La lettre juridique n°633 du 19 novembre 2015 : Éditorial

"Tripadviser" les avocats et laisser la déontologie dans sa toque ?

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 19 Novembre 2015


"L'homme s'appartient quand il ne se compare plus à aucun homme" - Georges Perros, Papiers collés.

On peut comprendre que l'indépendance, vertu première de la profession d'avocat, s'accommode mal de la publication d'un site proposant, outre un annuaire, un système de notation, la possibilité de commenter les diligences et les honoraires d'un avocat, voire de comparer les honoraires ainsi pratiqués. Les fondateurs d'un tel service numérique ne s'en cachent même pas : ils proposent ni plus ni moins que d'appliquer la méthode "Tripadvisor" aux professions du droit, aux avocats en particulier.

La réaction du Conseil national des barreaux ne s'est pas faite attendre, à la suite de plusieurs saisines d'avocats étonnés de se retrouver, malgré eux, référencés sur le site en question. Didier Adjedj, président de la commission Exercice du droit du CNB, rappelait alors que "récupérer des bases de données entières pour les utiliser à des fins commerciales [était] inacceptable", au regard des dispositions de l'article L. 342-1 du Code de la propriété intellectuelle soumettant à l'autorisation du producteur de la base de données la réutilisation de tout ou partie de celle-ci. Et, les réactions pourraient bien être plus virulentes : si l'on écarte la simple demande de retrait de l'annuaire proposé et la rectification des inexactitudes des données collectées, se rapportant à l'avocat ainsi référencé, il y a une zone grise concernant le droit de réponse du professionnel lorsque celui-ci est mis en cause, sa réputation, sa compétence, qu'il conviendra de lever rapidement, sous peine de dérives préjudiciables pour tout le monde.

Sur la publication d'un annuaire (avec un moteur de recherche), on observera que le Conseil national des barreaux et la grande majorité des Ordres en proposent un sur leurs sites internet respectifs, qu'ils sont plus à même de collecter les bonnes informations en cause, et que s'il est besoin d'un site commercial pour ce faire, il serait grand temps pour les institutions représentatives de mettre en évidence l'accessibilité de leurs données, si ce n'est objectivement pas déjà fait ! On aura compris que le moyen selon lequel "quelque 69 % des personnes interrogées considèrent qu'il est difficile de trouver un bon avocat" (source Opinionway) est fallacieux ; car tout est dans le "bon avocat" ! "Bon avocat" par rapport à qui, à quoi, quelle compétence, quelle (pardon encore) postulation ? D'autant que la deuxième branche du moyen précise : "85 % d'entre elles jugent difficile de trouver un bon avocat à un prix abordable". Nous y voilà !

L'enjeu serait donc bien de "disposer d'informations sur l'efficacité des avocats ou de savoir si leurs clients en ont été satisfaits" : comme un hôtel, un restaurant, une exposition, pire un robot-minute.

Première observation : l'appréciation d'une nuitée à l'hôtel, d'un plat dans un restaurant, d'une collection dans un musée est extrêmement subjective, commentateurs comme lecteurs le savent et relativisent l'exercice, d'autant que cette appréciation se fera le plus souvent au regard de standards (étoiles, macarons, bibs gourmands) eux-mêmes élaborés par des tiers (de confiance ou d'autorité). Marc Bollet, Président de la Conférence des Bâtonniers, ne dit pas autre chose au Parisien.

Deuxième observation : on ne compare pas la mission, les diligences d'un avocat, comme les fonctionnalités d'un objet. Il est certain que l'appréhension consumériste de la mission de justice de l'avocat par les pouvoirs publics comme par les justiciables conduit, une nouvelle fois, à une erreur d'analyse de la relation client-avocat fondée, avant toute chose, sur la confiance -c'est-à-dire la foi, l'espérance dans l'autre-. Choisir son avocat sur la base d'étoiles et de commentaires partiaux, positifs comme négatifs au demeurant, c'est zapper la confiance qui se tisse de prime abord entre l'avocat et son client et qui est fondamentale à la bonne conduite des procédures et conseils diligentés.

Troisième observation : et le secret professionnel dans tout cela ? Il est déjà assez incongru que l'avocat ne puisse donner de références clients que lorsqu'il fait acte de candidature à un marché public de prestation juridique, au regard du secret professionnel justement, alors que l'internaute pourra lui indiquer urbi et orbi avoir été client de tel ou tel avocat.

Mieux, quid du droit de réponse ou de rectification d'un avocat à l'approche d'un commentaire inexact, désobligeant, si ce n'est diffamatoire ? On rappellera que, si l'avocat peut écarter le secret professionnel, c'est pour sa propre défense certes... mais dans l'enceinte d'un tribunal ! Pas sur un blog ou site internet ! Que peut répondre un avocat au sujet d'un manque de diligence, d'un mauvais conseil ou d'une mauvaise information qu'il aurait donné ? Que peut répondre un avocat sur les honoraires réellement pratiqués, en l'absence de standardisation des affaires... parce qu'aucune affaire n'est semblable à une autre ?

La loi et la justice appréhendent déjà largement l'action et la compétence des avocats au regard des contentieux initiés par les clients, que ce soit en matière de responsabilité professionnelle comme en matière de taxation des honoraires ; le tout dans le respect du contradictoire qui plus est ! Ce que ne garantit en rien un tel site de notation et de "comparaison" lorsque la déontologie, le secret professionnel, la loyauté, la délicatesse (notamment) ne permettent pas de développer de contre-arguments. Tout cela est bien entendu, et d'autant plus, soumis à la singularité de chaque affaire et à l'aléa judiciaire qui constitue, le plus souvent, le point de mécontentement des justiciables.

Ceci étant (rapidement) dit, se pose en fait la question de la légitimité d'un comparateur ou d'un système de notation pour un service qui entend s'inscrire dans une économie... de la qualité. Cette qualité, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ne s'apprécie certainement pas au regard d'étoiles ou de commentaires, avouons-le, le plus souvent des seules insatisfactions de la clientèle ! Cette qualité s'apprécie au long de l'expérience du professionnel, de sa notoriété, de son réseau de confiance, de sa clientèle fidèle. Cette qualité ne peut, en général, pas se résumer en quelques lignes de contentement ou non sur une affaire donnée. Quant au prisme de l'honoraire, il est bien pire.

Si le but affiché du reste est la transparence des honoraires de l'avocat pour des missions dites standards, le postulat de base est mensonger : d'abord les honoraires sont désormais négociés en amont et contractuellement établis avec le client -on ne peut pas faire transparence plus pertinente- ; ensuite les affaires standards ne sont souvent pas celles qui intéressent les justiciables -de toute manière le juge taxateur sera invité à réduire le montant des honoraires au regard des diligences accomplies, voire la fortune du client, etc.-.

Au final, ce type de site secoue la profession et c'est tant mieux ! Mais, outre qu'il requiert des réponses rapides de la part des déontologues quant aux marges de manoeuvre des avocats pour répondre aux éventuelles critiques formulées, il confond les avocats à réfléchir sur la nature de leur mission, la nécessité d'une publicité encadrée -à l'heure où le Conseil d'Etat vient de rappeler que les tracts, affiches, films cinématographiques, émissions radiophoniques ou télévisées n'étaient pas adéquats-, et sur le caractère libéral de leur activité : encore ne sont-ils pas obligés de participer à la "consumérisation" de leur mission d'auxiliaire de justice et à la fonctionnarisation de leur profession !

Alors, le site vante que l'internaute "pourra acheter pour un prix donné une heure de conversation avec un spécialiste en droit immobilier et obtenir rapidement des réponses" : "l'ubérisation", c'est-à-dire ici la prolifération des intermédiaires, est-elle inéluctable ? Nous avons déjà répondu à cette question, il y a peu, par la cinglante négative, sans oublier d'exhorter chaque professionnel à renforcer sa compétence et à accroître sa notoriété. Les premiers intermédiaires entre l'avocat et le client doivent demeurer avant tout : les avocats eux-mêmes, à travers leurs Ordres principalement.

Relire Goethe : "comparer n'est pour l'ignorant qu'un moyen commode de se dispenser de juger" ; n'est-ce pas un comble lorsqu'il est affaire de justice ?

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