La lettre juridique n°717 du 26 octobre 2017 : Construction

[Jurisprudence] Du risque de demander la réception judiciaire d'un ouvrage

Réf. : Cass. civ. 3, 12 octobre 2017, n° 15-27.802, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5211WUK)

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par Juliette Mel, Avocat associé, Docteur en droit, Chargée d'enseignements à l'UPEC, Responsable de la Commission Marchés de Travaux de l'Ordre des avocats de Paris

le 26 Octobre 2017

La règle posée par l'article 1792-6 du Code civil (N° Lexbase : L1926ABX) est claire : en principe, la réception est expresse. Il s'agit de l'acte par lequel le maître de l'ouvrage déclare accepter l'ouvrage avec ou sans réserve. Mais il est des cas où, non seulement il est impossible d'organiser une réception expresse mais, encore, où les conditions de la réception tacite ne sont pas réunies. Le maître de l'ouvrage ou le constructeur n'aurait alors d'autre choix que celui de se tourner vers le juge, ce qui laisse augurer une procédure longue, dont le coût est parfois disproportionné aux enjeux, et surtout incertaine. Comme vient de le rappeler la troisième chambre civile de la Cour de cassation, par un arrêt rendu le 12 octobre 2017 destiné à la plus large publication (FS-P+B+R+I), la réception judiciaire ne peut être ordonnée que si les travaux sont en état d'être reçus. La formule, qui confine au truisme, mérite quelques explications. En l'espèce, deux propriétaires de deux appartements contigus décident de réunir ces deux appartements et d'y réaliser des travaux d'amélioration qu'ils confient à une entreprise. Ils constatent, en cours de chantier, diverses malfaçons et non-façons dont ils font part à l'entreprise, laquelle sollicite le règlement du solde de son marché. Les propriétaires maîtres d'ouvrage sont condamnés, par ordonnance portant injonction du 27 mai 2011, à payer ce solde à l'entreprise. Ils sollicitent, en parallèle, la désignation d'un expert judiciaire et forment opposition à l'ordonnance d'injonction de payer. Le tribunal de grande instance de Paris, par jugement rendu le 18 juin 2013 (TGI Paris, 6ème ch., 18 juin 2013, n° 11/17250 N° Lexbase : A8474KLG), rejette la demande de réception judiciaire et condamne l'entreprise à payer aux maîtres d'ouvrage le coût des travaux réparatoires, d'un montant de 13 295,53 euros HT hors maîtrise d'oeuvre, outre 17 100 euros au titre du préjudice de jouissance.

L'assureur de l'entreprise interjette appel du jugement. La cour d'appel de Paris, dans un arrêt rendu le 18 septembre 2015 (CA Paris, Pôle 4, 6ème ch., 18 septembre 2015, n° 13/13322 N° Lexbase : A2423NPG), confirme, sur la réception, la décision rendue par les premiers juges. Elle considère que "le prononcé de la réception judiciaire des travaux suppose, [d'une part] que les travaux soient en l'état d'être reçus, mais aussi, [d'autre part], un refus abusif du maître de l'ouvrage de prononcer une réception expresse sollicitée par le constructeur. Or, en l'espèce, aucune des parties n'a manifesté la volonté de prononcer une quelconque réception, la mise en demeure du 17 décembre étant parfaitement explicite sur la volonté des consorts P.D. de ne pas accepter les travaux, de ne pas les régler et d'obtenir le règlement des travaux de réparation".

La solution est censurée au visa de l'article 1792-6 du Code civil. La cour d'appel a ajouté une condition qui n'est pas posée par le texte. Autrement dit, le refus abusif du maître de l'ouvrage de prononcer la réception expresse sollicitée par le constructeur n'est pas une condition à la réception judiciaire. Il suffit de justifier que les travaux sont en l'état d'être reçus.

A en croire le nombre de décisions rendues ces derniers mois par la Haute juridiction, la réception pose encore des difficultés d'application. Cette décision est ainsi l'occasion de revenir sur les conditions de la réception judiciaire. Si la Cour affirme avec force qu'il est uniquement nécessaire d'établir que les travaux sont en l'état d'être reçus (I) encore faut-il savoir ce que la formule recouvre (II).

I - Des travaux en l'état d'être reçus, critère déterminant de la réception judiciaire

La réception judiciaire est de mise en oeuvre délicate, raison pour laquelle elle est plus rarement demandée. Souvent confondue, à tort, avec la demande en constatation judiciaire de la réception tacite, la réception judiciaire intervient à la demande de la partie la plus diligente, souvent l'entrepreneur confronté au refus injustifié du maître d'ouvrage de réceptionner l'ouvrage (1). La réception judiciaire permet ainsi le prononcé d'une réception qui n'est pas intervenue alors que la réception tacite tend à faire constater judiciairement une réception qui est déjà intervenue entre les parties, tacitement. Pour reprendre l'expression consacrée, la réception judiciaire est un accord forcé.

La Cour de cassation, comme elle l'a récemment rappelé dans un arrêt rendu le 24 novembre 2016 (2), veille à cette différence. Elle refuse ainsi que les juges du fond saisis d'une demande de fixation de la date la réception tacite dont l'existence était contestée prononcent une réception judiciaire qu'aucune des parties n'avait demandé (3). A l'inverse, un juge saisi d'une demande de réception judiciaire ne peut prononcer une réception tacite (4). Si l'objet de la réception judiciaire est bien distinct de celui de la réception tacite, qu'en est-il des conditions ? Si le critère de l'habitabilité, condition à la prise de possession des lieux, est insuffisant, à lui seul, pour caractériser la réception tacite, il pourrait permettre de caractériser la réception judiciaire. La jurisprudence, majoritaire, fixe, en effet, la date de la réception judiciaire à la date à laquelle l'ouvrage est en état d'être reçu, c'est à dire qu'il est habitable (5). Il appartient donc seulement au juge de vérifier que les ouvrages étaient en état d'être reçus et à quelle date, peu importe que la réception judiciaire ait été demandée après un premier constat des désordres (6). Peu importe également "quelques inachèvements" qui n'empêcheraient pas les maîtres d'ouvrages d'entrer dans les lieux (7). Il n'en va pas de même en cas d'existence de désordres ou de défauts de conformité rendant l'ouvrage impropre à sa destination (8). Dans un arrêt largement commenté en date du 11 janvier 2012, la troisième chambre civile de la Cour de cassation subordonne la réception judiciaire à l'absence de désordres affectant la solidité de l'immeuble et compromettant "non seulement sa destination [...] mais également sa pérennité" (9).

L'arrêt commenté vient confirmer cette jurisprudence.

II - Le refus abusif du maître de l'ouvrage de recevoir l'ouvrage, critère indifférent pour la réception judiciaire

Cette jurisprudence ne peut qu'être approuvée. Dès lors que la réception judiciaire est un accord forcé entre l'entreprise et le maître d'ouvrage, la volonté du maître d'ouvrage de recevoir l'ouvrage n'a pas à participer dans la caractérisation de la réception judiciaire. La volonté des acteurs étant volontairement écartée, le juge ne peut s'appuyer que sur des éléments objectifs. A l'approche subjective de la réception tacite s'oppose alors l'approche objective de la réception judiciaire. Est aussi marquée la frontière avec la jurisprudence récente sur la réception tacite. Dans un arrêt rendu le 13 juillet 2016 (Cass. civ. 3, 13 juillet 2016, n° 15-17.208, FS-P+B+R N° Lexbase : A2071RXY et nos obs., in Lexbase éd. priv., 2016, n° 666 N° Lexbase : N4064BWG), la troisième chambre civile de la Cour de cassation avait retenu, aux termes d'une formule alambiquée, que la caractérisation de la volonté non équivoque de ne pas recevoir l'ouvrage permet de refuser la réception tacite. Les critères de prise de possession et de paiement de la totalité ou de la quasi-totalité du prix ne se suffisent donc pas en eux-mêmes lorsque le maître d'ouvrage conteste les travaux réalisés.

Il faut, pour refuser de caractériser la réception tacite, tenir compte de l'état d'esprit du maître d'ouvrage et surtout établir sa volonté certaine de ne pas recevoir l'ouvrage. Il semblerait ainsi que les juges d'appel aient, en l'espèce, confondu avec les critères de la réception tacite. L'approche pêche par simplisme. La solution des juges du fond parisien est l'écho d'une jurisprudence assez ancienne dont ils souhaitant sans doute la survivance. Il a, en effet, pu être posé que la réception judiciaire suppose un refus, exprès mais abusif, de la part d'une des parties au contrat, en pratique le maître d'ouvrage, d'une réception demandée par l'autre, en pratique les constructeurs (10). Cette jurisprudence semble toutefois ainsi abandonnée. Il suffit que les travaux soient en l'état d'être reçus. L'appréciation relève certes du pouvoir souverain des juges du fond mais la Haute juridiction exerce un contrôle de motivation. Le juge qui constate cet état, qui revient le plus souvent à constater l'achèvement ou l'habitabilité, ne pourrait donc plus refuser de prononcer la réception (11). La solution n'est pas nouvelle. Dans un arrêt rendu le 2 février 2017 (Cass. civ. 3, 2 février 2017, n° 16-11.677, F-D N° Lexbase : A4212TBM), la troisième chambre civile de la Cour de cassation avait posé avec force, sur une demande de réception judiciaire, que "en statuant ainsi, sans rechercher si l'ouvrage était en état d'être reçu, c'est-à-dire habitable, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision".


(1) Cass. civ. 3, 30 octobre 1991, n° 90-12.659 (N° Lexbase : A5096AH9).
(2) Cass. civ. 3, 24 novembre 2016, n° 15-26.090, FS-P+B (N° Lexbase : A3499SL8 ; cf. l’Ouvrage "Responsabilité civile" N° Lexbase : E4225ETN).
(3) Cass. civ. 3, 22 février 1995, n° 93-13.346 (N° Lexbase : A7670ABP), Bull. civ. III, n° 55.
(4) Cass. civ. 3, 12 mai 1999, n° 96-18.268 (N° Lexbase : A9701CRQ), Constr. Urb., 1999, 242.
(5) Cass. civ. 3, 20 novembre 2007, n° 06-21.064, F-D (N° Lexbase : A7162DZB) ; Cass. civ. 3, 27 janvier 2009, n° 07-17.563, F-D (N° Lexbase : A6968EC3) ; Cass. civ. 3, 29 mars 2011, n° 10-15.824, F-D (N° Lexbase : A4041HMM) ; Cass. civ. 3, 21 janvier 2016, n° 14-23.393, FS-D (N° Lexbase : A5648N4X).
(6) Cass. civ. 3, 14 janvier 1998, n° 96-14.482 (N° Lexbase : A2706AC9), Bull. civ. III, n° 5.
(7) CA Paris, 19ème ch., sect. B, 19 septembre 1990, n° 88/21158 (N° Lexbase : A8847S33).
(8) Cass. civ. 3, 26 janvier 2010, n° 08-70.220, F-D (N° Lexbase : A7695EQ3 ; cf. l’Ouvrage "Responsabilité civile" N° Lexbase : E0518EXH).
(9) Cass. civ. 3, 11 janvier 2012, n° 10-26.898, FS-D (N° Lexbase : A7991IA9).
(10) Cass. civ. 3, 30 octobre 1991, n° 90-12.659 (N° Lexbase : A5096AH9).
(11) Cass. civ. 3, 24 novembre 2016, n° 15-26.090, FS-P+B (N° Lexbase : A3499SL8 ; cf. l’Ouvrage "Responsabilité civile" N° Lexbase : E4225ETN).

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