Le Quotidien du 16 août 2021

Le Quotidien

Fiscalité du patrimoine

[Focus] Donations aux proches parents : la malheureuse « exception fiscale française »

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par Virginie Pradel, Fiscaliste

Le 20 Juillet 2021


Mots-clés : donations • droits de donation • successions • patrimoine

La crise du Covid-19 et les récentes déclarations de Bruno Le Maire sont l’occasion de revenir sur l’un des points faibles de notre système d’imposition : l’impôt sur les donations, communément dénommés droits de donation.


 

Précisons d’emblée qu’en France, comme dans un certain nombre de pays, l’impôt sur les donations est consubstantiellement lié à l’impôt sur les successions.

I - Rappels historiques

Pour mémoire, l’impôt sur les successions et les donations est un des plus anciens de notre système fiscal. Il existait déjà en droit romain. Supprimé, il a ensuite été rétabli au Moyen Âge sous la forme de droits féodaux. À ces derniers se sont superposés ultérieurement des impôts royaux.

La loi des 5 et 19 décembre 1790 a simplifié l’imposition des successions et des donations en les assujettissant à un droit d’enregistrement. Cette loi a été remplacée par celle du 22 frimaire an VII dont les dispositions demeurent partiellement applicables. À cette époque, il existait des régimes fiscaux différents pour les successions et pour les donations. La loi du 25 février 1901 a renforcé la distinction entre l’imposition des donations et celle des successions. Par la suite, la loi du 14 mars 1942 a unifié le régime fiscal l’imposition des successions et donations.

Le législateur n’a plus remis en cause par la suite les grands principes issus de cette évolution.

Précisons toutefois que la loi « DDOEF » du 12 avril 1996 (loi n° 96-314 du 12 avril 1996 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier N° Lexbase : L0259AIG) a réformé la fiscalité des donations et donations-partages afin de faciliter les transmissions entre vifs. Un régime d’exonération partielle des transmissions d’entreprises (entreprises individuelles ou droits sociaux faisant l’objet d’un engagement collectif de conservation, dit « pacte Dutreil ») a ensuite été instauré en 2000.

Les réformes tendant en règle générale à alléger le poids de l’impôt sur les successions et donations se sont ensuite multipliées : institution d’une réduction de droits de donation liée à l’âge du donateur pour inciter à transmettre de façon anticipée son patrimoine, réduction du délai de rappel fiscal des donations antérieures, exonération de certains dons familiaux en espèces. La loi « Tepa » du 21 août 2007 (loi n° 2007-1223, du 21 août 2007, en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat N° Lexbase : L2417HY8) a notamment instauré l’exonération des successions entre époux et partenaires d’un Pacs, triplé de l’abattement en ligne directe, institué le principe de revalorisation annuelle des tranches de barème et abattement.

La loi n° 2012-958, du 16 août 2012 (loi n° 2012-958, du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012 N° Lexbase : L9357ITQ) est toutefois revenue partiellement sur la loi Tepa en réduisant l’abattement en ligne directe, en allongeant le délai de rappel des donations antérieures et en supprimant la revalorisation annuelle automatique des différents abattements, tarifs et seuils.

II - Un enjeu stratégique

Bien moins présent dans les débats que l’ISF (désormais supprimé), l’impôt sur les successions et les donations est devenu depuis plusieurs années un enjeu stratégique pour les pays désirant attirer les contribuables aisés du monde entier. Si bien qu’une majorité d’entre eux ont opté, soit pour leur suppression, à l’instar de la Suède, soit pour leur diminution, à l’instar des États-Unis et de l’Italie.

Rien de tel toutefois en France ! Au nom de « l’exception fiscale française », nous avons choisi d’augmenter cet impôt plutôt que le diminuer[1]. Avec le résultat que l’on connaît : de nombreux Français connus ou méconnus s’en vont, depuis plusieurs années, vivre et transmettre leur patrimoine à leurs proches sous des cieux moins taxés… Ces derniers sont légion.

III - L’imposition des donations faites aux proches parents hors de France

Plusieurs pays ont en effet choisi de ne jamais instaurer ou de supprimer cet impôt. Parmi ces derniers, des pays européens tels que la Suède, l’Autriche, l’Estonie, la Lituanie, Malte, le Liechtenstein, la Roumanie, le Royaume-Uni ou encore la Norvège. Ou encore d’autres pays plus lointains tels que l’Argentine, l’Australie, la Chine, Hong Kong, le Cambodge, le Congo, l’Égypte, Gibraltar, l’Indonésie, Israël, la Jordanie, le Kazakhstan, Madagascar, la Malaisie, la Mauritanie, l’île Maurice, la Mongolie, la Nouvelle-Zélande, le Nigéria, Oman, le Pakistan, le Panama, le Paraguay, le Quatar, le Rwanda, la Russie, Sainte-Lucie, l’Arabie Saoudite, Singapour, le Sri Lanka, la Tanzanie, l’Ouganda, le Turkménistan, les Émirats arabes unis, l’Uuguay, le Zimbabwe…

D’autres pays européens ont, quant à eux, choisi de ne pas taxer ou de taxer faiblement les donations aux proches parents (époux et/ou enfants).

Parmi les pays n’imposant pas ce type de donation en Europe, on peut notamment citer la Croatie, la Bulgarie, la Hongrie, la Slovénie, la Lettonie, le Danemark ou encore la Suisse…

Quant aux pays européens qui taxent les donations aux proches parents (époux et/ou enfants), force est de constater que l’imposition appliquée est bien plus attractive que celle de la France. La plupart recourent en effet à des flat tax, à savoir des taux d’imposition proportionnels réduits, lesquels peuvent se combiner avec des abattements conséquents. Prenons quelques exemples.

Au Luxembourg, les donations au profit des ascendants et descendants directs (enfants, petits-enfants, parents, grands-parents…) sont taxés à des taux proportionnels allant de 1,8 % à 2,4 %. Les donations entre époux sont taxées au taux proportionnel de 4,8 % (taux de 2,4 % pour les donations faites à l’occasion du mariage).

En Italie, les donations entre époux et aux descendants directs sont taxées au taux proportionnel de 4 %, après application d’un abattement de 1 million d'euros pour les donations entre époux et aux descendants directs.

En Belgique, les donations de biens mobiliers entre époux, aux enfants, petits enfants, parents, grands-parents sont taxées au taux proportionnel de 3 %.

En Allemagne, les donations entre époux et  aux enfants sont taxées selon un barème progressif dont les taux vont de 7 % à 30 %. L’époux ou l’épouse bénéficie d’un abattement d’un montant de 500 000 euros ; les enfants et beau-enfants d’un abattement d’un montant de 400 000 euros ; les petits-enfants d’un abattement d’un montant de 200 000 euros.

Aux Pays-Bas, les donations entre époux et aux enfants sont imposées aux taux proportionnels de 10 % ou de 20 %, en fonction du montant de la donation. Les donations aux petits-enfants sont, quant à elles, taxées aux taux de 18 % ou de 36 %, également en fonction du montant de la donation . Les donations entre parents et enfants bénéficient d’un abattement de 6 604 euros. Le don reçu dans la vie d’un enfant entre l’âge de 18 et 40 ans bénéficie de plus d’un abattement de 26 881 euros. Ce montant est augmenté à 55 996 euros si le don est fait pour des raisons scolaires et à 105 302 euros pour l’achat, l’entretien et l’amélioration d’un bien immobilier.

Au Danemark, les donations aux descendants sont taxées au taux proportionnel de 15 %, après application d’un abattement d’environ 9 200 euros.

En Irlande, les donations entre époux sont exonérées. Les autres donations sont imposées au taux de 33 %. Les donations aux enfants bénéficient d’un abattement de 335 000 euros, tandis que celles aux parents et grands-parents ainsi qu’aux petits-enfants bénéficient d’un abattement de 32 500 euros.

En Suisse, il n’y a pas d’impôt sur les donations au niveau fédéral. Les cantons peuvent toutefois taxer les donations. La plupart des cantons ne taxent pas les donations entre époux et aux enfants. Les autres cantons appliquent des taux réduits.

Comme on peut le constater, ce ne sont pas les pays qui taxent ou redistribuent le moins qui ont aboli ou réduit drastiquement l’impôt sur les donations faites aux proches parents. Pour rappel, le niveau de pression fiscale et des dépenses publiques de la Suède et de l’Autriche sont relativement proches de ceux de la France. Cela met en évidence que certains pays ont su faire passer leur prospérité économique et des considérations morales avant une idéologie fiscale destructrice justifiée par la quête effrénée d’égalitarisme… En Suède, État-providence par excellence, ce sont les sociaux-démocrates qui ont supprimé l’impôt sur les donations ; ce qui a eu un impact bénéfique selon diverses études.

Cette tendance visant à taxer faiblement les donations faites aux proches parents s’explique par des raisons aussi bien économiques que sociales. D’un point de vue économique, les pays confrontés à une concurrence fiscale toujours plus exacerbée ont bien conscience qu’ils doivent impérativement réduire l’imposition des donations au sein de la proche famille, sous peine, soit de voir leurs contribuables s’exiler, soit de provoquer une ultraconcentration du patrimoine entre les mains des parents et grands-parents, au détriment des enfants et petits-enfants.

D’un point de vue social ensuite, l’impôt sur les donations présente l’écueil de sacrifier la conception intergénérationnelle et familiale de la propriété, au profit d’une conception purement monogénérationnelle et individualiste. La volonté d’abaisser ou de supprimer l’impôt sur les donations faites aux proches parents résulte également de la volonté de permettre une assistance nécessaire au sein de la famille.

 

[1] Lire en ce sens, V. Pradel, Vers un allègement des droits de donation ?, Lexbase Fiscal, avril 2021, n° 860 (N° Lexbase : N6964BYL).

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Procédure administrative

[Brèves] Du bug à l’irrecevabilité, les règles de la procédure administrative 2.0 sont clarifiées : focus sur l’entrée en vigueur des nouvelles modalités de Télérecours

Lecture: 17 min

N6383BY3

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par Thomas Gaspar, Avocat au barreau de Montpellier, Selas Charrel & Associés, chargé d’enseignement à la faculté de droit de l’Université de Montpellier

Le 19 Juillet 2021

 


Mots-clés : Télérecours - dématérialisation des procédures - production des piéces

Le décret n° 2020-1245 du 9 octobre 2020 précise et complète les dispositions du Code de justice administrative relatives aux téléprocédures applicables aux avocats et aux administrations (application Télérecours) et aux personnes privées sans avocat (application Télérecours citoyens). Il tire les conséquences au niveau réglementaire des évolutions techniques résultant de refonte de l'application Télérecours.


 

Il fût un temps – que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître… – où les règles de recevabilité des requêtes ne relevaient que des délais de procédures, de la précision ou non des moyens soulevés, du caractère faisant grief ou non d’une décision, ou d’autres règles relatives à l’office du juge administratif.

Il est ce temps où, malgré une parfaite démonstration juridique de la recevabilité d’un recours juridictionnel, ô combien parfois compliquée quand il s’agit de justifier d’un intérêt à agir très particulier ou de démontrer une théorie des opérations complexes pour exciper de l’illégalité d’une décision, la technologie peut tout anéantir.

La dématérialisation des procédures juridictionnelles, aujourd’hui quasi généralisée, est un véritable progrès, tant pour l’environnement que pour la qualité du service public de la justice. Sans être chauvins, nous oserons même dire qu’elle est plus efficace et ludique devant la juridiction administrative (Télérecours) que devant la juridiction judiciaire qui était initialement plus avance (Réseau Privé Virtuel des Avocats - RPVA).

Pour autant, l’évolution de la technologie fait nécessairement naître de nouvelles règles procédurales « dématérialisées » et, partant, de nouvelles causes d’irrecevabilité, finalement plus matérielles que juridiques, qui ont, depuis sa création par le décret n° 2016-1481 du 2 novembre 2016, relatif à l'utilisation des téléprocédures devant le Conseil d'État, les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs (N° Lexbase : L9754LAI), conduit à la création d’un véritable « droit du Télérecours ».

C’est ainsi pour tirer les conséquences des – mauvaises – pratiques dans l’utilisation de Télérecours depuis sa création, et des jurisprudences afférentes, que le décret n° 2020-1245 du 9 octobre 2020, relatif à l'utilisation des téléprocédures devant le Conseil d'État, les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs et portant autres dispositions (N° Lexbase : L4283LYB), a vu le jour.

Nous reviendrons ainsi sur les « histoires contentieuses » liées à l’utilisation de Télérecours (I) avant de décrypter les nouvelles règles issues du décret précité (II).

I. Retour sur la création de l’application Télérecours et sa jurisprudence

A. La création de Télérecours et ses règles

La « Téléprocédure administrative » a été introduite dans le Code de justice administrative par le décret n° 2016-1481 du 2 novembre 2016, créant ainsi, dans le sillage du décret « JADE » du même jour [1],  l’application « Télérecours » obligatoire à compter du 1er janvier 2017.

S’en suivra l’application « Télérecours citoyen », aux caractéristiques techniques un peu différentes et dont l’interface se rapproche plus du site « Sagace » pour le suivi de l’instruction des dossiers, pour toutes les personnes non représentées par un avocat, en application du décret n° 2018-251 du 6 avril 2018, relatif à l'utilisation d'un téléservice devant le Conseil d'État, les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs et portant autres dispositions (N° Lexbase : L9576LII).

L’article R. 414-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L4414LY7), modifié par ledit décret, prévoyait que « lorsqu'elle est présentée par un avocat, un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, une personne morale de droit public autre qu'une commune de moins de 3 500 habitants ou un organisme de droit privé chargé de la gestion permanente d'un service public, la requête doit, à peine d'irrecevabilité, être adressée à la juridiction par voie électronique au moyen d'une application informatique dédiée accessible par le réseau internet. La même obligation est applicable aux autres mémoires du requérant ».

Quant à l’article R. 414-3 (N° Lexbase : L4416LY9), il mentionnait que « les pièces jointes sont présentées conformément à l'inventaire qui en est dressé », que « lorsque le requérant transmet, à l'appui de sa requête, un fichier unique comprenant plusieurs pièces, chacune d'entre elles doit être répertoriée par un signet la désignant conformément à l'inventaire mentionné ci-dessus » et que « s'il transmet un fichier par pièce, l'intitulé de chacun d'entre eux doit être conforme à cet inventaire ».

Ces règles de présentation dématérialisée des écritures et pièces étant prescrites « à peine d'irrecevabilité de la requête ».

Et nécessairement, comme toutes règles de recevabilité, aussi matérielles soient-elles, ces dispositions ont donné lieu à diverses décisions administratives, créant une véritable jurisprudence sur l’utilisation de la Téléprocédure.

B. Les débats jurisprudentiels sur l’application de ces règles

L’irrecevabilité de la requête pour défaut de dépôt sur Télérecours a vite été tranchée par le Conseil d’État et, pour le coup, ne fait pas, et n’a pas fait, nécessairement débat [2].

Plus délicate a été la question du formalisme lié au dépôt des pièces, au visa de l’article R. 414-3 du Code de justice administrative.

Les juridictions des premier et second degré ont tout d’abord adopté une position stricte, en tout cas une position littéralement très conforme au texte de l’article R. 414-3 qui prévoit expressément que :

« Soit les pièces jointes sont transmises dans un fichier unique : dans ce cas, elles doivent être répertoriées par un signet la désignant conformément au bordereau de pièces ;

Soit les pièces sont transmises individuellement, fichier par fichier : dans ce cas, l’intitulé de chacune d’elle doit être conforme au bordereau de pièces ».

La règle peut apparaître très matérialiste, et les conséquences d’une irrecevabilité totale de la requête – alors que l’irrecevabilité de la ou des pièces concernées pourrait dans certaines hypothèses être plus appropriée – peuvent paraître excessives dans bien des cas.

Il faut pourtant rappeler qu’outre son formalisme, cette règle a pour objectif, comme l’affirmera plus tard le rapporteur public Vincent Daumas dans ses conclusions sous l’arrêt « Sergent » [3] sur lequel nous reviendrons, non pas de servir « uniquement le confort des magistrats appelés à compulser des dossiers dématérialisés », mais de définir des « modalités d’accès uniformisées et rationalisées aux différents éléments du dossier dématérialisé […] dans l’intérêt de tous ceux qui sont conduits à le consulter – autrement dit dans l’intérêt de l’ensemble des acteurs du procès. Elle concourt, ultimement, à la qualité́ du service public de la justice rendu par les juridictions administratives ».

L’on pourrait même ajouter qu’elle participe du respect du contradictoire, tant ce formalisme sur les pièces dématérialisées, a aussi pour but de permettre à son contradicteur de pouvoir aisément, sans travail archéoinformatique (et souvent « rématérialisation »), se reporter aux pièces justifiant les moyens développés.

Quoiqu’il en soit, les premières jurisprudences quant à cette désignation et présentation des pièces ont été assez strictes avec les parties, les cours administratives d’appel de Marseille [4] et de Bordeaux [5], adoptant une position rigide sur la lecture du texte en estimant qu’une requête comportant en pièces jointes des documents produits sous la forme de fichiers individuels, mais dont la dénomination ne correspondait pas à l’intitulé du bordereau de pièces, étaient irrecevables.

La cour administrative d’appel de Marseille jugeait aussi que l’absence totale d’individualisation des pièces jointes, notamment par la pose de signets dans un fichier unique est sanctionnée d’irrecevabilité [6], y compris si seulement une partie des pièces individualisées par un signet n’est pas identifiable par comparaison avec l’inventaire, pour la cour administrative d’appel de Bordeaux [7].

D’autres juridictions ont adopté une position plus souple et tolérante, ne déclarant pas irrecevable une requête dont une pièce jointe ne comportait pas d’intitulé, mais portait un numéro d’ordre à l’inventaire [8], ni une requête comportant des pièces en un fichier unique sans signets mais comportant un numéro conforme au bordereau [9].

C. Une insécurité juridique évidente qui a nécessité l’intervention du Conseil d’État

Dans un premier arrêt du 5 octobre 2018, après avoir rappelé que l’objectif des dispositions de l’article R. 414-3 du Code de justice administrative est de définir « un instrument et les conditions de son utilisation qui concourent à la qualité du service public de la justice rendu par les juridictions administratives et à la bonne administration de la justice » et qu’« elles ont pour finalité de permettre un accès uniformisé et rationalisé à chacun des éléments du dossier de la procédure, selon des modalités communes aux parties, aux auxiliaires de justice et aux juridictions », la Haute Juridiction a opté pour la position souple [10].

Le Conseil d’État vient ainsi affirmer que « l’inventaire doit s’entendre comme une présentation exhaustive des pièces par un intitulé comprenant, pour chacune d’elles, un numéro dans un ordre continu et croissant ainsi qu’un libellé suffisamment explicite », ce qui impose « de désigner chaque pièce dans l’application Télérecours au moins par le numéro d’ordre qui lui est attribué par l’inventaire détaillé, que ce soit dans l’intitulé du signet la répertoriant dans le cas de son intégration dans un fichier unique global comprenant plusieurs pièces ou dans l’intitulé du fichier qui lui est consacré dans le cas où celui-ci ne comprend qu’une seule pièce ».

Pour en conclure que « la présentation des pièces jointes est conforme à leur inventaire détaillé lorsque l’intitulé de chaque signet au sein d’un fichier unique global ou de chaque fichier comprenant une seule pièce comporte au moins le même numéro d’ordre que celui affecté à la pièce par l’inventaire détaillé ».

Le bon numéro prime donc sur l’intitulé hasardeux, qu’il s’agisse d’un fichier global et de plusieurs fichiers, et suffit à rendre la requête recevable.

Dans un deuxième arrêt du 6 février 2019, un nouvel assouplissement est apporté sur les pièces transmises en un seul fichier unique, là où l’article R. 414-3 du Code de justice administrative impose pourtant expressément que « chacune d'entre elles [soit] répertoriée par un signet la désignant conformément à l'inventaire mentionné ci-dessus ».

Le Conseil d’État vient affirmer que « ces dispositions ne font pas obstacle, lorsque l'auteur de la requête entend transmettre un nombre important de pièces jointes constituant une série homogène, telles que des factures, à ce qu'il les fasse parvenir à la juridiction en les regroupant dans un ou plusieurs fichiers sans répertorier individuellement chacune d'elles par un signet, à la condition que le référencement de ces fichiers ainsi que la numération, au sein de chacun d'eux, des pièces qu'ils regroupent soient conformes à l'inventaire » [11].

Le bon référencement en conformité avec l’inventaire, prime aussi sur l’exigence des signets à l’intérieur du même fichier PDF, à la condition que ces documents globalisés constituent une série homogène.

Position que le Conseil d’État confirmera quatre mois plus tard dans un arrêt du 14 juin 2019, cette fois-ci non pas pour des factures, mais pour des documents visant à établir la résidence en France d'un étranger au cours d'une année donnée, en remplaçant la notion de conformité à l’inventaire par la notion de « conform[ité] à l'énumération, figurant à l'inventaire, de toutes les pièces jointes à la requête » [12].

Même si l’impératif de sécurité juridique commandait évidemment l’adoption d’une position souple compte tenu du nombre d’instances pendantes susceptibles d’être concernées et impactées, ces décisions demeurent pragmatiques pour éviter que les atouts de la dématérialisation soient réduits à néant par un formalisme technologique excessif.

Elles ont conduit à l’adoption du décret du 9 novembre 2020, qui est venu donner un caractère règlementaire auxdites règles, et adapter en conséquence le Code de justice administrative dont la lettre demeurait encore plus stricte que l’interprétation faite par le Conseil d’État.

II. Les apports du décret n° 2020-1245 du 9 octobre 2020

A. La simplification des règles de production des pièces pour tenir compte de l’interprétation jurisprudentielle

Le décret du 9 octobre 2020 réorganisant le fameux chapitre IV « transmission de la requête par voie électronique » du Code de justice administrative, qui comprend désormais sept articles (CJA, art. R. 414-1 à R. 414-7) afin de regrouper les règles relatives à « Télérecours » et à « Télérecours Citoyens », l’article anxiogène relatif à la production des pièces est désormais l’article R. 414-5 (N° Lexbase : L4412LY3) (et son pendant l’article R. 611-8-5 N° Lexbase : L1668LKY) et non plus l’article R. 414-3.

Le décret supprime tout d’abord la possibilité de transmettre les pièces sous un fichier unique, même avec signets, en prévoyant que « le requérant transmet chaque pièce par un fichier distinct, à peine d'irrecevabilité de sa requête ».

Au moins, la règle est claire, et il n’y en a qu’une.

Une exception est toutefois faite, dans un souci de logique et pour rester cohérent avec la position du Conseil d’État, « lorsque le requérant entend transmettre un nombre important de pièces jointes constituant une série homogène eu égard à l'objet du litige ».

Dans ce cas, il est possible de « les regrouper dans un ou plusieurs fichiers, à la condition que le référencement de ces fichiers ainsi que l'ordre de présentation, au sein de chacun d'eux, des pièces qu'ils regroupent soient conformes à l'énumération, figurant à l'inventaire, de toutes les pièces jointes à la requête ».

Le décret précise ensuite que les pièces « portent un intitulé commençant par le numéro d'ordre affecté à la pièce qu'il contient par l'inventaire détaillé [et] décrivant son contenu de manière suffisamment explicite ».

Une prise en compte de la position de la Haute juridiction mettant fin à l’obligation rigide de nommer les fichiers précisément comme leur intitulé dans le bordereau, offrant un peu de pragmatisme, l’idée étant simplement de comprendre aisément au regard de leur intitulé à quelles pièces de l’inventaire ils correspondent.

Le décret atténue enfin les conséquences du non-respect de ces règles.

Si la production d’un fichier unique (hors hypothèse de série homogène) à l’appui de la requête est toujours sanctionnée par l’irrecevabilité, en revanche, un fichier unique produit sous l’égide de la « série homogène » qui n’en serait pas une, ou les pièces d’un mémoire complémentaire produites en méconnaissance de ces dispositions, sont désormais seulement « écartés des débats après invitation à régulariser non suivie d'effet ».

Une sanction certainement plus proportionnée à l’importance de l’erreur.

En conséquence, le débat sur le fichier unique ou non, le signet ou non, ou l’intitulé ou non, avec ses lourdes conséquences afférentes, est a priori levé. Il ouvrira potentiellement en revanche le débat sur la notion de « série homogène » qui, pour l’heure, n’est pas expressément définie.

Ce débat-là aura toutefois le mérite d’être éventuellement un peu plus « juridique ».

L’on peut imaginer que la notion de « série homogène » couvre un ensemble de pièces convergeant toutes vers la même démonstration de ce que l’on souhaite justifier : un ensemble de factures ou de devis prouvant une même créance, un ensemble de bulletins de salaires justifiant une rémunération, un ensemble de documents visant à justifier un lieu de résidence, ou encore un ensemble de documents administratifs justifiant d’un titre ou d’un droit particulier.

B. Les autres apports

Trois autres nouveautés peuvent être recensées au sein de ce décret.

D’une part, les dispositions combinées des articles R. 414-3 et R. 414-4 du Code de justice administrative modifiés, précisent que l’indication des nom et domicile du requérant dans l’application « Télérecours » ou « Télérecours citoyens » vaut indication de ces mentions dans la requête.

Si cela ne change pas grand-chose pour les requêtes déposées par un avocat – qui contiennent classiquement ce formalisme -, elle offre de la souplesse pour les requêtes déposées par des requérants sans avocat.

D’autre part, le chapitre IV ne contient plus aucune disposition sur la possibilité de demander la délivrance d’une copie papier de la décision rendue, en complément de la notification faite par Télérecours ou Télérecours citoyens, pour les personnes ayant utilisé cette application ou ce téléservice.

Cette faculté maintenue lors de la création de la Téléprocédure, est donc désormais supprimée.

Enfin, dans l’hypothèse d’une communication des mémoires et pièces sur support matériel lorsque la communication dématérialisée est impossible, possibilité maintenue au sein de l’article R. 414-4, a été ajoutée l’obligation que cette communication soit « annoncée par le requérant dans la rubrique correspondante de l’application ».

Toutes ces dispositions sont entrées en vigueur le 1er janvier 2021, à l’exception des premier (dispense d’inventaire détaillé en cas de génération automatique de l’inventaire) et troisième (modalités de désignation des fichiers en cas de recours à la génération automatique de l’inventaire) alinéas de l’article R. 414-5, qui entreront eux en vigueur le 1er juin, dès que ces nouvelles fonctionnalités seront en place.

Maintenant, à vos requêtes et, surtout, vos ordinateurs !

Quel impact dans ma pratique ?

⇒ Déposez obligatoirement vos pièces sur Télérecours par des fichiers distincts.

⇒ Intitulez vos pièces, dans l’idéal, précisément comme l’intitulé figurant dans le bordereau de pièces.

⇒ Si vous déposez certaines pièces dans un fichier unique, assurez-vous qu’elles constituent une série homogène, c’est-à-dire qu’elles tendent toutes à démontrer la même chose, et précisez-le idéalement dans votre bordereau de pièces.

⇒ En cas de transmission sur support matériel de certaines pièces, pensez à le mentionner dans la rubrique afférente sur l’application.


 

 

[1] Décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016, pour la justice administrative de demain (N° Lexbase : L9758LAN).

[2] CE, référé, 17 novembre 2017, n° 415439 (N° Lexbase : A4828W4L).

[3] Conclusions V. Daumas sous CE, Sect., 5 octobre 2018, n° 418233 (N° Lexbase : A5187YET), citant lui-même le Professeur F. Poulet (in La justice administrative de demain selon les décrets du 2 novembre 2016, AJDA, 2017 p. 279).

[4] CAA Marseille, 25 septembre 2017, n° 17MA02291 (N° Lexbase : A6083WTH).

[5] CAA Bordeaux, 28 novembre 2017, n° 17VE02680.

[6] CAA Marseille, 11 juillet 2017, n° 17MA02021 (N° Lexbase : A1635WY9).

[7] CAA Bordeaux,18 juin 2018, n° 18BX02179 (N° Lexbase : A0380XUM).

[8] CAA Nancy, 18 mai 2017, n° 16NC01247 (N° Lexbase : A5142WDS).

[9] CAA Douai, 30 novembre 2017, n° 17DA00686 (N° Lexbase : A6299W43).

[10] CE, Sect., 5 octobre 2018, n° 418233, préc..

[11] CE, 6 février 2019, n° 415582 (N° Lexbase : A6204YWP).

[12] CE, 14 juin 2019, n° 420861 (N° Lexbase : A6066ZEE).

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[Brèves] Marque de l’Union européenne : validité de l’enregistrement d’une marque tridimensionnelle de la forme d’un rouge à lèvres

Réf. : Trib. UE, 14 juillet 2021, aff. T-488/20 (N° Lexbase : A14994ZK)

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N8449BYL

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par Vincent Téchené

Le 21 Juillet 2021

► La marque tridimensionnelle de la forme d’un rouge à lèvres peut être enregistrée, de sorte que la décision de l'EUIPO qui avait rejeté la demande initiale de Guerlain, doit être annulée.

Faits et procédure. Guerlain a demandé l’enregistrement d’une marque de l’Union européenne tridimensionnelle à l’EUIPO pour des rouges à lèvres. Il s’agit d’un signe tridimensionnel constitué par la forme d’un rouge à lèvres. L’examinateur de l’EUIPO a constaté l’absence de caractère distinctif de la marque demandée et a rejeté la demande d’enregistrement. La chambre de recours a confirmé cette décision en constatant que la marque ne divergeait pas suffisamment des normes et habitudes du secteur.

Décision. Sur recours formé par la société Guerlain, le Tribunal de l’Union annule la décision de la chambre de recours. Il juge que la marque demandée dispose d’un caractère distinctif car elle diverge de manière significative de la norme et des habitudes du secteur des rouges à lèvres

En premier lieu, le Tribunal rappelle que l’appréciation du caractère distinctif ne se fonde pas sur l’originalité ou l’absence d’utilisation de la marque demandée dans le domaine dont relèvent les produits et les services concernés.

En effet, une marque tridimensionnelle constituée par la forme du produit doit nécessairement diverger de manière significative de la norme ou des habitudes du secteur concerné. Dès lors, la seule nouveauté de ladite forme n’est pas suffisante pour conclure à l’existence d’un caractère distinctif. Toutefois, le fait qu’un secteur se caractérise par une importante variété de formes de produits n’implique pas qu’une éventuelle nouvelle forme sera nécessairement perçue comme l’une d’elles.

En deuxième lieu, selon le Tribunal, la circonstance que des produits aient un design de qualité n’implique pas nécessairement qu’une marque constituée de la forme tridimensionnelle de ces produits puisse distinguer lesdits produits de ceux d’autres entreprises. Il relève que la prise en compte de l’aspect esthétique de la marque demandée n’équivaut pas à une évaluation de la beauté du produit en cause mais vise à vérifier si celui-ci est en mesure de générer un effet visuel objectif et inhabituel dans la perception du public pertinent.

En troisième lieu, tenant compte des images prises en considération par la chambre de recours comme constituant la norme et les habitudes du secteur concerné, le Tribunal constate que la forme en cause est inhabituelle pour un rouge à lèvres et diffère de toute autre forme existant sur le marché. En effet, il observe tout d’abord que cette forme rappelle celle d’une coque de bateau ou d’un couffin. Or, une telle forme diffère significativement des images prises en considération par la chambre de recours et qui représentaient, pour la plupart, des rouges à lèvres de formes cylindriques et parallélépipédiques.

Ensuite, la présence de la petite forme ovale en relief est insolite et contribue à l’apparence inhabituelle de la marque demandée.

Enfin, le fait que le rouge à lèvres représenté par cette marque ne puisse pas être positionné de manière verticale renforce l’aspect visuel inhabituel de sa forme.

Par conséquent, le Tribunal juge que le public pertinent sera surpris par cette forme facilement mémorisable et la percevra comme divergeant de manière significative de la norme et des habitudes du secteur des rouges à lèvres en mesure d’indiquer l’origine des produits concernés. Dès lors, la marque demandée dispose d’un caractère distinctif lui permettant d’être enregistrée.

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