsp-i-quel-usage-de-leffet-cliquet-par-le-jug
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 12 Octobre 2013

"L'effet cliquet" est une solution jurisprudentielle utilisée par le juge constitutionnel français pour procurer une protection particulière aux droits et libertés garantis par la Constitution. Elle consiste à interdire au législateur de revenir sur les acquis enregistrés par une législation antérieure. Utilisée dès 1984, cette appellation doctrinale suscite, avec l'introduction de la QPC qui instaure contrôle de constitutionnalité a posteriori, un débat renouvelé sur la question de sa survivance. Pour faire le point sur cette problématique, Lexbase Hebdo - édition publique a rencontré Caroline Boyer-Capelle, Maître de conférences en droit public à l'Université de Limoges. Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste l'effet cliquet ?

Caroline Boyer-Capelle : Au regard de la jurisprudence constitutionnelle, l'effet cliquet recouvre des exigences de portées différentes, mais qui, toutes, intéressent la mise en oeuvre par le législateur des droits et libertés consacrés par la Constitution. Dans une première formulation, le Conseil constitutionnel a précisé que certaines garanties offertes par la loi aux libertés ne pouvaient disparaître sans être remplacées par des garanties équivalentes (1). Puis il s'est montré plus directif, estimant qu'une loi ne peut réglementer l'exercice d'une liberté fondamentale qu'en vue de le rendre plus effectif et instaurant ainsi une sorte d'obligation a crescendo (2). Enfin, et c'est le dernier état de la jurisprudence, il se contente désormais de rappeler au législateur que s'il reste libre de modifier ou d'abroger des textes antérieurs, cela ne saurait aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel (3).

L'expression "effet cliquet", d'origine doctrinale, a donc le mérite de la simplicité mais en présente également les défauts, car elle peine à absorber les diverses exigences développées par le juge constitutionnel. D'où un débat doctrinal ancien sur la permanence ou la disparition du cliquet en matière constitutionnelle. En réalité, tout dépend de ce que l'on entend par l'expression, laquelle, du reste, n'a jamais été employée par le juge constitutionnel lui-même. Si l'on estime que l'effet cliquet renvoie à une exigence de garanties équivalentes ou d'une mise en oeuvre toujours plus effective, force est de constater que le Conseil constitutionnel a abandonné ces solutions, trop rigides. Si l'on y englobe l'exigence de permanence de garanties légales, alors il existe bien encore aujourd'hui un effet cliquet. Certes, certains se méfient de cette expression, et préfèrent, au regard de l'état actuel de la jurisprudence constitutionnelle, évoquer un effet de seuil ou plancher. Ces solutions traduisent mieux la réalité mais rien n'empêche de continuer à utiliser l'expression de "cliquet", dès lors qu'il est entendu que cela ne suppose pas, de la part du législateur, une obligation de statu quo ou de toujours mieux, qu'il n'existe donc pas d'obligation de "non-retour en arrière", mais seulement une limite en-deçà de laquelle le législateur ne peut s'aventurer dans la mise en oeuvre des droits et libertés. Si cliquet il y a encore, c'est d'un cliquet "souple" qu'il s'agit.

Lexbase : Quel usage le juge constitutionnel français en a-t-il fait jusqu'à présent ?

Caroline Boyer-Capelle : Sous l'angle de la préservation des garanties légales offertes à une exigence consacrée constitutionnellement, l'existence du cliquet a été fréquemment rappelée par le juge constitutionnel dans le cadre de son contrôle a priori. Il vérifie ainsi que la loi contrôlée ne porte pas un coup trop rude au régime législatif permettant qu'un droit ou qu'une liberté puisse s'exercer concrètement. Le principe est simple : les lois ordinaires ayant toutes la même valeur juridique, il en découle qu'une loi peut toujours et sans condition abroger ou modifier une loi antérieurement promulguée ou y déroger. Ce qu'une loi a fait, une autre loi peut le défaire, dans des limites assez larges. Toute diminution ou régression n'encoure donc pas la censure, l'instauration d'un régime légal plus restrictif est admise. Certaines décisions, touchant, par exemple, aux lois organisant l'extension des dérogations au repos dominical ou aux conditions de nominations des présidents de l'audiovisuel public ont ainsi fait couler beaucoup d'encre (4). Si la modification législative porte, par ailleurs, atteinte à des situations acquises, l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen (N° Lexbase : L1363A9D), relatif à la garantie des droits, implique que ce soit pour un motif d'intérêt général suffisant.

Soucieux de ne pas prêter le flanc à la critique du gouvernement des juges, le juge constitutionnel veille ainsi à ne pas empiéter sur la liberté du législateur. Mais cela ne signifie pas que le cliquet n'ait aucun effet. La nécessité de préservation des garanties légales demeure régulièrement placée en exergue de son raisonnement, au titre de rappel au législateur et de fondement de contrôle. Certes, les décisions de non-conformité se fondant sur la disparition de garanties légales sont rares. Mais si les applications de l'effet cliquet sont modérées, son évocation est toujours intéressante. Notamment parce qu'elle donne à réfléchir sur la manière dont sont mises en oeuvre les libertés. Ainsi, le juge constitutionnel ne distingue pas entre libertés dites de première ou de seconde génération : les garanties légales offertes aux droits économiques et sociaux, consacrés après la guerre, bénéficient de la même attention que celles des libertés dites "classiques". Mais également parce que cette exigence laisse finalement au juge constitutionnel une marge d'appréciation importante. Le juge n'en abuse pas, mais l'éventualité d'un rappel à l'ordre est toujours ouverte.

Lexbase : L'introduction de la QPC dans le droit constitutionnel en a-t-il bouleversé l'utilisation ?

Caroline Boyer-Capelle : La question prioritaire de constitutionnalité a pour but de purger le corpus législatif des dispositions promulguées ne respectant pas les droits et libertés que la Constitution garantit. Quant à la technique du cliquet, elle permet au juge constitutionnel de veiller à la continuité de l'effectivité de droits ou libertés consacrés par la Constitution. L'argument "du cliquet" trouve donc pleinement sa place dans une procédure de contrôle a posteriori. Un rapide examen le confirme : le nombre de décisions dans lesquelles le juge constitutionnel évoque la préservation des garanties légales de droits et libertés progresse lentement mais sûrement. On ne constate pas, en revanche, une "explosion" de l'invocation de cette exigence dans la jurisprudence du Conseil. Il est vrai qu'au stade du filtre, démontrer une atteinte suffisante aux garanties légales n'est pas forcément facile : la mise en oeuvre d'un droit ou d'une liberté se place dans un contexte politique, économique et social par définition mouvant, et l'appréciation du seuil en-deçà duquel ces garanties ne sont plus assurées relève de la même plasticité. L'appréciation du justiciable et celle du juge chargé de filtrer la QPC, notamment au regard du caractère sérieux de la demande, sont susceptibles d'être différentes l'une de l'autre. En cela, cependant, l'introduction de la QPC a introduit une innovation : l'appréciation de la préservation des garanties légales offertes aux droits et libertés ne ressort plus seulement du juge constitutionnel. Le mécanisme du filtre permet indirectement au juge ordinaire, administratif ou judiciaire, de se saisir également de la question (5).

Au niveau de l'examen des QPC par le Conseil constitutionnel, ce dernier continue de rappeler l'exigence du cliquet en exergue de son raisonnement, dans le cadre des normes de constitutionnalité applicables. Il en tire également les conséquences qui s'imposent, et a ainsi pu invalider, sur ce fondement, une disposition législative intéressant le principe de participation du public aux décisions ayant une incidence sur l'environnement (6). La chose reste assez rare pour être signalée, l'hypothèse d'une application positive de l'exigence du cliquet restant limitée, à l'instar de ce qui a pu être constaté dans le cadre du contrôle a priori. Cet impératif semble par ailleurs inspirer au juge constitutionnel d'autres hypothèses d'encadrement du législateur, mais cette fois par le haut : ayant consacré, à l'occasion d'une QPC, un principe fondamental reconnu par les lois de la République constitutionnalisant le droit local du travail d'Alsace-Moselle, le juge prend cependant soin de préciser que ce principe encadre la liberté du législateur, qui ne peut aménager ce droit local au-delà d'un certain seuil d'atteintes au principe d'égalité (7). A l'effet cliquet "plancher" protecteur des garanties légales existantes, s'ajouterait ainsi, en quelque sorte, un effet "plafond" directement protecteur d'un droit constitutionnel.

Lexbase : Quel avenir peut-on entrevoir concernant cette technique selon vous ?

Caroline Boyer-Capelle : L'exigence dit du cliquet semble aujourd'hui bien intégrée aux moeurs juridiques, tant dans le cadre du contrôle a priori que dans celui relatif à la QPC. Au-delà de l'affirmation, devenue de principe, selon laquelle le législateur ne saurait priver de garanties légales une exigence constitutionnellement consacrée, le développement des QPC et la continuité d'invocation du cliquet dans les requêtes parlementaires permettront peut-être de développer les applications positives de cette exigence et de mieux cerner, en fonction des droits et libertés en cause et de leur contexte d'exercice, les seuils en-deçà desquels cette garantie n'est plus assurée. Si le cliquet nous enseigne qu'il existe des limites au pouvoir d'abrogation du législateur, ces dernières sont très incertaines. Il sera intéressant, à cet égard, d'analyser également la lecture que les juridictions chargées de filtrer les QPC développeront sur ce point.

A s'en tenir à son degré d'exigence le plus faible, lié à la préservation des garanties légales, l'effet cliquet semble ainsi appelé à perdurer. Il semble, en revanche, improbable que le juge constitutionnel adopte de nouveau une acception plus volontariste tendant à l'obligation d'instaurer un régime législatif d'exercice des libertés toujours plus effectif. Aux dires même d'un Président du Conseil constitutionnel, cette exigence, était, au regard des risques de constitutionnalisation officieuse des lois antérieures qu'elle emporte, "problématique et inadaptée" (8). Elle le serait encore moins dans le contexte d'une QPC, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité juridique.


(1) Cons. const., décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984 (N° Lexbase : A8085ACG), Rec. p. 30, cons. n° 42.
(2) Cons. const., décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984 (N° Lexbase : A8097ACU), Rec. p. 78, cons. n° 37.
(3) Cons. const., décision n° 86-210 DC du 29 juillet 1986 (N° Lexbase : A8137ACD), Rec. p. 110, cons. n° 3.
(4) Cons. const., décision n° 2009-588 DC du 6 août 2009 (N° Lexbase : A2113EKH), Rec. p. 163, cons. n° 8 ; Cons. const., décision n° 2009-577 DC du 3 mars 2009 (N° Lexbase : A5008EDT), Rec. p. 164, cons. n° 4.
(5) Voir ainsi CE 1° s-s., 10 avril 2013, n° 353316, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A0991KCP) ou Cass. civ. 2, 13 juin 2013, n° 13-40.019, F-P+B (N° Lexbase : A6064KGP).
(6) Cons. const., décision n° 2012-282 QPC du 23 novembre 2012 (N° Lexbase : A4204IXY), Rec. p. 596, cons. n° 17.
(7) Cons. const., décision n° 2011-157 QPC, 5 août 2011 (N° Lexbase : A9237HWZ), Rec. p. 430, cons. n° 4.
(8) P. Mazeaud, La place des considérations extra-juridiques dans l'exercice du contrôle de constitutionnalité, Discours à Erevan, 2005 (accessible sur le site du Conseil constitutionnel).

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