La lettre juridique n°490 du 21 juin 2012

La lettre juridique - Édition n°490

Éditorial

Nuit d'ivresse : constitutionnalité des mi-temps au mitard

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N2513BTA

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Il s'en est fallu de peu pour que la séance du Palais-Royal de ce 8 juin 2012 ne tourne, à nouveau, à la foire d'empoigne. Mais, après avoir mémorablement retoqué la garde à vue en août dernier, le Conseil constitutionnel s'est abstenu de déclarer hors la loi les cellules de dégrisement. Sans doute que les forces publiques, déjà si frileuses à appliquer les dispositions de l'article L. 3341-1 du Code de la santé publique, face à l'état de suspicion permanente dont elles sont victimes, auraient vu, là encore, leur autorité s'affaisser. "Ils ont malheureusement compris que là où les citoyens ont des droits, ils n'ont que des devoirs et sont en permanence suspectés", avait pu commenter Bruno Beschizza, secrétaire général de Synergie-officiers, pour expliquer le peu d'entrain des policiers en la matière.

A lire Rimbaud, "l'ivresse, c'est le dérèglement de tous les sens" ; un dérèglement dont s'accommode mal l'ordre public. Et, c'est donc "le bon ordre, la sécurité, la salubrité et la tranquillité publique" qui sauvent le texte des fourches caudines de la QPC. Les Sages de la rue de Montpensier ont jugé que les dispositions de l'article L. 3341-1 ne méconnaissent pas l'exigence selon laquelle toute privation de liberté doit être nécessaire, adaptée et proportionnée aux objectifs de préservation de l'ordre public et de protection de la santé poursuivis par le législateur. D'une part, le Conseil constitutionnel a relevé que la conduite et le placement dans un local de police ou de gendarmerie ou dans une chambre de sûreté sont des mesures relevant de la police administrative dont l'objet est de prévenir les atteintes à l'ordre public et de protéger la personne dont il s'agit. Ces dispositions permettent aux agents de la police et de la gendarmerie nationales d'opérer un tel placement après avoir constaté par eux-mêmes l'état d'ivresse, qui est un fait matériel se manifestant dans le comportement de la personne. Par ailleurs, la privation de liberté ne peut se poursuivre après que la personne a recouvré la raison et ne peut donc durer que quelques heures au maximum. D'autre part, eu égard à la brièveté de cette privation de liberté, l'absence d'intervention de l'autorité judiciaire ne méconnaît pas les exigences de l'article 66 de la Constitution.

"L'ivresse n'est jamais qu'une substitution du bonheur. C'est l'acquisition du rêve d'une chose quand on n'a pas l'argent que réclame l'acquisition matérielle de la chose rêvée". Gide le dit bien plus joliment, mais les infortunés sont priés d'envier les plus chanceux, en silence et avec dignité. Pour autant, si l'ivresse publique et manifeste est l'apanage des miséreux, elle est surtout celle des malheureux qui puissants ou misérables tentent, par là même, d'abolir les scrupules de leurs sentiments (pour paraphraser Alain). Une starlette, fille de l'ancien "idole des jeunes" et d'un actrice de cinéma, retrouvée nue sur la chaussée ; une célèbre navigatrice voguant sur la route du Rhum, mais sur la terre ferme ; l'héritière d'une dynastie télévisuelle ivre dans les rues de Paris et en fâcheuse compagnie... Allez hop ! Au poste ! Dans le panier à salade !

Une bonne loi est une vieille loi, dit-on ? Celle-ci date de 1873. Elle concerne près de 78 000 cas par an, mais l'ennui -tout de même- c'est qu'après une baisse 16 % entre 2007 et 2009, le nombre d'interpellations a crû de 4,7 % en 2010... Sur fond de crise, les mots de Gide raisonnent terriblement...

Mais attention, entre l'ivrogne sage et le fou sobre, le coeur peut balancer. Souvenons-nous du comte Armand Léon de Baudry d'Asson qui, en 1880, avait atterri au "petit salon" du palais Bourbon, sur l'ordre du président de la Chambre, Gambetta, pour avoir traité le Gouvernement Ferry de "Gouvernement de voleurs". Mais, catholique intégriste, ce passage par la cellule de dégrisement ne l'aura malheureusement pas guéri d'un antisémitisme actif : "plutôt dormir avec un cannibale sobre qu'avec un chrétien ivre" avait pu écrire Herman Melville, dans Moby Dick.

Reste que le Conseil constitutionnel, empreint de ses vieux démons, ne pouvait s'empêcher de ramener la question de la sobriété et du salut de l'ordre public à celle de la garde à vue. Il s'est, dès lors, empressé de préciser, dans sa décision du 8 juin dernier, que, lorsque la personne est placée en garde à vue après avoir fait l'objet d'une mesure de privation de liberté en application du premier alinéa de l'article L. 3341-1, et pour assurer le respect de la protection constitutionnelle de la liberté individuelle par l'autorité judiciaire, la durée du placement en chambre de sûreté, qui doit être consignée dans tous les cas par les agents de la police ou de la gendarmerie nationales, doit être prise en compte dans la durée de garde à vue. Il faut maintenant savoir si le droit à un avocat dès la première heure de détention prévaut pendant ou après les élucubrations de l'ivrogne embastillé, chantant Brel à tue tête :

"Ami remplis mon verre
Encore un et je vas
Encore un et je vais
Non je ne pleure pas
Je chante et je suis gai
Mais j'ai mal d'être moi
Ami remplis mon verre
Ami remplis mon verre
"

newsid:432513

Avocats/Déontologie

[Jurisprudence] Lettre officielle entre avocats : attention danger omniprésent

Réf. : Cass. civ. 3, 9 mai 2012, n° 11-15.161, FS-P+B (N° Lexbase : A1452ILD)

Lecture: 3 min

N2471BTP

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par Jean-Luc Medina, ancien Bâtonnier, avocat associé

Le 21 Juin 2012

Un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation en date du 9 mai 2012 revient sur la question épineuse de la confidentialité des courriers entre avocats et du problème posé par leur caractère officiel. La confidentialité des courriers entre avocats est une véritable spécificité de la profession et constitue une indéniable valeur ajoutée. La confidentialité des échanges permet la confiance, qui est essentielle en matière de négociation. Les confidences permettent en effet de tenter des transactions amiables sans risque. L'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 (N° Lexbase : L6343AGZ) pose pour principe que les correspondances entre le client et son avocat, entre l'avocat et ses confrères, à l'exception pour ces dernières de celles portant la mention "officielle" sont couvertes par le secret professionnel. Ce dernier est protecteur du client, de l'avocat et de l'intérêt général. Il constitue la première garantie des libertés individuelles. Sa violation entraîne des sanctions pénales prévues aux articles 226-13 (N° Lexbase : L5524AIG) et 226-14 (N° Lexbase : L8743HWQ) du Code pénal (sur le secret professionnel, cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E6257ETW).

L'article 2.2 du Règlement intérieur national (RIN N° Lexbase : L4063IP8) a repris les dispositions de la loi. Il faut en déduire que les correspondances entre le client et son avocat sont soumises sans exception au secret professionnel. En revanche, les correspondances entre avocats portant la mention "officielle" échappent au secret professionnel.

La mention "officielle" portée sur les échanges entre avocats devrait rester exceptionnelle. Cette faculté est encadrée par l'article 3.2 du Règlement intérieur national, qui la limite à deux seules hypothèses :
- une correspondance équivalente à un acte de procédure ;
- une correspondance ne faisant référence à aucun écrit, propos ou élément antérieur confidentiel.

Les Bâtonniers sont confrontés quotidiennement à l'imprécision et la largesse de la deuxième hypothèse qui facilite excessivement le recours à la lettre officielle. Cette "boîte de Pandore" est source d'abus et de conflits.

De surcroît, le Bâtonnier n'a plus le pouvoir de "déconfidentialisation" depuis la loi du 7 avril 1997 (qui a institué l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971.

Au mépris même parfois du principe de loyauté, un accord confidentiel intervenu entre avocats ne peut être "déconfidentialiser" et restera confidentiel et sans efficacité.

En l'espèce, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans son arrêt rendu le 9 mai 2012, autorise un tiers qui avait formulé une offre d'achat d'un bien immobilier appartenant à deux ex-époux en indivision, de se prévaloir d'une lettre officielle d'acceptation de cette offre adressée par l'avocat de l'ex-époux à son confrère intervenant pour l'ex-épouse.

Le tiers peut donc se prévaloir :
- d'une correspondance officielle entre deux avocats, alors qu'aucun des deux n'est chargé de la défense de ses intérêts ;
- d'une acceptation qui ne lui était pas destinée directement.

La jurisprudence s'est construite sur un abondant contentieux sur le sujet.

Ainsi, l'avocat ne peut-il pas produire un courrier confidentiel de son client, quand bien même celui-ci l'y autoriserait (Cass. civ. 1, 6 avril 2004, n° 00-19.245, FS-D N° Lexbase : A8219DBZ).

Un client peut communiquer une lettre adressée à son propre avocat (Cass. civ. 1, 4 avril 2006, n° 04.20.735, FS-P+B N° Lexbase : A9671DNI).

La production en justice par un tiers d'une correspondance échangée entre un avocat et son client ne requiert pas l'autorisation de cet avocat (Cass. civ. 1, 13 mars 2008, n° 06-16.740, N° Lexbase : A3925D7I).

Le secret ne peut être opposé à celui au profit duquel il est institué (Cass. civ. 1, 13 mars 2008, n° 05-11.314, F-P+B N° Lexbase : A3906D7S).

Un tiers peut produire une lettre que lui a adressée un avocat relatant la teneur des entretiens avec un client, dès lors que ce tiers a participé à l'entretien (Cass. civ. 1, 14 janvier 2010, n° 08-21.854, FS-P+B+I N° Lexbase : A3027EQ8).

La première chambre civile de la Cour de cassation s'est toujours livrée à l'analyse du contenu et de la nature de l'information pour décider de son caractère secret ou non.

Dès lors qu'un courrier d'avocat porte la mention "officielle", il semble donc que rien ne puisse freiner sa divulgation aux parties intéressées mais également aux tiers.

La prudence est donc de mise pour les avocats. Il n'en demeure pas moins que l'article 3-2 du Règlement intérieur national qui limite la mention "officielle" aux correspondances qui ne font référence à aucun écrit, propos ou élément antérieurs confidentiels restera toujours source d'imprécision et de conflits.

Ne faudrait-il pas limiter cette faculté à deux uniques hypothèses : la réponse au courrier officiel et en matière de négociation pour permettre de la finaliser ?

L'espèce traitée par la Cour de cassation dans l'arrêt du 9 mai 2012 concerne bien l'aboutissement d'une négociation. La lettre portant la mention "officielle" paraît donc dans ce contexte précis tout à fait légitime. Sa divulgation la plus large paraît tout aussi légitime.

En revanche, la divulgation la plus large possible d'un courrier d'avocat portant la mention "officielle" hors le cas d'une négociation et hors celui d'une correspondance équivalente à un acte de procédure prévue à l'article 3.2, alinéa 1, du RIN, continuera à poser un problème aigu de déontologie aux instances de la profession d'avocat.

newsid:432471

Divorce

[Le point sur...] "Rome III" ou la contractualisation du divorce international en Europe *

Réf. : Règlement européen n° 1259/2010 du 20 décembre 2010 mettant en oeuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps (N° Lexbase : L0201IP7), entrant en application le 21 juin 2012

Lecture: 12 min

N2510BT7

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par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux et Directrice du CERFAP

Le 20 Juin 2012

Le Règlement européen n° 1259/2010 du 20 décembre 2010, mettant en oeuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps, et qui entre en application le 21 juin 2012, est de nature à provoquer un grand bouleversement du droit international français du divorce... Coopération renforcée. Ce Règlement ne lie, pour l'instant, que 14 Etats de l'Union européenne (1), en raison de l'impossibilité d'obtenir l'unanimité sur le texte proposé au départ par la Commission. Face à cette impossibilité constatée par le Conseil de l'Union européenne, un certain nombre d'Etats, dont la France, avait demandé à instaurer entre eux une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps, ce qui a été accepté par le Conseil. Ainsi, le Règlement "Rome III" ne devrait être obligatoire dans tous ses éléments et directement applicable, que dans les Etats membres participants. Il faut cependant préciser que les coopérations renforcées sont ouvertes à tous les Etats membres à tout moment, sous réserve de respecter les actes adoptés dans ce cadre.

Droit commun du droit international privé du divorce. Le Règlement s'applique à toutes les situations impliquant un conflit de lois, c'est-à-dire ceux qui naissent de la présence d'un ou plusieurs éléments d'extranéité : lorsque les époux n'ont pas la même nationalité, ou lorsqu'ils résident dans un Etat dont ils ne sont pas nationaux, ou encore lorsque leur mariage a été célébré à l'étranger. Il constituera, à compter du 21 juin 2012, l'essentiel du droit international privé français du divorce et remplacera désormais les sources internes de droit international privé en la matière et notamment l'article 309 du Code civil (N° Lexbase : L8850G9N). Le Règlement s'applique aux procédures de divorce déjà engagées à la date de son application, ainsi qu'aux conventions désignant la loi applicable conclues à partir du 21 juin 2012, mais également à celles qui ont pu être conclues avant cette date. Dès lors que la requête en divorce sera déposée après le 21 juin 2012, l'avocat devra systématiquement interroger son client sur l'existence éventuelle d'une convention de choix de la loi applicable au divorce (2).

Le principal apport du Règlement "Rome III" est de permettre une avancée de la contractualisation en matière de divorce international (I). Par ailleurs, la mise en oeuvre de ce texte aboutit à une relative unification de la matière (II) et tend à conférer un certain universalisme au droit européen du divorce (III).

I - Une avancée incontestable de la contractualisation

Choix de la loi applicable. De manière inédite, le Règlement "Rome III" permet aux époux de choisir, d'un commun accord, la loi applicable à leur divorce. En vertu de l'article 5 du Traité les époux peuvent en effet convenir de désigner la loi de l'Etat de leur résidence habituelle commune (3) au moment de la conclusion de la convention, la loi de l'Etat de la dernière résidence habituelle des époux pour autant que l'un d'entre eux y réside encore au moment de la conclusion de la convention, la loi de l'Etat de la nationalité de l'un des époux ou la loi du for. Le système mis en place par le Règlement "Rome III" est qualifié par les auteurs de révolutionnaire en ce qu'il s'éloigne des rattachements impératifs plutôt majoritaires en droit international privé.

Moment du choix. Ce choix peut avoir lieu et être modifié à tout moment, jusqu'à la saisine du juge du divorce. En l'absence de précision dans le Règlement, on peut penser que le moment de la saisine de la juridiction correspond en droit français au dépôt de la requête qui saisit le juge aux affaires familiales. Le Règlement permet même de procéder au choix de la loi applicable pendant la procédure de divorce si la loi du for le permet. Toutefois, en France, cette possibilité devrait rester lettre morte puisque les Etats membres participants avaient jusqu'au 21 septembre 2011 pour informer la Commission de cette possibilité, ce que la France n'a pas fait (4). Dès lors que les époux ont effectué un choix, celui-ci est définitif. Il semble qu'il s'impose au juge saisi du divorce et aux époux eux-mêmes. On peut en effet considérer que le juge aux affaires familiales est tenu de soulever d'office l'application de la règle de conflit européenne (5).

Absence de choix. A défaut de choix par les époux, le Règlement prévoit dans son article 8 la loi qui s'appliquera au divorce et à la séparation de corps sur la base de critères objectifs (6) : "il s agit d'une règle de conflit de lois en cascade où les critères de rattachement, qui ont été déterminés selon l'exigence de liens étroits sont hiérarchisés" (7).

Choix éclairé. Le choix de la loi applicable au divorce par les époux suppose que ces derniers aient une connaissance suffisante du contenu des lois entre lesquelles ils peuvent choisir. Dans son préambule, le Règlement "Rome III" précise que, "afin de garantir cet accès à des informations appropriées et de qualité, la Commission européenne met ces dernières régulièrement à jour sur le site du Réseau judiciaire européen en matière civile et commerciale" (8). Les professionnels à qui les époux s'adresseront pour élaborer leur convention devront en outre leur apporter une information éclairée sur les différentes possibilités qui s'offrent à eux, ce qui suppose une connaissance par les professionnels eux-mêmes du contenu des lois applicables.

Forme du choix. Le choix de la loi applicable par les époux doit être, selon le Règlement, formulé par écrit. Le texte n'impose aucune autre forme particulière et la convention peut prendre la forme d'un simple acte sous seing privé. Le Règlement n'impose pas l'intervention d'un professionnel du droit pour la rédaction de la convention. On peut cependant penser et espérer que les époux concernés s'adresseront à un notaire ou à un avocat, selon le moment où ils procéderont au choix de la loi applicable à leur divorce et que la convention prendra le plus souvent la forme d'un acte notarié ou d'un acte d'avocat. Le choix peut être effectué dans le contrat de mariage, ce qui pourrait poser la question de sa modification ultérieure. Certains auteurs considèrent cependant que même dans une telle hypothèse, la modification du choix des époux concernant la loi applicable à leur divorce n'impose pas le respect de la procédure applicable au changement de régime matrimonial (9).

Droits rendus disponibles. Le Règlement "Rome III" constitue sans nul doute une promotion de l'autonomie de la volonté et plus particulièrement des accords de volontés entre époux. En permettant aux époux de déterminer la loi applicable à leur divorce, on leur permet de choisir le droit applicable à leur divorce. Ils peuvent ainsi choisir les dispositions qui correspondent le mieux à leurs souhaits : s'il s'agit pour eux de pouvoir divorcer le plus facilement possible, ils choisiront une loi libérale ; si au contraire ils sont un peu traditionalistes et souhaitent que leur mariage soit le plus difficile à rompre possible, ils choisiront un droit qui limite les possibilités de divorcer. On peut cependant penser que la faveur faite à l'accord des époux dans le choix de la loi applicable se retrouvera dans les modalités même du divorce et qu'on aboutira à une proportion plus importante de divorce par consentement mutuel. L'entrée en application du Règlement "Rome III" est la consécration de l'idée selon laquelle le divorce est "l'affaire des époux", de plus en plus présente en droit interne, et désormais en droit européen et international. Le Règlement constitue ainsi le reflet de l'évolution des droits européens et provoque moins une rupture avec le passé qu'une révélation des tendances internes.

Différence de traitement. Les couples qui sont caractérisés par un élément d'extranéité se voient alors offrir un choix que n'ont pas les autres couples. En droit interne, en effet un couple ne peut pas décider de placer ni son mariage ni son divorce sous un régime plus ou moins libéral. Le Règlement "Rome III" rend, en quelque sorte, disponibles des droits qui ne l'étaient pas mais seulement au profit de certains couples. On peut se demander si cette inégalité de traitement ne pourrait pas confiner à la discrimination. La réponse est en réalité négative si l'on admet que les couples sont placés dans des situations différentes. Un couple franco-français, par exemple, connaît à l'avance la loi qui lui sera applicable et les dispositions substantielles qui régiront son éventuel divorce. En revanche, pour les couples bi-nationaux ou étrangers, il était possible, compte tenu de la complexité des règles de conflit de loi et des droits substantiels nationaux en matière de divorce (10), de ne pas savoir à l'avance quelle loi serait applicable à leur divorce. Il n'y a donc pas de discrimination à leur apporter la sécurité juridique qui leur manque. En leur permettant de choisir eux-mêmes, et en amont, la loi de leur divorce, on leur permet aussi de savoir à l'avance quelle loi leur sera applicable ; ils peuvent certes modifier leur choix jusqu'au dernier moment mais seulement s'ils sont d'accord. Il n'y a pas de risque que l'un des d'eux en saisissant un juge particulier puisse imposer à l'autre la loi qu'il estime la plus favorable (11). Ce Règlement a pour objectif de limiter le law shopping entre Etats membres de l'Union européenne (12). De ce point de vue, on ne peut que saluer un instrument qui apporte de la sécurité et de la prévisibilité à un nombre de plus en plus important de couples.

Exclusions. Toutefois, cet apport est limité aux hypothèses dans lesquelles les époux sont d'accord pour choisir une loi particulière, sinon on en revient à un choix imposé, d'abord par le Règlement et ensuite par l'époux le plus rapide à saisir la juridiction compétente (13). Une autre limite à la contractualisation réside dans les exceptions contenues dans le texte qui impose au juge saisi d'écarter la loi choisie par les époux lorsqu'elle n'est pas conforme à certains principes. Car, en effet, alors que pour atteindre l'objectif de prévisibilité et de sécurité, les auteurs du Règlement auraient pu se contenter de règles de conflit neutre, ils sont allés plus loin en intégrant de manière plus ou moins directe, des règles substantielles dans le dispositif, ce qui aboutit à limiter la contractualisation et à esquisser le contours d'un droit européen du divorce.

II - Une avancée de l'unification du droit du divorce au-delà de l'harmonisation

Règles substantielles. Par des clauses d'exclusion ou d'ordre public, le Règlement "Rome III" aboutit en réalité à imposer un certain nombre de règles substantielles, ce que d'aucuns ont pu regretter. Il semble cependant que la consécration de ces règles constitue plutôt une avancée positive même si on ne pensait pas qu'elle vienne de ce côté ci de l'Europe... En effet, l'Union européenne n'est en principe pas compétente pour régler, au fond, les questions de droit de la famille.

Droit au divorce. Incontestablement, le Règlement consacre tout d'abord un droit au divorce puisque, selon l'article 10, si la loi choisie ne permet pas de divorcer, on l'écartera pour appliquer la loi du for. La question ne se posera pas à propos des lois européennes puisque, depuis 2011 (14), tous les pays de l'Union européenne admettent le divorce. Mais il peut arriver que la loi désignée soit la loi d'un pays qui ne fait pas partie de l'Union européenne ; dans une telle hypothèse, si cette loi ne permet pas le divorce, elle devra être écartée. L'autonomie de la volonté des époux ne va pas jusqu'à permettre la renonciation au divorce. Plus qu'un droit c'est une liberté de divorcer à laquelle on ne peut pas renoncer. L'Union européenne consacre ainsi un droit au divorce alors que la Cour européenne a refusé de le faire, dans un arrêt, certes ancien, "Johnston c/ Irlande", du 18 décembre 1986 (15). Or, le droit au divorce contribue à renforcer le droit au mariage puisque le divorce est une condition pour se remarier.

Mariage homosexuel. Pour ce qui est justement du mariage, les auteurs du Règlement ont souhaité respecter l'absence de consensus régnant en Europe à propos des unions de personnes de même sexe. Ainsi, l'article 13 du Règlement prévoit-il que les juridictions d'un Etat membre participant dont la loi ne considère pas le mariage en question comme valable, ne sont pas obligées de prononcer le divorce. Autrement dit, le juge français n'est pas tenu de prononcer le divorce d'un couple homosexuel marié aux Pays-Bas par exemple, dès lors que le droit français ne reconnaît pas le mariage homosexuel. Dans le même sens, le Règlement "Rome III" ne serait pas applicable en France à un mariage polygamique ou religieux, que la loi française ne considère pas comme valable, alors même que la jurisprudence française accepte de qualifier ces unions de mariage pour les besoins du droit international privé français (16).

Droits fondamentaux. Sur le plan substantiel, le Règlement n'a pas hésité à consacrer également l'exigence de conformité de la loi applicable au divorce avec les droits fondamentaux et l'égalité des sexes. Il exclut que soit appliquée dans les Etats européens participants, une loi admettant la répudiation unilatérale ou tout autre dispositif discriminatoire ; le texte se réfère d'ailleurs expressément à la différence de traitement liée à l'appartenance à un sexe. Le Règlement impose au fond, le respect de l'égalité homme/femme, l'interdiction des discriminations et plus généralement le respect des droits fondamentaux parmi lesquels on peut sans doute intégrer les exigences du procès équitable, ce dont on ne peut que se réjouir, d'autant que du dispositif mis en place dans le Règlement "Rome III" résulte un certain universalisme du droit européen. En effet, le Règlement "Rome III" permet d'imposer une vision européenne du divorce à l'extérieur des frontières de l'Union.

III - L'universalisme relatif du droit européen du divorce

Contrôle du juge européen. On peut souligner le paradoxe selon lequel le Règlement a été adopté par un nombre restreint d'Etats, qui seront donc les seuls à l'appliquer, alors que dans le même temps la mise en oeuvre du Règlement "Rome III" peut aboutir à l'application par les juges de ces mêmes Etats de droits qui peuvent dépasser largement les frontières de l'Union européenne. Or, cette application par un juge européen de droits internationaux hors Europe peut impliquer, en vertu de la consécration des principes substantiels, un contrôle de ces droits par ce même juge au regard des droits fondamentaux. Il en résulte une sorte d'application des principes consacrés par le droit européen bien au-delà des frontières de l'union et à des ressortissants de pays étrangers. Mais cette universalisme que d'aucuns regrettent et d'autres saluent, reste limité dans sa portée tant du point de vue des Etats qui vont l'appliquer que des matières dans lesquelles il est appelé à être mis en oeuvre.

Morcellement. Alors que l'objectif du Règlement était d'harmoniser le droit du divorce international, l'étude des modalités de sa mise en oeuvre donne plutôt l'impression que le droit européen du divorce, et plus largement de la séparation, va ressembler à un tableau impressionniste, fait de petites touches de droits différents. En effet, tout d'abord, les effets du divorce, qu'il s'agisse d'effets patrimoniaux ou d'effets sur les enfants, ne seront pas réglées par la même loi que ses causes qui seules relèvent du Règlement "Rome III". Il faut préciser en outre que l'annulation du mariage n'entre pas dans le champ d'application du Règlement non plus que la question des pensions alimentaires. Le Règlement (CE) n° 2201/2003, dit "Bruxelles II bis", relatif à la compétence, à la reconnaissance et à l'exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale (N° Lexbase : L0159DYK) conserve, par exemple, tout son domaine d'application (17). Le domaine d'application substantiel du Règlement "Rome III" s'avère finalement assez restreint, ce qui a conduit certains à le qualifier de "toute petite révolution". On aboutit ainsi incontestablement à un morcellement regrettable du droit du divorce international alors que la tendance en droit interne est plutôt vers la globalisation. Il faut en effet constater qu'au final, le Règlement "Rome III" contient plus d'exclusions que d'inclusions.

Droit européen à géométrie variable. Par ailleurs, dans le cade de l'Union européenne, certains Etats appliqueront le Règlement "Rome III" tandis que d'autres non ; il en résulte un droit européen à géométrie variable. On peut certes espérer que le champ spatial d'application de "Rome III" s'étendra petit à petit, au fur et à mesure que les différents Etats accepteront les grands principes qu'il véhicule. On peut espérer surtout que les époux, conseillés par les professionnels du droit, procèderont à des choix cohérents tendant à faire correspondre les différents textes applicables aux différents aspects de leur situation. L'objectif poursuivi, et formellement exprimé dans le Règlement est en effet l'unité du droit européen du divorce tant sur le plan territorial que sur le plan substantiel.


* Cet article reprend les conclusions du colloque "Le divorce international en Europe après l'entrée en vigueur du Règlement Rome III" organisé à la Faculté de droit et de sciences politiques de Bordeaux, le 8 juin 2012.

(1) Belgique, Bulgarie, Allemagne, Espagne, France, Italie, Lettonie, Luxembourg, Hongrie, Malte, Autriche, Portugal, Roumanie, Slovénie.
(2) A. Devers et M. Farge, Le nouveau droit international privé du divorce : A propos du Règlement Rome III sur la loi applicable au divorce, Dr. fam., 2012, Etude n° 13.
(3) En droit international privé, la résidence commune s'entend de la résidence des époux dans le même Etat même s'ils habitent dans des lieux différents.
(4) A. Devers et M. Farge, art. préc..
(5) Ibidem.
(6) Loi de la résidence habituelle des époux, loi de la dernière résidence habituelle des époux, loi de la nationalité des deux époux, loi dont la juridiction est saisie.
(7) Ibidem.
(8) Cf. Réseau judiciaire européen en matière civile et commerciale.
(9) A. Devers et M. Farge, art. préc..
(10) M. Revillard, Divorce des couples internationaux : choix de la loi applicable, Defrénois, 2001, art. 39208.
(11) P. Hammje, Le nouveau Règlement n° 1259/2010 du Conseil du 20 décembre 2010 mettant en oeuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi et de la séparation de corps, Rev. crit., DIP, 2011, p. 291.
(12) M. Farge et A. Devers, art. préc..
(13) Il faut rappeler que le Règlement "Rome III" ne s'applique qu'à la loi applicable et ne concerne pas les conflits de juridictions.
(14) Et l'instauration du divorce à Malte.
(15) CEDH, 18 décembre 1986, Req. 9697/82 (N° Lexbase : A2495EDR), F. Sudre (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme, PUF, 2012, p. 550, comm. n° 50.
(16) A. Devers et M. Farge, art. préc..
(17) Par ailleurs, les conventions bilatérales continuent en principe à s'appliquer : A. Devers, L'articulation des Règlements Bruxelles II bis et Rome III et des conventions franco-marocaines (de 1957 et 1981), Dr. fam., 2012, étude n° 1.

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Droit des étrangers

[Jurisprudence] Chronique de droit des étrangers - Juin 2012

Lecture: 17 min

N2458BT9

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

Le 21 Juin 2012

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose de retrouver cette semaine la chronique de droit des étrangers de Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz. Figure à son sommaire, tout d'abord, une ordonnance du Conseil d'Etat rendue en référé, le 30 mai 2012, qui rappelle à l'ordre, une nouvelle fois, le directeur de l'OFPRA quant à l'exercice de sa mission de protection dans ces décisions prises en matière d'altération des empreintes digitales. En prescrivant un refus systématique d'examiner les demandes d'asile en cas d'impossibilité de présentation de ces empreintes, celui-ci ne s'est pas borné à refuser d'enregistrer les demandes dont il était saisi par les intéressés, mais leur a refusé le bénéfice de l'asile. En conséquence, un recours contre cette décision relève non pas de la compétence du juge administratif de droit commun, mais de celle de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) (CE 9° et 10° s-s-r., 30 mai 2012, n° 355594, mentionné aux tables du recueil Lebon). Le Conseil d'Etat s'est, ensuite, prononcé sur la légalité du décret n° 2011-820 du 8 juillet 2011 (N° Lexbase : L7169IQL), pris pour l'application de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011, relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité et portant sur les procédures d'éloignement des étrangers (N° Lexbase : L4969IQ4), et qui réforme les conditions d'accès des associations humanitaires aux lieux de rétention. Saisi en procédure d'annulation par le GISTI qui jugeait les modalités de ce "droit d'accès", telles qu'elles y sont organisées, trop restrictives et discutables dans leurs justifications, il annule partiellement l'article R. 553-14-5 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (N° Lexbase : L7245IQE) en ce qu'il prévoit que les associations habilitées à visiter les lieux de rétention ne peuvent être les mêmes que celles qui se sont vu confier, par convention, la mission d'information et de soutien des étrangers retenus (CE 2° et 7° s-s-r., 23 mai 2012, n° 352534, mentionné aux tables du recueil Lebon). La troisième décision commentée est une décision de cassation du juge judiciaire, la Cour de cassation reprochant à un premier président de cour d'appel de s'être prononcé sur la légalité d'une décision d'éloignement en méconnaissance du principe de séparation des autorités judiciaire et administrative. Ce dernier avait déduit l'irrégularité du placement en rétention de l'absence de prévision, dans la décision d'éloignement, d'un délai approprié pour assurer un départ volontaire (Cass. civ. 1, 23 mai 2012, n° 11-30.372, F-P+B+I).
  • L'OFPRA rappelé à sa mission de protection par le Conseil d'Etat dans le cadre des décisions prises en matière d'altération des empreintes digitales (CE 9° et 10° s-s-r., 30 mai 2012, n° 355594, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5450IMS)

Nemo auditur propriam turpitudinem allegans : bien connu des juristes et maintes fois utilisé dans bien des domaines, cet adage latin trouve, cette fois, à s'appliquer en matière de droit d'asile. Si, en effet, nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude, ce sont les demandeurs d'asile qui font aujourd'hui l'expérience quelque peu malheureuse de l'apprentissage de cet adage. A l'origine de cet apprentissage, on trouve le Règlement (CE) n° 2725/2000 du 11 décembre 2000, concernant la création du système "Eurodac" pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l'application efficace de la Convention de Dublin (N° Lexbase : L9034IEC). Le système "Eurodac" permet aux pays de l'Union européenne de participer à l'identification des demandeurs d'asile et de personnes ayant été appréhendées dans le contexte d'un franchissement irrégulier d'une frontière extérieure de l'Union. En comparant les empreintes, les pays de l'Union européenne peuvent vérifier si un demandeur d'asile ou un ressortissant étranger se trouvant illégalement sur son territoire a déjà formulé une demande dans un autre pays de l'Union, ou si un demandeur d'asile est entré irrégulièrement sur le territoire de l'Union.

Toutes les personnes qui demandent l'asile, qui franchissent irrégulièrement les frontières extérieures de l'Union ou qui se trouvent en situation irrégulière sur le territoire européen, voient leurs empreintes saisies. "Eurodac" est, en effet, un système automatisé de reconnaissance d'empreintes décadactylaires (les dix doigts plus la paume) dont l'objectif est d'identifier le pays par où ils sont entrés afin de pouvoir les y refouler, en vertu de la Convention de Dublin, remplacée depuis par le Règlement (CE) n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003, établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande d'asile présentée dans l'un des Etats membres par un ressortissant d'un pays tiers (N° Lexbase : L9626A9E). En vertu de cette procédure dite de "Dublin II", les demandes d'asile doivent être déposées dans le premier pays qui a pris les empreintes du demandeur. Ces pays sont généralement à la périphérie de l'Union européenne : la Grèce, mais de plus en plus la Slovénie et la Bulgarie, connaissent un très grand nombre de demandes d'asile dont très peu sont acceptées. En se mutilant les doigts (1), les demandeurs d'asile tentent d'échapper à ces mesures de renvoi dans le premier pays d'entrée, antichambre vers le pays d'origine. Le phénomène prend de l'ampleur en France depuis 2009.

Pour le ministère, c'est une action délibérée des demandeurs d'asile qui chercheraient ainsi à échapper à une procédure "Dublin II" ou à formuler plusieurs demandes d'asile. Le juge des référés du Conseil d'Etat, par une série d'ordonnances du 2 novembre 2009, est allé en ce sens en considérant que l'impossibilité de relever les empreintes à plusieurs reprises constituait une fraude qui justifiait que le préfet ne délivre pas une autorisation provisoire de séjour, ni ne fournisse des conditions d'accueil (2). Pour rendre cette décision, le Conseil d'Etat s'est expressément fondé sur l'article L. 741-4 4° du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (N° Lexbase : L5127IQX), selon lequel l'admission en France d'un étranger qui demande à bénéficier de l'asile peut être refusée lorsque la demande d'asile "repose sur une fraude délibérée".

Une circulaire du 2 avril 2010 (3) a demandé aux préfets de mettre en oeuvre la procédure prioritaire s'il n'était pas possible de procéder à au moins deux relevés d'empreintes espacés d'un mois. Le Conseil d'Etat a sèchement rejeté les recours tant en référé suspension qu'au fond (4). C'est ensuite la loi du 16 juin 2011 (5) qui a précisé que, pouvait être considérée comme frauduleuse la demande formulée par une personne qui dissimule son identité, sa nationalité ou sa provenance afin d'induire en erreur les autorités (6). Dans une note interne du 3 novembre 2011, le directeur de l'OFPRA a mis en oeuvre en la matière un certain durcissement en prescrivant un refus systématique d'examiner les demandes et en faisant donc en sorte que les chefs de division géographique de l'Office opposent des refus à tous les demandeurs d'asile ayant "pris le parti d'altérer délibérément l'extrémité de leurs doigts". La note du directeur de l'OFPRA tombait à point nommé après d'importantes décisions juridiques depuis le début de l'année mais, contrairement à ses décisions précédentes, le Conseil d'Etat a suspendu la note, la Haute juridiction administrative mettant, ainsi, fin à une bataille juridique de plusieurs semaines entre l'OFPRA et les associations réunies au sein de la Coordination française pour le droit d'asile (CFDA) (7).

Le juge des référés suspend ici la note du directeur de l'OFPRA (8). Le juge considère que, "contrairement à ce que soutient l'OFPRA, l'intérêt public qui s'attache à la lutte contre la fraude n'est pas susceptible de justifier une atteinte aussi grave aux intérêts des demandeurs d'asile concernés" (9). La note faisait obstacle, par les instructions impératives données aux agents de l'OFPRA, à l'examen individuel des demandes d'asile qui devait avoir lieu dans le cadre d'une procédure prioritaire (10) et écartait toute possibilité d'audition préalable des demandeurs d'asile (11). Le juge des référés rejette, en revanche, les conclusions tendant à ce qu'il soit enjoint à l'OFPRA de réexaminer les demandes, précisant seulement que la suspension ordonnée "implique nécessairement que les services de l'OFPRA cessent d'appliquer la procédure définie par [cette note] et examinent les demandes correspondant aux cas qu'elle entendait régir dans les conditions et selon la procédure définies" par les dispositions précitées du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

Les associations et les avocats ont également décidé de saisir le juge des référés-liberté du tribunal administratif de Melun (12) pour qu'il constate l'atteinte au droit d'asile portée par celui qui est chargé de le mettre en oeuvre. Par une série d'ordonnances du 6 décembre 2011, répliquée des dizaines de fois dans les semaines qui ont suivi, le juge des référés du tribunal administratif de Melun a condamné l'OFPRA pour atteinte grave et manifestement illégale au droit d'asile pour ne pas avoir examiné la demande de demandeurs d'asile (13). L'OFPRA a décidé de faire appel auprès du Conseil d'Etat de ces ordonnances, contestant la compétence du tribunal pour statuer et considérant qu'il ne portait pas atteinte au droit d'asile, dès lors que les demandeurs avaient manqué à leur obligation de coopération pour établir leur identité et leur nationalité. Les demandeurs d'asile, à l'appui desquels la Cimade et Amnesty international sont intervenus volontairement, considéraient que le directeur général de l'OFPRA avait, par les décisions litigieuses, refusé d'examiner sur le fond les demandes d'asile et privé les intéressés de garanties essentielles, comme un entretien pour exposer leur crainte de persécution et d'une décision motivée sur leur cas personnel.

Le juge des référés précise alors, dans ces ordonnances, que la contestation de ces rejets relevait de la CNDA et non du juge administratif de droit commun (14). Pour le Conseil d'Etat, "le directeur général de l'OFPRA ne s'est pas borné à refuser d'enregistrer les demandes dont il était saisi par les intéressés mais leur a refusé, sur le fondement de l'article L. 731-2 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (N° Lexbase : L5126IQW), le bénéfice de l'asile". Le juge des référés annule donc les onze ordonnances et fera de même pour les nombreuses autres déjà prononcées s'il est saisi en appel. C'est le cas pour l'arrêt d'espèce en date du 30 mai 2012 auquel le Conseil d'Etat applique le même raisonnement, en estimant que cette décision ne constituait pas une décision refusant le bénéfice de l'asile au motif qu'elle n'avait pas été prise à l'issue d'un examen de la demande d'asile, et en en déduisant qu'un recours contre cette décision relevait, non de la CNDA, mais de la compétence du juge administratif de droit commun, le juge des référés du tribunal administratif ayant, dès lors, commis une erreur de droit.

La décision d'espèce, ainsi que l'ensemble des décisions prises dans le même sens par le Conseil d'Etat rappellent, à l'heure où les autorités entendent accélérer l'examen des demandes d'asile et en réduire les coûts, qu'aucun de ces deux objectifs ne peut être poursuivi en sacrifiant des principes aussi fondamentaux que l'audition d'un demandeur d'asile sur les motifs de sa demande mais, comme le soulignent fort à propos Gérard Sadik et Serge Slama, "en renvoyant la balle à la CNDA, et en privant, ainsi, ces demandeurs d'asile de toute procédure d'urgence, le juge des référés du Conseil d'Etat a donc pris le parti [...] qu'il valait mieux engorger la permanence de la cinquième section de la CEDH de demandes de mesures provisoires pendant les fêtes de fin d'année plutôt que le greffe des référés du tribunal administratif de Melun ou les bureaux de la Division Amériques Maghreb de l'OFPRA -au grand dam de la Cour européenne qui ne cesse d'appeler les Etats à endiguer le flot de mesures provisoires-" (15). A cet égard, la France vient d'être condamnée par le juge européen en raison de l'absence de recours suspensif en procédure prioritaire devant la CNDA, et donc d'examen au fond de la demande d'asile par une juridiction indépendante (16). Dans la décision d'espèce, si elle est la juridiction compétente, la CNDA ne peut pas être saisie en référé. L'OFPRA ne peut donc être sanctionnée si elle commet une atteinte manifestement illégale au droit d'asile en prononçant des décisions de rejet stéréotypées sans examen au fond. Les demandeurs d'asile sont donc dépourvus de tout recours effectif puisque le recours à la CNDA n'est pas de plein droit suspensif et que l'OFPRA n'a pas examiné la demande d'asile.

  • Les associations habilitées à visiter les lieux de rétention ne pouvaient être les mêmes que celles qui s'étaient vu confier, par convention, la mission d'information et de soutien des étrangers retenus (CE 2° et 7° s-s-r., 23 mai 2012, n° 352534, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0944IMW)

Les réseaux Migreurop, Alternatives européennes et Reporters Sans Frontières ont mis en place, du 26 mars au 26 avril 2012, une campagne inter-associative, intitulé "Open Acess : Ouvrez les portes ! On a le droit de savoir !" pour demander à visiter des lieux d'enfermement des migrants dans toute l'Europe. Afin de faire un état des lieux sur l'accès de la société civile et des médias aux centres de détention d'étrangers, de nombreux journalistes, associations et collectifs de citoyens ont déposé des demandes de visite auprès des autorités compétentes de leur région. En France, le constat des premières réponses des autorités administratives a été assez accablant puisque l'accès aux centres de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, de Palaiseau, de Vincennes, de Rennes, de Toulouse-Cornebarrieu et de Strasbourg et à la zone d'attente de Roissy a été systématiquement refusé aux journalistes, même lorsque ces derniers accompagnaient un parlementaire (députés et sénateurs jouissent d'un droit d'accès inconditionnel). Pour d'autres CRA (comme Cergy), les demandes sont restées sans réponse.

C'est dans ce contexte qu'intervient la décision prise en l'espèce par le Conseil d'Etat. A l'origine de cette décision, le décret du 8 juillet 2011 (17), pris pour l'application de la loi du 16 juin 2011 (18), décret qui entend organiser les conditions d'accès des "associations humanitaires" aux lieux de rétention en application de la Directive (CE) 2008/115 du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (N° Lexbase : L3289ICS), dite Directive "retour", qui prévoit la "possibilité de visite par des organisations et instances nationales, internationales et non gouvernementales" (19). Huit associations (20), membres de l'Observatoire de l'enfermement des étrangers, ont décidé de se joindre au recours du GISTI en annulation de ce décret, notamment parce que les modalités de ce "droit d'accès", telles qu'elles y sont organisées, sont restrictives et discutables dans leurs justifications.

La Directive et la loi ont entendu confier à des associations ayant des compétences dans le domaine humanitaire ou de la défense des droits des étrangers une mission d'observation extérieure et indépendante portant sur les conditions de vie des étrangers placés dans les lieux de rétention et sur les conditions d'exercice de leurs droits. Pour l'exercice de cette mission, les textes précités ont donné un droit d'accès à ces lieux aux associations. L'habilitation donnée à cette fin permet à l'association d'exercer sa mission sur tout le territoire national. En revanche, le pouvoir réglementaire interdit à l'association d'exercer cette mission d'observation dans tous les centres de rétention, dès lors qu'elle a conclu une convention lui conférant, localement, pour un centre de rétention, la mission distincte d'accueil, d'information et de soutien des étrangers placés en rétention (21).

C'est cet élément qui est retoqué par le Conseil d'Etat qui énonce que "le pouvoir réglementaire, par la généralité de cette interdiction et alors qu'une association exerçant une mission de soutien aux étrangers dans un centre peut exercer la mission distincte d'observation dans tous les autres centres, sans être placée, comme le soutien en défense le ministre [de l'Intérieur], en situation de contrôler sa propre intervention, a entaché la seconde phase du deuxième alinéa de l'article R. 553-14-5 [du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile] (N° Lexbase : L1785IRK) d'une erreur manifeste d'appréciation". Les autres éléments mis en avant par le GISTI n'ont pas eu les faveurs du Conseil d'Etat. On peut citer l'argument qui tenait au fait que tout refus d'habilitation devant être motivé au regard du nombre d'associations habilitées, cette disposition aurait pu avoir pour objet de limiter le nombre des associations pouvant solliciter une habilitation, argument qui n'a finalement pas été retenu (22). De même, le fait que les représentants de plusieurs associations habilitées ne puissent accéder le même jour au même lieu de rétention (23) pouvait être perçu comme limitant abusivement le droit d'accès de ces dernières à ces lieux. Pour le Conseil d'Etat, ces dispositions sont simplement justifiées par les impératifs de bon fonctionnement des lieux de rétention.

A noter, également, qu'au-delà de l'annulation partielle de l'article R. 553-14-5 (article 18 du décret), a aussi été mis en cause le deuxième alinéa de l'article R. 513-3 (N° Lexbase : L7240IQ9) (article 7 du décret) selon lequel peut être imposé à l'étranger obligé de quitter le territoire français la remise de l'original de son passeport et de tout autre document d'identité ou de voyage pendant le délai de départ volontaire qui lui est imparti. Pour le Conseil d'Etat, il n'y pas atteinte à la liberté d'aller et venir, dès lors que l'administration est tenue de se conformer aux règles posées par les réserves d'interprétation énoncées par le Conseil constitutionnel. Il ressort de ses réserves que la retenue d'un passeport ou d'un document de voyage "ne saurait faire obstacle à l'exercice par l'étranger du droit de quitter le territoire national", et que "à toute demande de restitution du document retenu, celui-ci devra être remis sans délai au lieu où il quittera le territoire" .

Au-delà de la controverse juridique, les questions qui se posent sont celles du principe d'un droit de regard de la société civile sur les lieux d'enfermement des étrangers et des conditions de mise en oeuvre d'un tel principe. Et, plus largement, la question des dynamiques des organisations et des citoyens mobilisés, ainsi que des droits et des possibilités d'action des étrangers enfermés.

Ouvrir la possibilité nouvelle à des associations "habilitées", autres que celles qui interviennent déjà en rétention dans un cadre contractuel, d'entrer officiellement dans les centres de rétention peut se révéler être une arme à double tranchant. A cet égard, on peut reprendre les interrogations de l'Observatoire de l'éloignement des étrangers qui souligne que "certains d'entre nous y voient un progrès vers la transparence. D'autres redoutent qu'un système d'habilitation ne conduise à entraver l'exercice des interventions et visites jusqu'alors menées par des militants, organisés ou non au sein d'observatoires citoyens. La question se pose, également, de l'utilité de cette entrée de la société civile dans les lieux de rétention et des témoignages associatifs alors que, depuis 2008, existe un Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) et depuis de nombreuses années une, puis des associations présentes dans le cadre d'un marché public. D'autres, enfin, s'interrogent sur l'opportunité de considérer un droit d'accès, une présence permanente et des actions totalement extérieures de la société civile, et sur la meilleure manière de jouer la complémentarité des actions des associations, des avocats et des groupes citoyens" (25).

  • Un premier président de cour d'appel ayant déduit l'irrégularité du placement en rétention de l'absence de prévision, dans la décision d'éloignement, d'un délai approprié pour assurer un départ volontaire, méconnaît le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires (Cass. civ. 1, 23 mai 2012, n° 11-30.372, F-P+B+I N° Lexbase : A9033IL7)

L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, a reçu du législateur la mission d'intervenir en cas de maintien en rétention des étrangers qui sont l'objet d'une mesure d'éloignement du territoire. La Cour de cassation a pu définir le rôle et les pouvoirs de ce juge judiciaire. Il lui appartient, ainsi, avant de choisir l'une des mesures prévues par la loi, et sans empiéter sur la compétence des juridictions administratives, de vérifier qu'il est régulièrement saisi et de s'assurer, également, de la régularité des actes antérieurs à la mise en rétention et du strict respect des droits reconnus à l'étranger par la loi. Ce souci de conférer une pleine efficacité à la protection de la liberté individuelle amène, cependant, parfois le juge judiciaire à dépasser le cadre de ses compétences.

Il ressort des faits de l'espèce qu'un homme de nationalité tunisienne, en situation irrégulière en France, a fait l'objet d'un arrêté de réadmission en Italie et d'une décision de maintien en rétention administrative pris par le préfet du Finistère. Un juge des libertés et de la détention a prolongé la rétention. Le premier président de la cour d'appel de Rennes a infirmé cette décision et dit qu'il n'y avait pas lieu à prolonger cette rétention, eu égard au fait que les Etats membres peuvent uniquement placer en rétention le ressortissant d'un pays tiers qui fait l'objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à l'éloignement (26). La décision de retour doit, de même, prévoir un délai approprié allant de sept à trente jours pour le départ volontaire de ce ressortissant (27). Pour le premier président, l'étranger ne pouvait être placé en rétention sans avoir pu bénéficier de ce délai de départ volontaire. La Cour de cassation casse cette ordonnance reprochant au premier président d'avoir déduit l'irrégularité du placement en rétention de l'intéressé de l'absence de prévision, dans la décision d'éloignement de celui-ci, d'un délai approprié pour assurer son départ volontaire. Selon la Haute cour, en statuant de la sorte, le premier président s'est prononcé sur la légalité de la décision d'éloignement, en méconnaissance du principe de la séparation des autorités judiciaire et administrative.

Il y a application ici d'une jurisprudence assez classique de la part du juge judiciaire. Ces règles sont évidemment dictées par le respect du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l'article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III, ainsi que par la conception française de la séparation des pouvoirs. La Cour de cassation a donné au juge judiciaire le pouvoir de s'assurer de la régularité de ces actes, mais cette compétence ne s'exerce que dans certaines limites. Lors de l'examen de la régularité de sa saisine, le juge judiciaire, sous peine de commettre un excès de pouvoir, n'a pas à apprécier la légalité de l'arrêté préfectoral, figurant au dossier de la juridiction d'appel (28). S'agissant de l'appréciation de la légalité de la décision de maintien en rétention, la Cour de cassation, censurant un premier président qui avait ordonné la mise en liberté d'un ressortissant étranger en retenant qu'il était établi par les pièces figurant au dossier que la mise en rétention administrative de cet étranger était intervenue le 14 janvier 1999, alors que l'arrêté prescrivant sa reconduite à la frontière ne lui avait été notifié que le 15 janvier 1999, a décidé, au visa du principe de la séparation des pouvoirs, que le juge ne peut, sans excéder ses pouvoirs, se prononcer sur la légalité de la décision administrative de maintien en rétention dans des locaux ne relevant pas de l'administration pénitentiaire (29).

De même, alors qu'un ressortissant étranger faisait grief à un premier président d'avoir omis de relever l'illégalité du texte réglementaire autorisant le maintien en rétention administrative au-delà de l'expiration du délai légal, ce qui aurait constitué, selon le moyen du pourvoi, une voie de fait, un arrêt du 10 février 1993 avait déjà jugé que le juge judiciaire peut seulement statuer sur une ou plusieurs des mesures de surveillance et de contrôle nécessaires au départ de l'étranger et ne peut, sans excéder ses pouvoirs, apprécier la légalité d'un acte administratif qui ne saurait constituer une voie de fait, qu'il soit de nature réglementaire ou individuelle (30). Enfin, on peut citer aussi la décision de la Cour de cassation cassant, sur le même fondement, une ordonnance d'un premier président qui avait infirmé une prolongation de rétention administrative. Le premier président avait retenu que l'interpellation et le placement en rétention administrative de l'étranger avaient été opérés sur ordre de la préfecture, sans intervention du parquet dont dépendent les services de police, et que le préfet ne disposait d'aucune compétence juridique pour donner des instructions de police judiciaire à ces services quant à une interpellation. Pour la Cour de cassation, l'interpellation aux fins de placement en rétention administrative d'un étranger faisant l'objet d'une mesure d'éloignement ressort à la police administrative (31).

Au-delà de la distinction des pouvoirs respectifs du juge judiciaire et administratif, s'est aussi posée la question, dans la décision d'espèce, du champ d'application respectif de la Directive "retour" précitée et de la Convention d'application de l'accord de Schengen, signée le 19 juin 1990 (32). Le Conseil d'Etat (33) avait déjà répondu à cette question dans la même affaire en montrant que la Directive "retour" était inapplicable à la procédure de réadmission instituée par les accords de Schengen. L'article 3 de la cette Directive définit les normes et procédures applicables dans les Etats membres de l'Union européenne au retour des ressortissants des pays tiers en séjour irrégulier. Le retour y est défini comme le fait, pour un ressortissant d'un pays tiers, de rentrer, volontairement ou en y étant forcé, dans son pays d'origine, dans un pays tiers ou dans un pays de transit conformément à des accords ou autres arrangements de réadmission communautaires ou bilatéraux. Les pays de transit doivent être des pays tiers à l'Union européenne avec lesquels des accords ou arrangements de réadmission ont été conclus par l'Union ou par l'un des Etats membres. Cette Directive ne s'applique donc qu'au retour d'un ressortissant d'un pays tiers vers un pays n'appartenant pas à l'union européenne, et non à la procédure de réadmission d'un ressortissant d'un pays appartenant à l'Union vers un autre Etat de l'Union. L'accord de réadmission de l'étranger de nationalité tunisienne vers l'Italie étant clairement exclu du champ d'application de la Directive, il ne pouvait être considéré comme entaché d'illégalité du fait de l'omission du délai de départ volontaire. C'est, également, en ce sens que juge la Cour de cassation dans la décision d'espèce.


(1) Soit le demandeur d'asile altère l'épiderme, par abrasion ou par brûlure le plus souvent ; soit il utilise un produit lui permettant de combler les sillons, tel que du vernis ou une colle quelconque ; soit, et plus exceptionnellement, le demandeur d'asile se fait greffer la pulpe d'un autre de ses doigts.
(2) CE référé, 2 novembre 2009, quatre ordonnances, n° 332887 (N° Lexbase : A8054EMA), n° 332888 (N° Lexbase : A8055EMB), n° 332889 (N° Lexbase : A8056EMC) et n° 332890 (N° Lexbase : A8057EMD), JCP éd. A, 2009, n° 1216.
(3) Circulaire du 2 avril 2010 (NOR IMIA1000106C) du ministre de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire sur la jurisprudence du juge des référés du Conseil d'Etat en matière de refus d'admission au séjour au titre de l'asile (N° Lexbase : L3575IMD).
(4) CE 9° et 10° s-s-r., 19 juillet 2011, n° 339877, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A3180HWP).
(5) Loi n° 2011-672 du 16 juin 2011, relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité (N° Lexbase : L4969IQ4), JO, 17 juin 2011, p. 10290.
(6) L'OFPRA examine alors la demande dans un délai de quinze jours. S'il rejette la demande, le recours à la CNDA n'est pas suspensif et les préfets peuvent prendre une obligation de quitter le territoire français (OQTF) à l'encontre de ces personnes sans attendre la décision de la CNDA. En outre, l'accès aux conditions matérielles d'accueil, à savoir l'admission dans un Centre d'accueil de demandeurs d'asile (CADA), ou le versement de l'Allocation temporaire d'attente (ATA) leur est légalement interdit ou rendu pratiquement difficile.
(7) CE référé, 11 janvier 2012, n° 354907, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1559IBD).
(8) Qui "a pour objet, et a eu systématiquement pour effet, depuis qu'elle est appliquée, de conduire à des décisions de rejet des demandes d'asile, dans tous les cas, en pratique très nombreux, qu'elle vise" et dont il découle "que même s'ils saisissent la Cour nationale du droit d'asile, les intéressés perdent alors tout droit à se maintenir sur le territoire, compte tenu des dispositions de l'article L. 742-6 [du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile] (N° Lexbase : L7219IQG), et à bénéficier des conditions matérielles d'accueil normalement prévues pour les demandeurs d'asile".
(9) La condition d'urgence est donc remplie, tout comme celle du doute sérieux, puisque "les moyens tirés de ce que la note contestée, d'une part, fait obstacle à l'examen individuel des demandes d'asile qu'impliquent, même lorsque la procédure prioritaire est mise en oeuvre, les dispositions des articles L. 723-1 (N° Lexbase : L5965G4Pet L. 723-5 (N° Lexbase : L5969G4T) [du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile] et, d'autre part, méconnaît les dispositions de l'article L. 723-3 du même code en écartant toute possibilité d'audition préalable des demandeurs concernés", sont de nature à créer un tel doute sur la légalité de la note.
(10) En violation des articles L. 723-1 et L. 723-2 (N° Lexbase : L5966G4Q) du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
(11) En violation de l'article L. 723-3 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. La secrétaire générale de l'OFPRA, avait soutenu, à cette occasion, que l'examen de la demande d'asile commençait "dès que le dossier était confié à un officier de protection". Le rejet fondé sur "l'altération d'empreintes" ne s'apparentait donc pas, de son point du vue, à un rejet sans examen de la demande d'asile.
(12) Compétent pour les décisions individuelles de l'OFPRA hors de celles relevant de la CNDA en vertu de l'article L. 731-2 précité.
(13) Le juge considère que l'OFPRA, en refusant d'examiner les demandes et de les convoquer pour une audition, sans que cela soit motivé par un des quatre motifs de dispense prévu par la loi, a porté une atteinte grave au droit d'asile. En conséquence, il a suspendu les décisions de l'OFPRA, l'a enjoint à statuer dans un délai de quinze jours et l'a condamné à 1 000 euros de frais irrépétibles.
(14) CE, référé, 28 décembre 2011, n° 355012 à n° 355022, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1313IAU).
(15) S. Slama et G. Sadik, Empreintes inexploitables de demandeurs d'asile : le juge des référés du Conseil d'Etat renvoie la balle à la CNDA, CPDH, 29 décembre 2011.
(16) CEDH, 2 février 2012, Req. 9152/09 (N° Lexbase : A9424IBN), DA, 2012, n° 4, comm. n° 37 de V. Tchen.
(17) Décret n° 2011-819 (N° Lexbase : L7168IQK) du 8 juillet 2011, pris pour l'application de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011, relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité (N° Lexbase : L4969IQ4), JO, 9 juillet 2011, p. 11923.
(18) Loi n° 2011-672 du 16 juin 2011, relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité, JO, 17 juin 2011, p. 10290.
(19) Directive (CE) 2008/115 du 16 décembre 2008, art. 16-4.
(20) L'Association des avocats pour la défense du droit des étrangers, la Ligue des droits de l'Homme, la Cimade, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers, le Comité médical pour les exilés, le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples, le Syndicat des avocats de France et, enfin, le Syndicat de la magistrature.
(21) C. entr. séj. étrang. et asile, art. R. 553-14.
(22) C. entr. séj. étrang. et asile, art. R. 553-14-5, troisième alinéa.
(23) C. entr. séj. étrang. et asile, art. R. 553-14-7, troisième alinéa.
(24) Cons. const., décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997 (N° Lexbase : A8441ACM), JO, 25 avril 1997, p. 6271, Recueil CC, p. 45.
(25) Jeudi 15 mars 2012, Prochaine réunion sur l'accès aux lieux d'enfermement d'étrangers.
(26) Directive (CE) 2008/115 du 16 décembre 2008, art. 15.
(27) Directive (CE) 2008/115 du 16 décembre 2008, art. 7.
(28) Cass. civ. 2, 11 janvier 2001, n° 99-50.082 (N° Lexbase : A4050ARG), Bull. civ. II, n° 4, p.3.
(29) Cass. civ. 2, 3 février 2000, n° 99-50.009 (N° Lexbase : A6225CL7).
(30) Cass. civ. 2, 10 février 1993, n° 92-50.009 (N° Lexbase : A6063AB8), Bull civ. II, n° 54, D., 1993, Inf. rap. p. 61, JCP, 1993, IV, n° 939.
(31) Cass. civ. 1, 28 mars 2012, n° 11-30.454, F-P+B+I (N° Lexbase : A9979IGP).
(32) En vertu de ce texte, intégré dans le Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile à l'article L. 531-1 (N° Lexbase : L7216IQC), "l'étranger non ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne qui a pénétré ou séjourné irrégulièrement en France peut être remis aux autorités de l'Etat membre qui l'a admis à entrer ou à séjourner sur son territoire, ou dont il provient directement".
(33) CE référé, 27 juin 2011, deux arrêts, n° 350207 (N° Lexbase : A5722HUH) et n° 350208 (N° Lexbase : A5723HUI).

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Fiscalité des particuliers

[Jurisprudence] ISF/Biens professionnels : prise en compte de la seule fraction de la valeur des parts ou actions correspondant aux éléments du patrimoine social nécessaires à l'activité d'une société

Réf. : CA Poitiers, 2ème ch., 15 mai 2012, n° 11/03117 (N° Lexbase : A7555ILE)

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N2567BTA

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par Guy Quillévéré, Président-assesseur à la cour administrative d'appel de Nantes

Le 21 Juin 2012

La deuxième chambre civile de la cour d'appel de Poitiers, par un arrêt du 15 mai 2012, rendu sur renvoi après cassation (Cass. com., 27 avril 2011, n° 10-16.539, F-D N° Lexbase : A5335HPB), juge que, par application des dispositions de l'article 885 O ter du CGI (N° Lexbase : L8826HLH), pour la détermination du montant des redressements à l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF), il appartient à l'administration de rechercher la fraction de la valeur des parts ou actions détenues par le président d'une société qui détenait 60 % du capital social correspondant au patrimoine de ladite société, considéré comme non nécessaire à l'activité.

Les faits dans cette affaire sont les suivants : le président d'une société détient 60 % du capital social. Le directeur des services fiscaux a engagé une procédure de rectification en matière d'ISF et à ce titre a notifié au contribuable, le 4 décembre 2006, trois mises en recouvrement, pour une somme globale de 92 538 euros. Le contribuable a saisi le tribunal de grande instance de Laval d'une réclamation. Par un jugement du 15 septembre 2008, ce dernier a rejeté ce recours. La cour d'appel d'Angers, par un arrêt du 9 janvier 2010, a confirmé le jugement en toutes ses dispositions. Sur pourvoi du requérant, la Cour de cassation, par un arrêt en date du 27 avril 2011, et au visa de l'article 885 O ter du CGI, a cassé et annulé en toutes ses dispositions l'arrêt rendu par la cour d'appel d'Angers. La cour d'appel de Poitiers, désignée comme cour de renvoi, a été régulièrement saisie par acte en date du 27 juin 2011. La censure par la Cour de cassation porte sur le fait que, en vertu de l'instruction du 12 janvier 2005 (BOI 7 S-1-05 N° Lexbase : X8035ACL), les liquidités et titres de placement figurant au bilan d'une société sont présumés constituer des actifs nécessaires à l'activité professionnelle, dès lors que leur acquisition découle de l'activité sociale ou résulte d'apports effectués sur les comptes courants d'associés. Toutefois, l'administration peut faire tomber cette présomption de "biens professionnels" en rapportant la preuve contraire, établie par référence aux dispositions de l'article 885 O ter précité, que ces titres de placement et disponibilités ne sont pas, ou pas dans leur intégralité, des éléments nécessaires à l'activité de la société. L'arrêt retient que le fait pour l'administration fiscale d'avoir procédé à la disqualification de biens professionnels en biens privés ne procède pas, contrairement à ce que soutient le requérant, d'une confusion entre le patrimoine de la société et son propre patrimoine. Enfin, il ajoute que l'administration fiscale n'avait pas, pour déterminer le montant des redressements, à rechercher la valeur des actions détenues, mais celle des valeurs mobilières de placement et des disponibilités inscrites au bilan de la société, qui ont été disqualifiées de biens professionnels en biens privés. En se déterminant ainsi, sans rechercher si l'administration fiscale n'avait pas pris en compte pour la réintégrer dans l'assiette de l'impôt, non la fraction de la valeur des parts ou actions correspondant aux éléments du patrimoine social considéré comme excessif et non nécessaire à l'activité, mais la fraction de l'excès de trésorerie correspondant à la part de capital social de l'associé, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.

La cassation totale de l'arrêt de la cour d'appel d'Angers du 9 février 2010 a permis la reprise du débat devant le juge de renvoi sur le montant des redressements d'ISF. Cette fois, la cour d'appel juge que les règles applicables en matière d'évaluation des parts sociales détenues par un redevable soumis à l'ISF n'ont pas été respectées et dégrève l'associé de la somme de 92 538 euros.

Ce faisant, la cour, d'une part, confirme, s'agissant d'une société, la décision rendue le 14 décembre 2010 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation (Cass. com., 14 décembre 2010, n° 10-10.139, F-D N° Lexbase : A2709GNN) et, d'autre part, prolonge l'arrêt rendu le 8 février 2005 par la même Chambre (Cass. com., 8 février 2005, n° 03-12.421, F-D N° Lexbase : A6896DGI). En effet, les éléments du patrimoine social qui apparaissent comme non nécessaires à l'activité de la société ne peuvent être eux-mêmes directement intégrés dans l'assiette de l'impôt.

Mais surtout, cet arrêt rappelle les règles applicables en matière d'évaluation des parts sociales détenues par le redevable soumis à l'ISF : seule la fraction de la valeur des parts ou actions correspondant aux éléments du patrimoine social nécessaires à l'activité de la société est considérée comme un bien professionnel.

I - Les liquidités et parts sociales figurant au bilan d'une société sont présumées constituer des actifs nécessaires à l'activité professionnelle

La présomption du caractère professionnel s'applique aux liquidités et titres de placements d'une entreprise, individuelle ou sociétaire, sans limitation de montant, en raison de leur affectation aux besoins de l'exploitation.

A - Pour que des parts, des actions ou des liquidités d'une société soient exonérées d'ISF, il faut que celles-ci aient la nature de biens professionnels

L'exonération des droits sociaux qui sont qualifiés de biens professionnels peut n'être que partielle. Aux termes de l'article 885 O ter du CGI, seule la fraction de la valeur des parts ou actions d'une société correspondant aux éléments du patrimoine social nécessaires à l'activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale de cette société est considérée comme un bien professionnel exonéré au titre de l'ISF.

Pour l'application de ce texte, les liquidités et titres de placement inscrits au bilan d'une société sont présumés constituer des actifs nécessaires à l'activité professionnelle, dès lors que leur acquisition découle de l'activité sociale ou résulte d'apports effectués sur des comptes courants d'associés. Ainsi, les titres de placement qui ne sont pas nécessaires à l'activité de la société ne sont pas des biens professionnels (Cass. com., 8 février 2005, n° 03-12.421, précité). Une société peut aussi placer sa trésorerie en vue de la faire fructifier sans lui faire perdre son caractère professionnel (Cass. com., 10 juillet 1989, n° 88-11.977 N° Lexbase : A0028ABN ; Cass. com., 18 mai 1993, n° 91-15.464, inédit au bulletin N° Lexbase : A4158CWW ; Cass. com., 13 janvier 1998, n° 96-10.157, inédit au bulletin N° Lexbase : A3462CSZ). Ce placement est une situation d'attente qui peut se prolonger en vue d'investissements par la société dans le cadre de son activité commerciale (Cass. com., 18 mai 2005, n° 03-14.469, FS-PB N° Lexbase : A3675DIX).

En l'espèce, l'associé détenait des actions dans le capital de la société. Il avait fait valoir, devant la Cour de cassation, que l'administration et la cour d'appel d'Angers avaient méconnu la règle posée par les dispositions de l'article 885 O ter, selon laquelle seule la fraction de la valeur des parts ou actions, correspondant aux éléments du patrimoine social qui apparaissent comme non nécessaires à l'activité de la société, est considérée comme un bien non professionnel, tandis que les éléments du patrimoine social qui apparaissent comme non nécessaire à l'activité de la société ne peuvent être, eux-mêmes, directement intégrés dans l'assiette de l'impôt.

B - La présomption du caractère professionnel des liquidités et titres de placement ne peut être renversée que par la preuve que la trésorerie, placée ou non, est sans rapport avec l'activité sociale

Si les liquidités et titres de placement inscrits au bilan d'une société sont présumés constituer des actifs nécessaires à l'activité professionnelle, l'administration fiscale peut démontrer que ces liquidités et titres ne sont pas nécessaires à l'accomplissement de l'objet social de la société. Cette présomption de biens professionnels est une présomption simple. Dans un arrêt du 26 mars 2008 (Cass. com., 26 mars 2008, n° 07-10.496, F-D N° Lexbase : A6084D7H), le juge a précisé que la présomption du caractère professionnel des titres de placement et liquidités peut être écartée par la preuve contraire, établie par référence aux dispositions de l'article 885 O ter du CGI.

L'administration a aussi indiqué dans une instruction administrative en date du 12 janvier 2005, précitée, qu'elle pouvait, dans des cas exceptionnels, prouver que les liquidités et titres de placement ne sont pas nécessaires à l'accomplissement de l'objet social. Dans ce cas, l'exonération se trouve limitée à la fraction de la valeur des parts ou actions correspondant aux éléments du patrimoine social, autres que les liquidités et titres de placement.

En l'espèce, la cour d'appel d'Angers avait, le 9 février 2010, estimé que l'administration fiscale n'avais pas, pour déterminer le montant des redressements, à rechercher la valeur des actions détenues par l'appelant dans le capital de la société, correspondant au patrimoine de celle-ci réputé non professionnelle, dès lors que le redressement ne portait pas sur des titres de participations détenues par lui, mais sur des valeurs mobilières de placement et des disponibilités inscrites au bilan de la société qui avaient été disqualifiées de biens professionnels en biens privés.

La preuve contraire incombant à l'administration, cette dernière doit démontrer que la trésorerie, placée ou non, est sans rapport avec l'activité sociale (Cass. com., 10 juillet 1989, précité ; Cass. com., 2 juillet 1996, n° 94-18.015, inédit au bulletin N° Lexbase : A3922CLT). A contrario, le contribuable n'a pas à démontrer la conformité de la situation à la présomption légale (Cass. com., 15 juin 1993, n° 91-12.745 N° Lexbase : A5604AB8 ; Cass. com., 2 juillet 1996, précité).

Pour établir la remise en cause du caractère professionnel des liquidités et placements financiers, l'administration utilise la méthode du faisceau d'indices. Ainsi, elle apporte la preuve qui lui incombe que des titres acquis par une société ne constituent pas des éléments du patrimoine social nécessaires à l'activité industrielle ou commerciale, en se fondant sur le montant des placements litigieux, hors de proportion avec l'activité de la société, ou en se fondant sur l'objet social, la faiblesse de l'actif immobilisé correspondant à cet objet et l'absence d'utilisation de ces placements pour financer la trésorerie de l'entreprise. De même, la Cour de cassation (Cass. com., 20 mai 2008, n° 07-14.426, F-P+B N° Lexbase : A7104D8M) a jugé qu'une cour d'appel avait retenu, à bon droit, hors de toute dénaturation, que les titres représentatifs d'une société qui ne présentait aucune activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale devaient être réintégrés dans le patrimoine personnel du contribuable, après avoir relevé que les investigations de l'administration fiscale démontraient que cette société n'avait pas d'autre activité que la gestion de l'évasion fiscale. En outre, lorsqu'il ressort des l'examen des titres des bilans de la société que la valeur comptable de son portefeuille est hors de proportion avec son activité sociale, et que les titres ne sont pas utilisés pour financer les besoins en trésorerie de la société, et que son activité de conseil en industrie ne nécessite aucun investissement, la preuve est apportée que les titres de placement ne sont pas nécessaires à l'activité de la société.

II - Le montant exonéré d'ISF est limité à la fraction de la valeur des parts ou actions correspondant aux éléments du patrimoine social, autres que les liquidités et titres de placement qui ne sont pas nécessaires à l'accomplissement de l'objet social

Les éléments du patrimoine qui apparaissent comme non nécessaires à l'activité de la société ne peuvent être en eux-mêmes directement intégrés dans l'assiette de l'impôt.

A - L'administration a l'obligation de rechercher la fraction de la valeur des actions détenues par l'associé correspondant au patrimoine de la société considéré comme non professionnel

Les dispositions de l'article 885 O ter du CGI précisent que "seule la fraction de la valeur des parts ou actions correspondant aux éléments du patrimoine social nécessaires à l'activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale de la société est considérée comme un bien professionnel". Le service, dans son instruction en date du 12 janvier 2005 (BOI 7 S-1-05 [LXB=]) précise qu'il peut, dans des cas exceptionnels, démontrer que les liquidités et titres de placement ne sont pas nécessaires à l'accomplissement de l'objet social ; l'exonération, d'impôt étant alors limitée à la fraction de la valeur des parts ou actions correspondant aux éléments du patrimoine social, autres que les liquidités et titres de placement. En conséquence, et alors même que le redressement porte sur des valeurs mobilières de placement et des disponibilités inscrites au bilan de la société disqualifiés de biens professionnels et biens privés, le service doit rechercher la valeur des actions détenues par le redevable de l'ISF dans le capital de la société et correspondant au patrimoine de celle-ci réputé non professionnelle.

En l'espèce, la cour d'appel d'Angers, avant cassation, avait jugé que l'administration fiscale n'avait pas, pour déterminer le montant des redressements, à rechercher la valeur des actions détenues par l'associé dans la capital de la société correspondant au patrimoine de celle-ci réputé non professionnelle, dès lors que le redressement ne portait pas sur des titres de participation détenues par lui dans la capital de la société, mais sur des valeurs mobilières de placement et des dispositions inscrites au bilan de la société qui avaient été disqualifiées de biens professionnels pour recevoir la qualité de biens privés. C'est cette analyse que censurent la Cour de cassation et la cour d'appel de renvoi.

La Cour de cassation a censuré cet arrêt, dès lors que l'administration a omis la recherche nécessaire pour en tirer les conséquences exactes sur l'assiette de l'impôt. La Haute juridiction juge, en effet, que le juge devait rechercher si l'administration fiscale n'avait pas pris en compte, pour la réintégrer dans l'assiette de l'impôt, non la fraction de la valeur des parts ou actions correspondant aux éléments de patrimoine social considéré comme excessif et non nécessaire à l'activité, mais la fraction de l'excès de trésorerie correspondant à la part de capital social de l'associé.

La cour d'appel, dans l'arrêt commenté, confirme la doctrine administrative en précisant que l'exonération doit être limitée à la fraction de la valeur des parts ou actions correspondant aux éléments du patrimoine autres que les liquidités ou les titres de placement.

B - Pour déterminer le montant du redressement à l'ISF, le service ne devait pas prendre en compte les seuls actifs financiers possédés par la société et considérés comme non essentiels à l'activité de la société

Alors même que la preuve contraire est apportée, le juge censure l'administration fiscale lorsque celle-ci a omis de rechercher la fraction de la valeur des parts ou actions correspondant aux éléments du patrimoine social considérés comme excessifs et non nécessaires à l'activité.

En l'espèce, seuls avaient été pris en compte les actifs financiers possédés par la société et considérés comme non essentiels à l'activité de la société. Ainsi, en prenant en compte ces seuls actifs, les règles applicables en matière d'évaluation des parts sociales détenues par un redevable soumis à l'ISF n'avaient pas été respectées ; la fraction de l'excès de trésorerie correspondant à la part de capital social de l'associé pouvant, notamment, comprendre la situation d'attente d'un investissement ou une réserve d'intervention d'une holding en faveur de ses filiales.

La solution retenue par l'arrêt de la cour d'appel de Poitiers suppose une application stricte des dispositions de l'article 885 O ter du CGI. En effet, c'est non seulement la seule fraction de la valeur des parts d'une société correspondant aux éléments du patrimoine social nécessaires à l'activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale de cette société, considérée comme un bien professionnel, qui est exonérée au titre de l'ISF, mais plus exactement la quote-part de cette fraction, propriété de la personne assujettie à l'ISF. Il convient donc, pour le service, d'identifier cette quote-part afin de déterminer l'assiette du redressement à l'ISF. Par suite, il revient à l'administration, sur ces bases, d'évaluer la valeur des parts sociales détenues par le redevable soumis à l'imposition à l'ISF.

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Santé

[Jurisprudence] Harcèlement et discrimination : nouvelle salve de précisions

Réf. : Cass. soc., 6 juin 2012, quatre arrêts, n° 10-27.694, FS-P+B (N° Lexbase : A3825INY), n° 11-17.489, FS-P+B (N° Lexbase : A3899INQ), n° 10-28.345, FS-P+B (N° Lexbase : A3898INP) et n° 10-27.766, FS-P+B (N° Lexbase : A3763INP)

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N2514BTB

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 21 Juin 2012

La source semble intarissable et chaque nouvelle semaine livre son lot d'arrêts relatifs au harcèlement ou au principe d'égalité (1). Ce sont cette fois-ci quatre arrêts, tous publiés, en date du 6 juin 2012, qui viennent apporter de nouvelles précisions concernant tant la preuve des différences de traitement (I) que des modalités de leur réparation (II).
Résumés

- Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-27.694, FS-P+B

Les obligations résultant des articles L. 1152-4 (N° Lexbase : L0730H9W) et L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P) du Code du travail sont distinctes en sorte que la méconnaissance de chacune d'elles, lorsqu'elle entraîne des préjudices différents, peut ouvrir droit à des réparations spécifiques.

Si elle ne prive pas le salarié du droit de demander réparation du préjudice qui est résulté du harcèlement moral dont il a été victime, l'autorisation de licenciement accordée par l'autorité administrative ne permet plus au salarié de contester la cause ou la validité de son licenciement en raison d'un harcèlement.

Le juge ne peut débouter un salarié qui réclame des dommages et intérêts pour violation du principe de non-discrimination syndicale sans examiner le panel de comparaison produit par le salarié ni vérifier si le salarié n'avait pas connu une stagnation de sa carrière en dépit de l'obtention de plusieurs diplômes dans le domaine de la sécurité pouvant être utiles à l'exercice de son activité.

- Cass. soc., 6 juin 2012, n° 11-17.489, FS-P+B

Le juge ne peut débouter une salariée de sa demande de dommage et intérêts pour harcèlement moral alors qu'il retient que l'employeur avait exécuté de façon déloyale le contrat de travail en faisant, à plusieurs reprises, pression sur son apprentie, dont il connaissait l'état de santé, pour lui faire accepter une résiliation amiable du contrat d'apprentissage.

- Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-28.345, FS-P+B

Commet une faute grave la salariée qui dénonce de façon mensongère des faits inexistants de harcèlement moral dans le but de déstabiliser l'entreprise et de se débarrasser du cadre responsable du département comptable, ce qui établit sa mauvaise foi.

- Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-27.766, FS-P+B

Lorsque le salarié établit la matérialité de faits précis et concordants constituant selon lui un harcèlement, il appartient au juge d'apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral et, dans l'affirmative, s'il incombe à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Commentaire

I - Elément laissant supposer l'existence d'une différence de traitement et office du juge

A - Le juge et les panels de comparaison

Méthode des panels. Qu'il s'agisse d'établir une discrimination (C. trav., art. L. 1134-1 N° Lexbase : L6054IAH), un harcèlement (C. trav., art. L. 1154-1 N° Lexbase : L0747H9K) ou une inégalité de traitement (2), la jurisprudence se fonde sur la même méthodologie probatoire : le salarié doit prouver l'existence de faits qui laissent supposer que ses allégations sont exactes, l'employeur doit prouver, si ces faits sont avérés, que les comportements litigieux sont étrangers aux accusations du salarié et le juge doit trancher le cas échéant après avoir ordonné les mesures d'instructions qui s'imposent.

Lorsqu'est en cause une différence de traitement, le salarié va établir d'une part la preuve du traitement dont il se plaint, et d'autre part le traitement d'autres salariés avec lesquels il se compare et qui se trouvent, selon lui, dans une même situation au regard de l'avantage en cause.

La méthode des panels est au coeur des contentieux des retards de carrière, notamment des représentants syndicaux, et fait partie de la méthode "Clerc" largement appliquée (sur cette méthode, v. les obs. de J. Molinier, Le droit social, l'égalité et les discriminations, Lexbase Hebdo n° 490 du 21 juin 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N2544BTE).

La Cour de cassation valide cette méthode et demande aux juges du fond de déterminer si les panels fournis par le salarié ou l'employeur sont pertinents (3). C'est ainsi que dans un contentieux intéressant "Renault" chez qui existe un accord de méthode visant à prévenir et réparer les discriminations syndicales, les juges du fond avaient écarté le panel de comparaison proposé par l'employeur au niveau de l'entreprise, "qui n'était pas probant" et admis les panels du salarié car "les comparaisons faites par le salarié étaient pertinentes au regard du pouvoir de proposition reconnu au chef d'établissement en matière d'augmentation de salaires et de promotions individuelles" (4).

La Cour de cassation fait régulièrement référence aux panels comparatifs produits par le salarié, et admis par les juges du fond. Il a ainsi été jugé comme établie la discrimination de carrière dès lors que "la cour d'appel, [...] a relevé que malgré les accords nationaux [...] mettant en place un système de validation des compétences' au profit de salariés exerçant des mandats syndicaux, le salarié, qui consacrait plus de 2/3 de son temps aux mandats syndicaux et représentatifs, était rémunéré selon un coefficient situé à la dernière place dans un panel de comparaison de quinze salariés engagés à la même époque à des fonctions comparables, et n'avait bénéficié depuis son engagement syndical d'aucune formation professionnelle conséquente, sans qu'il ne soit invoqué par l'employeur d'explication autre que celle tenant à l'absence d'activité professionnelle du salarié dans l'établissement, ce qui ne constitue pas un élément justificatif" (5).

Dans d'autres affaires, la discussion s'engage sur la pertinence des comparaisons établies par le salarié, et les juges peuvent parfaitement considérer que les collègues avec lesquels il se compare ne sont pas "dans une situation comparable à la sienne en ce qui concerne le niveau d'études, le profil du poste, la classification d'embauche", étant précisé dans cette affaire "qu'il résultait d'un procès-verbal de l'inspection du travail que son niveau de rémunération se situait dans la moyenne tant au regard de l'ancienneté totale qu'au regard de l'ancienneté dans son poste de travail, et qu'il avait bénéficié entre 1992 et 2003 de plusieurs avancements au choix et mutations de postes conformément à ses désirs" (6). Dans une autre affaire, les juges d'appel avaient également écarté les éléments fournis par le salarié, après avoir relevé "qu'il résultait d'un tableau comparatif de la situation du salarié avec seize autres salariés placés dans une situation comparable que cinq salariés sont demeurés dans la même catégorie quand cinq autres dont [l'intéressé] étaient passés dans la catégorie II, le coefficient de celui-ci étant légèrement supérieur à la moyenne et sa rémunération se situant dans la moyenne, que le salarié a bénéficié d'avancements au choix en 1998 et 2003, le dernier avancement portant sa rémunération au-dessus de la moyenne, qu'un poste d'assistant de développement social lui a été proposé en 2004 qu'il a refusé" (7).

Office du juge. Ce sont ces solutions qui se trouvent ici confirmées (Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-27.694). Dans cette affaire, le salarié avait, en effet, produit un panel mais avait été débouté par les juges d'appel pour qui "le salarié ne développe pas son argumentation se contentant des allégations rapportées". Cette décision est cassée pour manque de base légale car les juges auraient dû entrer dans le détail du panel pour discuter les choix faits par le salarié au regard de la notion d'identité de situation.

Evolution de carrière. Dans cette affaire, le salarié se plaignait également de sa carrière plus lente que celle des collègues avec lesquels il se comparait.

Dans les contentieux de discriminations syndicales, ces critiques sont fréquentes. La jurisprudence a souvent sanctionné des retards de carrière de représentants du personnel, qu'il s'agisse de la "stagnation du salarié au même coefficient pendant 29 ans" (8), d'un "déroulement de carrière 8,6 fois moins rapide que celui des autres salariés occupant les mêmes fonctions extrêmement" (9), d'une carrière "bridée" (10), ou de refus ou des retards (11) d'avancements ou de promotions.

Dans cette affaire, le salarié donnait du sens à sa courbe de carrière en faisant valoir qu'il avait obtenu plusieurs diplômes "dans le domaine de la sécurité pouvant être utiles à l'exercice de son activité", ce qui rendait effectivement suspect son évolution particulièrement lente. Plutôt que de demander à l'employeur de se justifier sur ces faits en faisant valoir, par exemple, que le salarié avait été défavorablement évalué, ou qu'il avait fait l'objet de rappels à l'ordre de ses supérieurs sur la qualité de son travail, les juges avaient débouté le salarié, à tort puisque les éléments fournis étaient suffisants pour laisser supposer qu'il ait pu subir une discrimination.

B - Le juge et la méthode d'appréciation globale du harcèlement

Appréciation globale. L'article L. 1152-1 du Code du travail définit le harcèlement moral comme un ensemble d'agissements répétés "qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".

Il n'existe pas de véritable taxinomie des faits qui constituent un comportement harcelant, tant ils peuvent être variés. C'est précisément parce qu'il s'agit d'un ensemble de faits qui présentent, par leur répétition, un caractère pathogène (alors qu'une discrimination peut ne résulter que d'un acte unique), que le juge doit apprécier la situation litigieuse de manière globale sans pouvoir extraire les faits de leur contexte pour les disqualifier, après avoir constaté que pris isolément ils ne paraissaient particulièrement graves (12). Selon une formule désormais de style, le juge doit donc "apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral" (13). Le juge peut par ailleurs écarter certains faits et considérer qu'une partie seulement suffit à établir l'existence du harcèlement (14).

Confirmation en l'espèce. C'est ce que confirme l'une des décisions rendues le 6 juin 2012 (n° 10-27.766). La cour d'appel avait ici débouté la salariée de ses demandes après avoir justifié chaque allégation, conformément aux explications fournies par l'employeur. L'arrêt est cassé, pour violation de la loi, la Haute juridiction lui reprochant d'avoir procédé "à une appréciation séparée de chaque élément invoqué par la salariée, alors qu'il lui appartenait de dire si, pris dans leur ensemble, les éléments matériellement établis, dont les certificats médicaux, laissaient présumer l'existence d'un harcèlement moral, et dans l'affirmative, d'apprécier les éléments de preuve fournis par l'employeur pour démontrer que les mesures en cause étaient étrangères à tout harcèlement moral".

En d'autres termes, les juges du fond ne peuvent pas exclure directement la qualification de harcèlement moral à l'occasion de chaque fait invoqué par le salarié, mais doivent procéder en deux temps avant d'y parvenir, tout d'abord en déterminant si l'ensemble des circonstances permettaient de laisser supposer l'existence d'un harcèlement, par leur caractère indivisible, puis de recueillir les explications de l'employeur, avant de pouvoir conclure à l'existence ou non d'un harcèlement.

Si l'on comprend que la reprise du contrôle de la qualification des harcèlements en 2008 (15) se traduit nécessairement par la mise en place de critères que les juges doivent appliquer, sous le contrôle de la Cour, on peut s'interroger sur la nature exacte de ce contrôle : s'agit-il encore d'un contrôle de cassation ou, d'une manière habile sur le plan rhétorique, de rejuger l'affaire au fond et de voir du harcèlement là où les premiers juges l'avaient écarté ?

Eléments constitutifs de harcèlement. Un autre arrêt rendu du même jour permet également d'illustrer ce qui constitue, pour la Cour de cassation, des faits de harcèlement moral (n° 11-17.489).

Dans cette autre affaire, les juges du fond avaient écarté la qualification de harcèlement moral tout en constatant l'existence de pressions réalisées par l'employeur "sur son apprentie, dont il connaissait l'état de santé, pour lui faire accepter une résiliation amiable du contrat d'apprentissage".

L'arrêt est cassé, la Haute juridiction reprochant aux juges d'appel de n'avoir pas tiré les conséquences légales de leurs constatations.

II - Réparation des préjudices consécutifs à un harcèlement

A - Distinction des préjudices

Obligation de sécurité de résultat de l'employeur. La Cour de cassation a rattaché, en 2006, la responsabilité de l'employeur en matière de harcèlement à son obligation de sécurité de résultat et met en cause sa responsabilité civile sans qu'il soit besoin de prouver qu'il a commis une faute personnelle (16). Si le salarié peut mettre en cause sa responsabilité civile indépendamment de tout litige relatif à la rupture du contrat de travail, le premier accompagne souvent le second. L'application du principe de réparation intégrale impose alors la réparation de tous les chefs de préjudice, et le préjudice résultant du harcèlement présente un caractère distinct ; c'est ainsi que la Chambre sociale de la Cour de cassation avait eu l'occasion de distinguer le préjudice résultant de la perte de l'emploi, celui résultant du prononcé de sanctions disciplinaires injustifiées et celui résultant des agissements de harcèlement moral (17) d'ailleurs distinct du défaut de cause réelle et sérieuse (18).

Reconnaissance inédite d'un préjudice lié à l'absence de prévention. C'est la première fois, à notre connaissance, que la Haute juridiction consacre l'existence d'un préjudice résultant distinctement du non-respect par l'employeur de son obligation de prévention en matière de harcèlement, que les juges du fond peuvent réparer lorsqu'il est caractérisé. Dans cette affaire, la Cour d'appel de Paris avait en effet alloué 5000 euros de dommages et intérêts au salarié au titre de la réparation du préjudice résultant du manquement avéré de son employeur à son obligation de prévention (19). Sur ce point, la Cour de cassation confirme : "les obligations résultant des articles L. 1152-4 et L. 1152-1 du Code du travail sont distinctes en sorte que la méconnaissance de chacune d'elles, lorsqu'elle entraîne des préjudices différents, peut ouvrir droit à des réparations spécifiques" (arrêt n° 10-27.694).

On aura beau chercher dans l'arrêt d'appel la justification d'un tel préjudice, ou dans l'arrêt de cassation, on ne le trouvera pas, et non ne peut qu'être frappé ici par l'utilisation à peine voilée de la responsabilité civile comme moyen de pénalisation du comportement de l'employeur, sous couvert de réparer un préjudice aux contours bien indéfinissables.

B - Salariés protégés

Cadre juridique. La Cour de cassation confirme également ici les solutions admises depuis trois arrêts rendus le 15 novembre 2011 où elle avait tracé les limites de l'office du juge s'agissant du harcèlement dont sont victimes les salariés protégés ; la Cour y avait affirmé que "si l'autorisation de licenciement accordée par l'autorité administrative ne permet plus au salarié de contester la cause ou la validité de son licenciement en raison d'un harcèlement, elle ne le prive pas du droit de demander réparation du préjudice qui est résulté du harcèlement moral" (20).

Confirmation. C'est cette solution qui se trouve ici confirmée (n° 10-27.694). Dans cette affaire concernant l'agent de la RATP, la Cour d'appel avait attribué au salarié réparation des conséquences d'un licenciement qu'elle avait considéré comme nul, en ce qu'il faisait suite à un harcèlement. Ce faisant, le juge judiciaire portait nécessairement un jugement sur la légalité de l'autorisation administrative de licenciement qui avait été délivrée, ce qui justifiait la cassation.

III - Protection des acteurs

Cadre juridique. Le Code du travail protège non seulement les victimes de harcèlements ou de discriminations, mais aussi ceux qui dénoncent les faits, pour eux ou pour autrui, ou qui en témoignent. Alors que le Code du travail ne le précise pas, la loi du 27 mai 2008 (loi n° 2008-496 N° Lexbase : L8986H39), qui a introduit en droit français un cadre général à la lutte contre les discriminations, a précisé que cette protection était due aux salariés de bonne foi, et a été immédiatement suivi par la Cour de cassation interprétant les dispositions comparables du Code du travail qui, pourtant, ne le précisaient pas.

Cette exigence de bonne foi permet de protéger les salariés qui se trompent de bonne foi (21) (la mauvaise foi du salarié ne pouvant être déduite du seul caractère erroné des faits dénoncés (22)), mais aussi d'écarter la protection pour ceux qui inventent une affaire de harcèlement ou de discrimination de toutes pièces pour essayer d'échapper aux mesures que l'employeur envisagerait par ailleurs de prendre les concernant ; c'est ainsi qu'a été licencié sans préavis ni indemnités de licenciement une salariée qui s'était "livrée à une manoeuvre ayant consisté à adresser à son supérieur hiérarchique deux lettres lui imputant faussement des actes de harcèlement moral et à poursuivre en justice, sur le fondement des mêmes accusations, la résolution de son contrat de travail aux torts de l'employeur" (23).

Confirmation. C'est cette solution qui se trouve ici confirmée (n° 10-28.345). Dans cette affaire (24), la salariée avait déposé contre son chef de service une main courante pour harcèlement moral, mais la cour d'appel avait considéré qu'il n'y avait rien à reprocher au salarié incriminé qui s'était contenté d'un rappel à l'ordre dans le cadre de ses fonctions ; l'intéressé avait d'ailleurs porté plainte pour dénonciation calomnieuse contre son accusatrice. La cour d'appel avait considéré que ces faits suffisaient à établir la mauvaise foi de la salariée.

Alors qu'on pensait cette argumentation fragile en ce qu'elle semblait déduire la mauvaise foi du seul caractère infondé des accusations, et ce alors que la juridiction d'appel semblait même envisager que la plaignante fut de bonne foi en se croyant harcelé (elle souffrait en effet d'un véritable syndrome anxio-dépressif), le moyen est rejeté, la Haute juridiction relevant que "la salariée avait dénoncé de façon mensongère des faits inexistants de harcèlement moral dans le but de déstabiliser l'entreprise et de se débarrasser du cadre responsable du département comptable, la cour d'appel, caractérisant la mauvaise foi de la salariée au moment de la dénonciation des faits de harcèlement, a pu par ce seul motif décider que ces agissements rendaient impossible son maintien dans l'entreprise et constituaient une faute grave".

Le signe d'un assouplissement du contrôle de la mauvaise foi ? Le moins que l'on puisse dire est que le contrôle exercé dans cet arrêt sur la mauvaise foi des salariés qui dénoncent des faits de harcèlement, et par la même sur l'établissement de la faute grave justifiant le licenciement sans préavis, n'est pas des plus stricts, en tout cas pas autant que dans les décisions précédentes où on pouvait avoir le sentiment que le salarié était présumée de bonne foi tant qu'il n'avouait pas avoir voulu abuser son employeur (25).

Il est sans doute trop tôt pour déterminer si cet arrêt marque le point de départ d'une jurisprudence laissant un peu plus de liberté aux juges du fond dans l'appréciation de la mauvaise foi, ou de la fraude, mais cette solution est la bienvenue car dans de nombreuses hypothèses le sentiment que le salarié a volontaire placé l'affaire sur le terrain du harcèlement uniquement pour bénéficier du régime légal protecteur est très fort, sans que de véritables preuves directes et tangible n'existent. Dans ces hypothèses, il nous semble souhaitable de laisser les juges du fond déterminer, au regard de l'ensemble des pièces du dossier, si l'hypothèse de la mauvaise foi doit être retenue.


(1) V. dernièrement, La Cour de cassation et l'égalité salariale : nouvelles précisions sur la justification des différences de traitement, Lexbase Hebdo n° 489 du 14 juin 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N2411BTH).
(2) Cass. soc., 28 septembre 2004, n° 02-43.968, F-P+B sur le premier moyen (N° Lexbase : A4767DDW), Dr. soc., 2004, p. 1144, obs. Ch. Radé ; Cass. soc., 20 octobre 2010, n° 08-19.748, FS-P+B (N° Lexbase : A4140GCC), v. nos obs., Harcèlement et inégalité salariale : la Cour de cassation plus exigeante sur les éléments pertinents à fournir par le demandeur, Lexbase Hebdo n° 415 du 4 novembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N4485BQ8).
(3) Cass. soc., 13 janvier 2009, n° 07-42.864, F-D (N° Lexbase : A3509ECX).
(4) Cass. soc., 19 janvier 2011, n° 09-42.541, F-D (N° Lexbase : A2804GQW).
(5) Cass. soc., 30 novembre 2011, n° 10-20.463, F-D (N° Lexbase : A4613H3A).
(6) Cass. soc., 26 janvier 2012, n° 10-18.447, F-D (N° Lexbase : A4412IBZ).
(7) Cass. soc., 26 janvier 2012, n° 10-18.445, F-D (N° Lexbase : A4362IB8).
(8) Cass. soc., 26 janvier 2010, n° 08-44.118, F-D (N° Lexbase : A7677EQE).
(9) Cass. soc., 2 décembre 2009, n° 08-44.243, F-D (N° Lexbase : A3528EPD).
(10) Cass. soc., 6 mars 2012, n° 10-21.038, F-D (N° Lexbase : A3849IEB).
(11) Cass. soc., 24 septembre 2008, jonction, n° 06-45.747 et n° 06-45.794 (N° Lexbase : A4540EAE) : Dr. soc., 2009, p. 57, chron. J. Savatier ; v. nos obs., Principe "à travail égal, salaire égal", égalité de traitement, non-discrimination et harcèlement : la Cour de cassation reprend la main, Lexbase Hebdo n° 320 du 2 octobre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3848BHY).
(12) Cass. soc., 31 janvier 2012, n° 10-25.716, F-D (N° Lexbase : A8841IB3).
(13) Cass. soc., 26 mai 2010, n° 08-43.372, F-D (N° Lexbase : A7229EXZ) ; Cass. soc., 12 octobre 2011, n° 10-15.258, F-D (N° Lexbase : A7649HYX) ; Cass. soc., 19 octobre 2011, n° 10-12.027, FS-D (N° Lexbase : A8765HYB) ; Cass. soc., 20 octobre 2011, n° 10-15.623, F-D (N° Lexbase : A8851HYH) ; Cass. soc., 3 novembre 2011, n° 10-20.236, F-D (N° Lexbase : A5319HZZ) ; Cass. soc., 23 novembre 2011, n° 10-21.158, F-D (N° Lexbase : A0143H3P) ; Cass. soc., 18 janvier 2012, n° 10-15.720, F-D (N° Lexbase : A1456IBK) ; Cass. soc., 31 janvier 2012, n° 10-25.716, préc. ; Cass. soc., 7 mars 2012, n° 10-21.231, F-D (N° Lexbase : A3707IEZ) ; Cass. soc., 14 mars 2012, n° 10-28.335, F-D (N° Lexbase : A8834IEW) ; Cass. soc., 15 mars 2012, n° 10-26.669, F-D (N° Lexbase : A8912IES) ; Cass. soc., 21 mars 2012, n° 10-26.602, F-D (N° Lexbase : A4252IGL) ; Cass. soc., 10 mai 2012, n° 10-28.346, F-D (N° Lexbase : A1192ILQ), n° 11-14.099, F-D (N° Lexbase : A1358ILU), n° 11-15.061, F-D (N° Lexbase : A1390IL3), n° 11-11.252, F-D (N° Lexbase : A1349ILK) ; Cass. soc., 16 mai 2012, quatre arrêts, n° 10-10.623, FS-P+B (N° Lexbase : A6980IL4), n° 10-15.238, FS-P+B+R (N° Lexbase : A7026ILS), n° 11-12.025, F-D (N° Lexbase : A7050ILP), n° 11-11.454, F-D (N° Lexbase : A6905ILC) ; Cass. soc., 13 juin 2012, n° 11-12.152, FS-D (N° Lexbase : A8970INK).
(14) Cass. soc., 28 février 2012, n° 11-10.333, F-D (N° Lexbase : A8699IDK).
(15) Cass. soc., 24 septembre 2008, préc..
(16) Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A9600DPA), Dr. soc., 2006, p. 826, chron. Ch. Radé ; JCP éd. G, 2006, II, 10166, note F. Petit.
(17) Cass. soc., 30 novembre 2011, n° 11-10.528, F-D (N° Lexbase : A4786H3N).
(18) Cass. soc., 19 janvier 2012, n° 10-30.483, F-D (N° Lexbase : A1302IBT).
(19) CA Paris, Pôle 6, 3ème ch., 12 octobre 2010, n° 07/06508 (N° Lexbase : A8971GBU).
(20) Cass. soc., trois arrêts, 15 novembre 2011, n° 10-10.687, FS-P+B+R (N° Lexbase : A9349HZB), n° 10-30.463, FS-P+B+R (N° Lexbase : A9350HZC) et n° 10-18.417, FS-P+B+R (N° Lexbase : A9352HZE), v. nos obs., Le juge judiciaire et l'indemnisation du salarié protégé licencié et harcelé, Lexbase Hebdo n° 465 du 8 décembre 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N9088BSE).
(21) Cass. soc., 10 mars 2009, n° 07-44.092, FP-P+B+R (N° Lexbase : A7131EDH), v. nos obs., Nullité du licenciement du salarié qui se trompe de bonne foi en dénonçant des faits non avérés de harcèlement, Lexbase Hebdo n° 343 du 26 mars 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N9827BIS) ; Cass. soc., 17 juin 2009, n° 07-44.629, F-D (N° Lexbase : A2932EIG).
(22) Cass. soc., 27 octobre 2010, n° 08-44.446, FS-D (N° Lexbase : A0297GDD) ; Cass. soc., 7 février 2012, n° 10-18.035, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3661ICL).
(23) Cass. soc., 18 février 2003, n° 01-11.734, F-D (N° Lexbase : A1878A7P),v. nos obs., Tel est pris qui croyait prendre - nul ne peut accuser impunément autrui de harcèlement, Lexbase Hebdo n° 60 du 27 février 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N6177AAZ).
(24) CA Paris, Pôle 6, 7ème ch., 25 mars 2010, n° 08/08326 (N° Lexbase : A3188EUM).
(25) Cass. soc., 7 février 2012, deux arrêts, n° 10-18.035, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3661ICL) et n° 10-17.393, FS-P+B (N° Lexbase : A3635ICM), v. nos obs., Harcèlement dans l'entreprise : dur, dur d'être employeur !, Lexbase Hebdo n° 474 du 23 février 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N0396BTT).

Décisions

- Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-27.694, FS-P+B (N° Lexbase : A3825INY)

Cassation partielle, CA Paris, Pôle 6, 3ème ch., 12 octobre 2010, n° 07/06508 (N° Lexbase : A8971GBU)

Texte visé : loi des 16 et 24 août 1790

Mots-clés : discrimination syndicale, harcèlement, preuve, réparation

Liens base : (N° Lexbase : E0716ETP)

- Cass. soc., 6 juin 2012, n° 11-17.489, FS-P+B (N° Lexbase : A3899INQ)

Cassation partielle, CA Chambéry, ch. soc., 14 octobre 2010, n° 09/02696 (N° Lexbase : A9367GBK)

Textes visés : C. trav., art. L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P), L. 1154-1 (N° Lexbase : L0747H9K) et L. 6222-18 (N° Lexbase : L9755IEZ)

Mots-clés : harcèlement moral, éléments constitutifs

Liens base :

- Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-28.345, FS-P+B (N° Lexbase : A3898INP)

Rejet, CA Paris, Pôle 6, 7ème ch., 25 mars 2010, n° 08/08326 (N° Lexbase : A3188EUM)

Textes concernés : C. trav., art. L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P), L. 1152-3 (N° Lexbase : L0728H9T) et L. 1234-1 (N° Lexbase : L1300H9Z)

Mots-clés : harcèlement, dénonciation, mauvaise foi, faute grave

Liens base :

- Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-27.766, FS-P+B (N° Lexbase : A3763INP)

Cassation, CA Aix-en-Provence, 9ème ch., sect. C, 12 octobre 2010, n° 09/14549 (N° Lexbase : A6968GBP)

Textes visés : C. trav., art. L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P)et L. 1154-1 (N° Lexbase : L0747H9K)

Mots-clés : harcèlement moral, appréciation globale

Liens base :

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Sociétés

[Jurisprudence] Une société peut obtenir réparation pour un préjudice moral

Réf. : Cass. com. 15 mai 2012, n° 11-10278 F-P+B (N° Lexbase : A7036IL8)

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N2466BTI

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par Bernard Saintourens, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur de l'Institut de recherche en droit des affaires et du patrimoine - IRDAP

Le 21 Juin 2012

Par un arrêt dont la longueur est inversement proportionnelle à son intérêt, la Chambre commerciale de la Cour de cassation vient reconnaître de manière directe qu'une société peut prétendre à la réparation d'un préjudice moral.
Les circonstances de l'affaire sont assez banales. Deux personnes physiques cèdent à une personne agissant pour le compte d'une société la totalité des parts qu'elles détenaient dans le capital d'une société exploitant une pizzeria. Dans la convention de cession figurait une clause de non-concurrence, mise à la charge des cédants. Estimant que l'un des cédants avait violé cet engagement et commis des actes de concurrence déloyale, en ayant constitué une société exploitant à proximité la même activité, la société cessionnaire et la société dont les parts sociales formaient l'objet de la cession ont assigné le cédant et la société qu'il avait constitué en réparation du préjudice économique et du préjudice moral. Si sur le terrain du préjudice économique, la cour d'appel de Pau avait donné gain de cause aux demandeurs, elle avait, en revanche, rejeté les demandes formées au titre du préjudice moral, jugeant que "s'agissant de sociétés, elles ne peuvent prétendre à un quelconque préjudice moral". En prononçant la cassation de l'arrêt d'appel "mais seulement en ce qu'il a rejeté les demandes des sociétés La Pizzeria et Jafa au titre du préjudice moral", l'arrêt de la Chambre commerciale admet donc clairement qu'une personne morale puisse invoquer un préjudice moral. Si cette reconnaissance de principe est le point premier à retenir du présent arrêt (I), il restera aux juges à établir la consistance d'un éventuel préjudice moral (II).

I - La reconnaissance du préjudice moral des personnes morales

La position adoptée par la Cour de cassation dans l'arrêt commenté vient, en quelque sorte, solenniser, officialiser, une conception du préjudice dont peut se prévaloir une personne morale qui est encore discutée en doctrine et qu'il était sans doute opportun d'affirmer aussi nettement au plus haut niveau de la jurisprudence.

A - Une reconnaissance discutée

La doctrine s'est divisée sur la question de la reconnaissance d'un préjudice moral dont pourrait souffrir une personne morale. Certains auteurs se refusent à une telle possibilité, mettant en avant qu'une société, du fait de la spécialité des personnes morales, n'existe que pour parvenir à une finalité dans l'ordre économique et donc patrimonial. La position a pu être exprimée de manière particulièrement vive par un auteur, affirmant que "c'est une absurdité que de parler de dommage moral subi par une société" (Ch. Laroumet, obs. sous Cass. com., 6 novembre 1979, D., 1980, somm. comm., p. 416). Pour d'autres, la contestation de la reconnaissance d'un préjudice moral est davantage liée à la dérive anthropomorphique que cela dénote et s'en tiennent à admettre une réparation pour atteinte à l'image de la société mais dès lors qu'elle entraîne un préjudice mesurable d'un point de vue économique (V. not. V. Wester-Ouisse, Le préjudice moral des personnes morales, JCP éd. G, 2003, I, 145).

Aux yeux d'une autre partie de la doctrine, une personne morale, comme une personne physique, doit pouvoir invoquer une atteinte à son honneur, à sa réputation, afin d'obtenir réparation, au titre d'un préjudice moral à l'encontre de l'auteur des faits ou actes fautifs (v. not., G. Cornu, Droit civil, Introduction, Les personnes, Les biens, 12ème éd., Montchrestien, n° 822 ; Y. Chartier, La réparation du préjudice dans la responsabilité civile, éd. Dalloz, n° 310). La position doctrinale la plus développée en faveur de la reconnaissance d'un préjudice moral pour les personnes morales est sans doute celle exprimée dans l'étude réalisée par le Professeur Stoffel-Munck (Ph. Stoffel-Munck, Le préjudice moral des personnes morales, Mélanges Le Tourneau, éd. Dalloz, 2007, p. 959). Pour cet auteur, la qualification de préjudice "moral" apparaît pertinente en ce qu'elle permet de "refléter le caractère extrapatrimonial de l'atteinte subie" par la personne morale (cf. article précité, n° 27, page 972).

B - Une reconnaissance affirmée

Ce n'est pas véritablement la première fois qu'en jurisprudence est reconnue l'existence d'un préjudice moral dont une société, ou plus largement une personne morale pourrait se prévaloir. Si la reconnaissance d'un tel préjudice était évoquée de manière un peu détournée, ainsi qu'en témoigne un arrêt de la Chambre criminelle du 2 avril 1984 (Cass. crim., 2 avril 1984, n° 83-92.626), affirmant à propos d'une société que "le préjudice matériel sinon moral a été démontré", d'autres décisions émanant de plusieurs chambres de la Cour de cassation mais aussi de juges du fond ont exprimé plus directement la vocation pour une personne morale à obtenir réparation d'un préjudice moral. Ainsi, la Chambre commerciale, par un arrêt du 6 novembre 1979 (Cass. com., 6 novembre 1979, D., 1980, somm. comm., p. 416, obs. Ch. Larroumet) avait rejeté le pourvoi formé contre un arrêt de la cour d'appel de Paris qui avait expressément indemnisé une société commerciale pour un préjudice moral. La première chambre civile, par arrêt en date du 3 décembre 1996 (Cass. civ. 1, 3 décembre 1996, n° 94-21.775 N° Lexbase : A8672ABS, Bull. civ., I, n° 424) en avait fait de même en admettant qu'une condamnation puisse être prononcée afin de réparer le préjudice souffert par une association de distributeurs rattachés à un réseau national, en reprochant à un commerçant membre de ce groupement de donner à sa politique professionnelle "un tour particulièrement peu social" de nature à porter atteinte à l'ensemble du réseau de distribution. De même, la Chambre criminelle avait déjà retenu en 1996 le préjudice moral d'un centre hospitalier du fait d'une action des opposants "anti-IVG" (Cass. crim., 27 novembre 1996, n° 96-80.223 N° Lexbase : A7576AH3, Bull. crim. n° 431) et a maintenu depuis lors cette position de principe en faveur de l'admission d'un préjudice moral (v. not., Cass. crim. 7 avril 1999, n° 98-80.067, publié N° Lexbase : A4486CGA, Bull. crim, n° 69 ; Cass. crim., 9 janvier 2002, n° 01-82.471, inédit N° Lexbase : A0774CQQ ; Cass. crim., 18 juin 2002, n° 00-86.272, inédit N° Lexbase : A5018CWR). Enfin, devant la deuxième chambre civile une association de scoutisme a obtenu la réparation d'un préjudice moral causé par un pastiche dégradant des activités scoutes de plein air (Cass. civ. 2, 5 mai 1993, n° 91-10.655, publié N° Lexbase : A5519ABZ, Bull. civ. II, n° 167).

L'intérêt de l'arrêt commenté est de trancher le débat sur le terrain des principes. En effet, la cour d'appel de Pau avait rejeté les demandes formées en réparation d'un préjudice moral en prenant appui sur une position de principe selon laquelle les sociétés ne peuvent prétendre à un quelconque préjudice moral. C'est bien sur ce même terrain que la Cour de cassation se place pour prononcer la cassation. Si cela pouvait encore être douteux dans l'esprit de certains, théoriciens ou praticiens du droit, la conception de la Haute juridiction est désormais sans ambiguïté. Elle admet qu'une société puisse souffrir d'un préjudice moral et donc, le cas échéant, en obtenir réparation à l'encontre de la personne qui en est la cause.

Pour demeurer sur le terrain des principes, il est, en outre, intéressant de relier la position clairement affirmée par la Cour de cassation dans l'arrêt examiné avec la jurisprudence admettant qu'une entreprise puisse invoquer des normes protectrices des "droits de l'Homme". On sait en effet que tout un courant jurisprudentiel s'est formé, tant au niveau national qu'européen permettant à une personne morale d'invoquer l'atteinte à des droits relevant de cette catégorie. Ainsi, à propos de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, texte à l'évidence rédigé pour la préservation des personnes physiques, la Cour européenne des droits de l'Homme a admis que les dispositions de ce texte sur la protection du domicile étaient applicables au siège social d'une société (CEDH, 16 avril 2002, Req. n° 37971/97 N° Lexbase : A5397AYK, Bull. Joly Sociétés, 2001, p. 953, note N. Mathey ; voir plus généralement, G. Royer, La convention européenne des droits de l'homme et le droit des sociétés, JCP éd. G, 2008, 185 ; V. Wester-Ouisse, La jurisprudence et les personnes morales : du propre de l'homme aux droits de l'homme, JCP éd. G, 2009, 121). Ce faisant, elle admettait une certaine assimilation des personnes morales aux personnes physiques, s'agissant du respect des droits fondamentaux.

II - La consistance du préjudice moral des personnes morales

L'alignement des personnes morales sur les personnes physiques, s'agissant du préjudice moral, a forcément des limites. A l'évidence, certains éléments habituellement invoqués pour caractériser le préjudice moral dont peut souffrir une personne physique doivent être écartés (A). La délimitation du périmètre des éléments constitutifs de la consistance d'un préjudicie moral susceptible d'être invoqué par une personne morale reste peut-être toutefois plus incertain (B).

A - Les éléments nécessairement exclus

L'admission de principe qu'une personne morale puisse souffrir d'un préjudice moral et, par voie de conséquence en obtenir réparation à l'encontre de celui qui en est à l'origine, est bien évidemment contraint par l'absence de corporalité, d'humanité, de la personne morale. Même sans nécessairement adhérer à la vision de Georges Ripert pour qui les personnes morales "sont vraiment des monstres" (G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, LGDJ, 1951, n°37), on touche ici aux limites du rapprochement que le droit établit entre la personne physique et la personne morale. Cette différence fondamentale n'a pas manqué d'être relevée et illustrée par quelques bons mots qui circulent dans les amphithéâtres des facultés de droit et qui mettent en avant l'impossibilité de partager un déjeuner avec une personne morale, tout en lui laissant le soin de régler l'addition (voir not. M. Cozian, A. Viandier, Fl. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, 24ème éd., n° 168).

Ainsi, des éléments habituellement envisagés à propos d'une personne physique, pour caractériser la consistance du préjudicie moral invoqué, ne trouvent pas ici leur place. Privée de sentiment, la personne morale ne peut invoquer des peines de coeur, d'affection. La perte d'un être cher ne peut être mis en avant de manière crédible par une personne morale. On comprend donc qu'une large part de ce qui constitue habituellement la consistance d'un préjudice moral ne peut être invoquée par une personne morale.

B - Les éléments potentiellement inclus

Même si, comme le présent arrêt le confirme, les personnes morales sont éligibles à la réparation d'un préjudice moral, certains éléments constitutifs ont davantage vocation à être envisagés. Si certains aspects viennent plus naturellement à l'esprit, comme l'atteinte au droit à l'image, à la réputation, d'autres, plus subjectifs pourraient également être envisagés.

L'atteinte à son image, à son honneur, apparaît tout à fait envisageable lorsque l'on est en présence d'actes de dénigrement ou, plus encore, de diffamation. Même s'il n'est pas dénué de liens avec un préjudicie économique, le préjudice peut certainement être qualifié de moral dès lors qu'il se ressent sur le terrain de droits extrapatrimoniaux tels que l'image ou l'honneur.

Au-delà cette première approche, sans doute la moins sujette à discussion, plus fondamentalement, on doit pouvoir admettre que le préjudice moral soit constitué au regard d'atteintes à l'histoire de la personne morale, à sa culture, aux valeurs qui lui sont attachées. A ce titre, on retiendra des précédents jurisprudentiels (voir supra) la reconnaissance du préjudice moral invoqué par une association de scoutisme ou par un centre hospitalier, au titre des valeurs morales qu'elle véhicule. On observe d'ailleurs que de plus en plus les entreprises cherchent à associer à leur personne des valeurs de solidarité, de préservation de l'environnement, par exemple, et un comportement qui viendrait à y porter atteinte pourrait sans doute légitimement donner lieu à une réparation du préjudice moral dont l'entité visée serait victime sur ce terrain.

Nonobstant les observations qui précèdent, il demeure tout de même difficile d'envisager une hypothèse de réparation d'un préjudice moral invoqué par une personne morale, et sans doute plus singulièrement par une société commerciale, qui soit totalement sans lien avec son activité économique. L'affaire ayant donné lieu à l'arrêt commenté illustre bien cette difficulté. Si la cour d'appel de Pau avait sans doute procédé un peu rapidement en écartant par principe toute idée d'un préjudice moral pour une société, il restera tout de même à caractériser par la cour d'appel de Toulouse, cour de renvoi, la réalité et l'évaluation du préjudice moral éventuellement ressenti par les demandeurs. Les moyens annexés au pourvoi montrent que pour fonder l'existence d'un préjudice moral, les demandeurs s'appuient sur des faits de concurrence déloyale (reprise servile de la décoration du restaurant et embauche de quatre anciens salariés de la société dont les parts étaient cédées) qui caractériseraient, selon eux, une atteinte à l'image de marque de la société. La démonstration devra être faite de la réalité de cette atteinte à l'image de la société et, partant, de sa mesure puisqu'il faut bien arriver à un chiffrage en argent de l'atteinte subie. Ici encore, cette évaluation se fera difficilement sans aucun lien avec l'activité économique de la société. L'admission par la Cour de cassation du principe d'un droit à réparation d'un préjudice moral subi par une personne morale ne peut se traduire concrètement qu'au regard d'éléments mesurables tant de la réalité de l'atteinte subie que du montant des dommages et intérêts demandés. Ce contentieux devra effectivement continuer à être suivi de près.

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