La lettre juridique n°540 du 19 septembre 2013 : Social général

[Jurisprudence] Travail des détenus : le calme entre deux tempêtes ?

Réf. : TA Limoges, 22 août 2013, n° 1301113 (N° Lexbase : A3115KKL)

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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane

le 21 Octobre 2014

Depuis 2011 et le rapport rendu par le contrôleur général des lieux de détention, le régime spécial applicable aux travailleurs détenus a fait l'objet de différentes attaques qui, jusqu'ici, ne l'ont pas significativement affaibli. L'ordonnance de référé rendue par le tribunal administratif de Limoges le 22 août 2013 n'entre pas frontalement dans cette discussion puisque le juge administratif se contente d'appliquer le régime spécial sans aucunement le remettre en cause. Il ne s'agit, pour autant, que d'une décision de référé, par définition temporaire. Les développements ultérieurs de l'affaire, au fond cette fois, pourraient être l'occasion d'une nouvelle confrontation du régime dérogatoire. Si, en somme, le calme est aujourd'hui revenu sur cette question après la décision du Conseil constitutionnel jugeant les dispositions spéciales conformes à la Constitution, les éléments sont favorables à ce qu'une nouvelle tempête puisse se former.
Résumé

Caractérise une obligation qui n'est pas sérieusement contestable et qui permet la recevabilité d'une action en référé la demande de paiement de rappel de rémunérations d'un détenu ayant obtenu des salaires sur le fondement d'une note de l'administration pénitentiaire dont les taux horaires sont inférieurs à ceux prévus par le code de procédure pénale.

Commentaire

I - Les minima salariaux applicables au travail des détenus : application classique

  • Les règles applicables au travail des détenus

Le régime juridique applicable au travail des détenus est pour le moins minimaliste. Dans la partie législative du Code de procédure pénale, seul l'article 717-3 (N° Lexbase : L9399IET) s'intéresse cette question au titre des modalités d'exécution des peines et autorise les détenus qui en font la demande à travailler. De manière expéditive, le troisième alinéa du texte dispose que "les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l'objet d'un contrat de travail" sachant qu'il peut être dérogé à cette règle lorsque le détenu travaille en dehors de l'établissement pénitentiaire. Par cette simple incise, l'intégralité du droit du travail, dont la condition d'application est précisément l'existence d'un contrat de travail, se trouve exclue. En lieu et place du droit du travail s'appliqueront les quelques règles posées par les articles D. 432-1 (N° Lexbase : L2306IP4) à D. 432-4 (N° Lexbase : L2307IP7) du Code de procédure pénale (1).

Plus particulièrement, la rémunération du travail des détenus fait l'objet du cinquième alinéa de l'article 717-3 qui prévoit qu'elle "ne peut être inférieure à un taux horaire fixé par décret et indexé sur le salaire minimum de croissance défini à l'article L. 3231-2 du Code du travail (N° Lexbase : L0825H9G). Ce taux peut varier en fonction du régime sous lequel les personnes détenues sont employées". L'exclusion du droit du travail implique nécessairement celle des règles afférentes au salaire minimum interprofessionnel de croissance auxquelles sont substituées les dispositions spécifiques au travail des détenus établies par l'article D. 432-1 du Code de procédure pénale qui fixe à 45, 33, 25 ou 20 % du SMIC la rémunération des détenus en fonction du niveau de qualification exigé, par un arrêté du 23 février 2011, pour exercer leur activité professionnelle (2). A titre d'exemple, un détenu exerçant une fonction d'ouvrier qualifié ayant de bonnes connaissances professionnelles et pouvant faire preuve d'autonomie et de responsabilité sera rémunéré à hauteur de 33 % du SMIC.

  • Les remous provoqués par l'existence d'un statut particulier

Il a été tenté à plusieurs reprises, lors des six derniers mois, de remettre en cause ce statut particulier des travailleurs détenus (3). Ces actions ont en partie été infructueuses, en particulier s'agissant de la contestation de la conformité des dispositions légales à la Constitution sur laquelle le Conseil constitutionnel était interrogé à la demande de la Cour de cassation (4) et qui a abouti à une décevante validation en l'état des dispositions légales (5).

D'autres actions sont toujours en cours, notamment à la suite du jugement rendu par le conseil de prud'hommes de Paris qui accepta la requalification de la relation en contrat de travail et jugea les dispositions du Code de procédure pénale contraire à différents textes internationaux (6). Le Conseil d'Etat, de son côté, a renvoyé au Tribunal des conflits la question de la compétence du juge judiciaire ou du juge administratif s'agissant des litiges relatifs à la rémunération des détenus, question de compétence qui dépendra au moins en partie de l'éventuelle existence d'un contrat de travail, de l'application qui en découlerait du droit du travail et, partant, de l'évincement des règles du Code de procédure pénale (7).

S'agissant précisément de la rémunération des travailleurs détenus, il convient encore de faire référence au rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté pour l'année 2011 (8). Celui-ci constatait, en effet, que les règles de rémunération des détenus établies par le code de procédure pénale et par l'arrêté du 23 février 2011 pris pour leur application n'étaient pas respectées, notamment en raison de l'existence des notes de services de l'administration pénitentiaire fixant des taux de rémunération inférieurs. C'est précisément l'application de ces dispositions et leurs conséquences sur la rémunération d'un travailleur détenu qui faisait l'objet de l'affaire présentée.

  • L'affaire

Au cours des années 2011 et 2012, un détenu travaillait dans un emploi relevant de la classe III puis de la classe II selon la classification opérée par l'arrêté ministériel du 23 février 2011. Il soutenait que les rémunérations qui lui avaient été servies étaient en deçà des minima établis par le Code de procédure pénale et demandait, en référé, que lui soit versées des provisions correspondant aux rappels de rémunération dues, au préjudice subi en raison de cotisations au régime de retraite inférieures à ce qu'elles auraient dû être et, enfin, au préjudice moral prétendument subi.

Le tribunal administratif de Limoges, par ordonnance rendue le 22 août 2013, fait partiellement droit à ses demandes, accepte que lui soient servies des provisions au titre de rappels de salaire, l'existence de l'obligation de payer des rémunérations supérieures n'étant pas sérieusement contestable, mais considère que l'existence d'un préjudice de retraite et d'un préjudice moral n'est pas établie.

II - Les minima salariaux applicables au travail des détenus : vers une nouvelle remise en cause du statut des travailleurs détenus ?

  • Le calme : l'absence de remise en cause du statut particulier

Plusieurs remarques, de différents ordres, viennent à l'esprit à l'analyse de cette décision.

La première, qui n'est finalement pas surprenante, permet d'être convaincu que les constats établis par le contrôleur général des lieux de privation de liberté en 2011 étaient véritablement fondés. Non seulement les rémunérations versées aux travailleurs détenus sont autrement plus basses que celles servies aux travailleurs ordinaires mais, pire encore, les minima légaux et réglementaires ne sont le plus souvent pas respectés en raison d'application de textes d'interprétation, assimilables à des circulaires, non-conformes aux dispositions légales et réglementaires évoquées.

Un second sentiment s'élève et c'est, à nouveau, celui de la déception comme l'avait déjà suscité la décision du Conseil constitutionnel. Aucun des moyens présentés par le demandeur ne tentait de contester la légitimité des dispositions dérogatoires applicables aux travailleurs détenus. En particulier, la confrontation de ces dispositions à celles des articles 4 (N° Lexbase : L4775AQW) et 14 (N° Lexbase : L4747AQU) de la CESDH, du protocole additionnel n°12 à la CESDH, aux articles 6, 7 et 9 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (N° Lexbase : L6817BHX) et à la Convention n° 29 de l'Organisation internationale du travail aurait pu être envisagée comme ce fut le cas devant le conseil de prud'hommes de Paris. De manière plus spécifique, la légalité des notes de services de l'administration pénitentiaire n'était pas elle non plus contestée.

  • Une tempête en formation par le jeu du contrôle de conventionalité ?

Il est vrai, cependant, qu'il ne s'agissait là que d'une action en référé, que l'affaire devra être jugée au fond et que c'est à cette occasion que ces arguments pourraient être soulevés. Les suites de cette affaire devront donc faire l'objet de toutes les attentions, comme celles d'ailleurs du jugement du conseil de prud'hommes de Paris.

Dans un cas comme dans l'autre, les Hautes juridictions de l'ordre judiciaire et de l'ordre administratif pourraient être appelées à se prononcer sur la conformité du régime spécial aux libertés et droits fondamentaux reconnus aux détenus et aux travailleurs par les textes internationaux, en particulier par la CESDH. Voilà qui pourrait être l'occasion de savoir si les contrôles de constitutionnalité et de conventionalité doivent être perçus comme étant complémentaires ou concurrents (9).

Le choix de la complémentarité impliquerait seulement que les règles dérogatoires applicables à la rémunération des travailleurs détenus soient respectées, sans qu'il y ait là d'autre enjeu que celui de l'articulation entre circulaire d'interprétation et texte réglementaire. Il ne serait alors question que d'une tempête dans un verre d'eau.

Le choix de la concurrence ferait entrer la Cour de cassation et/ou le Conseil d'Etat dans une opposition frontale avec le Conseil constitutionnel. La Cour de cassation, en acceptant de transmettre la QPC au Conseil, démontrait qu'elle n'était pas hostile à une remise en cause du régime dérogatoire si bien qu'elle pourrait être tentée de l'écarter sur le fondement d'autres arguments que ceux tirés des principes à valeur constitutionnelle. Quant au Conseil d'Etat, le choix de transmettre la question de compétence des juridictions administratives au Tribunal des conflits démontre que sa position n'était pas elle non plus bien affirmée avant que le Conseil constitutionnel ne rende sa décision. La tempête se muerait alors en ouragan, emportant sur son passage le régime spécial des travailleurs détenus, ce à quoi s'ajouterait un différend profond de conception entre les différentes juridictions suprêmes de notre pays.

En définitive, et ce malgré la décision rendue par le Conseil constitutionnel au mois de juin dernier, il subsiste donc une réelle incertitude quant au devenir du régime spécial applicable aux travailleurs détenus, incertitude que le dessein réservé à l'ordonnance du tribunal administratif de Limoges pourrait participer à dissiper.


(1) Sur ce statut particulier, v. P. Auvergnon et C. Guillemain, Le travail pénitentiaire en question, La documentation française, 2006.
(2) La classification des différents niveaux de qualification a été effectuée par arrêté du 23 février 2011, relatif à la répartition des emplois entre les différentes classes du service général.
(3) P. Auvergnon, Droit du travail et prison : le changement maintenant ?, RDT, 2013, p. 309.
(4) Cass. soc., 20 mars 2013, deux arrêts, n° 12-40.104, FS-P+B (N° Lexbase : A9043KA8) et n° 12-40.105, FS-P+B (N° Lexbase : A9046KAB) ; v. les obs. de Ch. Radé, L'application du Code du travail aux détenus en questions, Lexbase Hebdo n° 522 du 4 avril 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N6456BTB) ; Dr. soc., 2013, p. 576 et nos obs.
(5) Cons. const., décision n° 2013-320/321 QPC du 14 juin 2013 (N° Lexbase : A4732KGD) ; v. les obs. de Ch. Radé, Travail carcéral et statut des maîtres contractuels de l'enseignement privé : les rendez-vous manqués, Lexbase Hebdo n° 533 du 27 juin 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N7709BTP).
(6) CPH Paris, 8 février 2013, n° 11/15185 (N° Lexbase : A0400I9P) ; v. nos obs., Travail des détenus : vers l'application du droit commun du travail ?, Lexbase Hebdo n° 520 du 21 mars 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N6255BTT) ; CSBP, 2013, p. 111, obs. G. Loiseau.
(7) CE 1° et 6° s-s-r., 5 avril 2013, n° 349683, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6572KBZ).
(8) V. en particulier les pages 175 et s.
(9) La question est d'ores et déjà posée, notamment s'agissant des rôles éventuellement concurrents du Conseil constitutionnel et de la CEDH, v. J. Mouly, QPC et "QCC" en droit du travail : concurrence ou complémentarité ?, Dr. soc., 2013, p. 573.

Décision

TA Limoges, 22 août 2013, n° 1301113 (N° Lexbase : A3115KKL).

Condamnation.

Textes concernés : C. pr. pén., art. 717-3 (N° Lexbase : L9399IET) et D. 432-1 (N° Lexbase : L2306IP4).

Mots-clés : Travail pénitentiaire. Rémunération.

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