Jurisprudence : CAA Bordeaux, 2e, 15-02-2024, n° 21BX04358

CAA Bordeaux, 2e, 15-02-2024, n° 21BX04358

A67202MT

Référence

CAA Bordeaux, 2e, 15-02-2024, n° 21BX04358. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/104929356-caa-bordeaux-2e-15022024-n-21bx04358
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Références

Cour administrative d'appel de Bordeaux

N° 21BX04358

2ème chambre (formation à 3)
lecture du 15 février 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Texte intégral

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme A F a demandé au tribunal administratif de Poitiers de condamner le centre hospitalier universitaire (CHU) de Poitiers à lui verser la somme de 55 000 euros en réparation des préjudices qu'elle a subis du fait des fautes commises lors de la prise en charge de son mari, Georges Youssef D, dans cet établissement.

Dans la même instance, la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Vienne a demandé au tribunal administratif de Poitiers de condamner le CHU de Poitiers à lui verser la somme de 8 645,56 euros en remboursement des débours qu'elle a engagés en faveur de son assuré, outre les intérêts de droit, ainsi qu'une somme de 1 037 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion.

Par un jugement n° 1403167 du 22 novembre 2016, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté la demande de Mme F, ainsi que les conclusions de la CPAM de la Vienne et mis les frais d'expertise, liquidés à la somme de 1 300 euros, à la charge de Mme F.

Par un arrêt n° 17BX00222 du 5 mars 2019, la cour a rejeté la requête d'appel de Mme F et les conclusions de la CPAM de la Vienne.

Par une décision n° 430492 du 30 novembre 2021, le Conseil d'Etat⚖️ a cassé l'arrêt n° 17BX00222 du 5 mars 2019 et renvoyé l'affaire devant la cour, où elle porte désormais le n° 21BX04358.

Par un arrêt n° 21BX04358 du 23 mars 2023, la cour a ordonné une expertise avant-dire droit.

Le rapport d'expertise a été déposé le 8 août 2023.

Procédure devant la cour :

Par des mémoires, enregistrés les 29 septembre et 23 novembre 2023,

Mme F, représentée par le cabinet Arcadio et associés, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Poitiers du 22 novembre 2016 ;

2°) de condamner le CHU de Poitiers, sur la base d'un taux de perte de chance de 70 %, à lui verser une somme de 1 342 287,01 euros ou, à défaut, 1 178 709,01 euros en réparation des préjudices subis par son époux et par elle-même ;

3°) de mettre à la charge du CHU de Poitiers la somme de 25 946,62 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, ainsi que les dépens.

Elle soutient que :

- le respect du contradictoire dans les opérations d'expertise s'apprécie au regard des parties dans la cause ; en l'occurrence, le pré-rapport, dont la production n'était pas imposée, a été communiqué au médecin-conseil de l'assureur du CHU, ce qui suffit à assurer le contradictoire à l'égard de cette partie ; le pré-rapport ne fait que confirmer les conclusions que l'expert a exposées aux parties lors de l'accédit, où était présent le médecin-conseil du CHU, ce qui rendrait l'éventuelle absence de communication du pré-rapport sans incidence sur la procédure ;

- le rapport d'expertise ne peut être écarté au motif qu'il serait contredit par les rapports précédents et les autres éléments au dossier, alors que l'objet de l'expertise était de reprendre le dossier médical de M. D ; en outre, contrairement à ce que fait valoir le CHU, les rapports précédents n'excluaient pas tous la responsabilité du CHU ; le rapport critique du CHU a été établi sur pièces, sans échange contradictoire et à la seule lecture des rapports favorables au CHU, et ne présente pas les mêmes garanties d'impartialité et d'objectivité ; le défaut de gestion de l'anticoagulation, retenu par l'expert, est partagé par le médecin-conseil qu'elle a consulté et qui a toutes les compétences pour émettre un avis éclairé ;

- l'expertise a confirmé l'existence d'une faute du CHU dans la mauvaise gestion de l'hémorragie, du fait du maintien incompréhensible d'une anticoagulation après le

25 janvier et de l'absence de nouveau scanner après embolisation ; l'expert qualifie la prise en charge de " partiellement déphasée " par rapport à la gravité de la situation clinique ; selon lui, il existe un lien direct entre le processus hémorragique et la défaillance multiviscérale et une perte de chance de 70 % ;

- le préjudice d'angoisse de mort imminente, dont la réalité n'est guère contestable eu égard à sa durée de plusieurs jours, à l'importance des saignements et à la profession de médecin de son époux, lequel comprenait ce qui se passait, peut être évalué à 30 000 euros ;

- compte tenu du combat procédural qu'elle a dû mener, le préjudice d'affection peut être estimé à 60 000 euros ;

- le préjudice économique peut être calculé sur la base du salaire moyen d'un cardiologue, fonction que son époux aurait été amené à exercer après l'obtention de son attestation de formation spécialisée en cardiologie ; en retenant un salaire mensuel de 6 000 euros et un taux de perte de chance de 80 % pour tenir compte de l'incertitude d'accès à ces fonctions, et une part d'autoconsommation du défunt de 35 %, la perte annuelle de revenus est de 37 440 euros ; pour la période échue au 28 janvier 2024, et en tenant compte des sommes perçues par des tiers payeurs, la perte est de 844 114,05 euros ; pour la période à venir, en appliquant le taux de rente viagère de la Gazette du Palais 2022, la perte est de 910 017 euros ; à défaut, le préjudice économique peut être calculé sur les revenus d'un chirurgien faisant fonction d'interne ; la perte annuelle serait alors de 11 470 euros, soit, après actualisation pour tenir compte de l'évolution du SMIC, 20 614 euros ; le préjudice s'élève alors à 457 116 euros pour la période échue au 28 janvier 2024 ; pour la période à échoir, le préjudice doit être calculé sur la base du salaire d'un cardiologue dès lors que M. D aurait nécessairement exercé cette fonction compte tenu de son ancienneté, et s'élève à 357 696 euros jusqu'à la retraite et 705 636 euros pour la retraite ;

- les frais d'obsèques représentent 4 770 euros, les frais de médecin conseil 5 317 euros, les frais de déplacement aux audiences et expertise 361,39 euros et les frais d'avocat 25 946,62 euros ;

- le CHU n'est pas fondé à soutenir qu'elle demanderait une indemnisation pour les préjudices subis par la victime directe, ce qu'elle n'avait pas fait jusqu'alors ; si elle sollicite une indemnisation pour le préjudice d'angoisse de mort imminente, ce préjudice n'était pas reconnu à la date de son recours préalable, dans lequel elle n'avait au demeurant pas précisé ni limité la qualité en laquelle elle agissait ;

- le rapport d'expertise rendu à la demande de la cour révèle le préjudice dans toute son ampleur ; il ne peut donc lui être reproché d'avoir omis d'évoquer les préjudices économiques dans ses premières écritures, dès lors qu'elle n'était pas en mesure de les relier au décès de son époux ;

- les difficultés à obtenir un dossier médical complet, qui n'a été communiqué qu'au bout de neuf ans de procédure, ont fait naître un préjudice moral spécifique qui peut être fixé à 15 000 euros.

Par des mémoires en défense enregistrés les 30 octobre, 8 novembre,

24 novembre et 1er décembre 2023, le CHU de Poitiers, représenté par le cabinet Le Prado, Gilbert, conclut au rejet de la requête et des conclusions de la CPAM de la Charente-Maritime.

Il fait valoir que :

- l'expertise est irrégulière en ce que le pré-rapport n'a pas été communiqué à l'avocat du CHU, de sorte que le CHU n'a pu produire de dire avant la rédaction du rapport définitif ;

- l'expert, qui a retenu deux manquements fautifs ayant entraîné une perte de chance, a fait une lecture erronée des pièces du dossier ; la décision de prescrire un traitement anticoagulant était justifiée par l'hypothèse d'embolie pulmonaire ; auparavant, aucun traitement anticoagulant n'a été administré, si bien que deux caillots se sont formés dans la machine de dialyse ; ces anticoagulants n'ont pas contribué à l'arrêt cardiaque, alors que M. D était porteur d'une cardiomyopathie sévère ; quant au scanner de contrôle de l'évolution de l'hémorragie, il s'agit d'une solution qui n'apparaît justifiée qu'a posteriori ;

- les demandes indemnitaires présentées pour la première fois après expertise sont irrecevables en tant qu'elles concernent des préjudices propres de la victime directe dont l'indemnisation n'était pas sollicitée à l'origine, et en tant que l'indemnité totale sollicitée dépasse largement le montant de la demande faite aux premiers juges, qui était de 55 000 euros ; le dommage s'était révélé dans toute son ampleur le 25 novembre 2014, date de saisine du tribunal ;

- les demandes doivent, au demeurant, être ramenées à de plus justes proportions ; le préjudice d'angoisse de mort imminente ne saurait dépasser 5 000 euros et le préjudice d'affection 15 000 euros ; le préjudice économique est sans lien avec la faute commise et n'est pas certain ; en tenant compte des dernier revenus de la victime et une part d'autoconsommation de 50 %, le revenu annuel à prendre en compte ne saurait dépasser 8 823 euros ; le préjudice jusqu'à l'âge de départ à la retraite ne peut dépasser 247 044 euros ; les frais d'avocat ne peuvent être indemnisés que sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛 et la somme demandée est très excessive ;

- les conclusions de la CPAM sont irrecevables en tant que leur montant excède celui présenté devant le tribunal, qui était de 8 645,06 euros ;

- les débours correspondent à une hospitalisation justifiée par l'état initial de M. D, victime d'une aggravation de sa dyspnée et d'une hypertension artérielle, et non par la faute du CHU.

Par un mémoire, enregistré le 10 novembre 2023, la CPAM de la Charente-Maritime, représentée par la SELARL Bardet et associés, conclut à ce que le CHU de Poitiers soit condamné à lui verser la somme de 10 217,48 euros en remboursement des prestations servies à son assuré, majorée des intérêts " à compter de la décision à intervenir " et de la capitalisation des intérêts, et la somme de 1 162 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion, et à ce que soit mise à la charge du CHU de Poitiers la somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ainsi que les dépens.

Elle fait valoir que :

- ainsi que le relève l'expertise, le CHU a commis deux manquements fautifs en réalisant une anticoagulation à partir du 25 janvier 2001 et en s'abstenant de réaliser une imagerie de contrôle dans les jours qui ont suivi l'embolisation ;

- la cour n'est pas liée par le taux de perte de chance retenu par l'expert et la CPAM sollicite la réparation de l'entièreté de sa créance, en laissant à la cour le soin de déterminer le taux à appliquer ;

- les débours imputables à l'accident, ainsi qu'en atteste le médecin de la caisse, s'élèvent à 10 217,48 euros.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique ;

- le code de la sécurité sociale ;

- l'arrêté du 18 décembre 2023 relatif aux montants minimal et maximal de l'indemnité forfaitaire de gestion prévue aux articles L. 376-1 et L. 454-1 du code de la sécurité sociale🏛🏛 pour l'année 2024 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Olivier Cotte,

- les conclusions de Mme Charlotte Isoard, rapporteure publique,

- et les observations de Me Arcadio, représentant Mme F et celles de Me Demailly, représentant le CHU de Poitiers.

Considérant ce qui suit :

1. L'époux de Mme F, M. D, alors âgé de 39 ans, a présenté, à la fin du mois de décembre 2000, une dyspnée d'effort associée à une toux grasse et une hématurie. Un diagnostic de bronchite aigüe a été posé et un traitement à base d'antibiotiques et de corticoïdes lui a été prescrit. En raison de l'aggravation de sa dyspnée et de l'hypertension artérielle, il a été hospitalisé, le 16 janvier 2001, dans l'unité de soins intensifs de cardiologie du CHU de Poitiers. Les examens pratiqués ont permis la découverte d'un œdème aigu du poumon, d'une insuffisance rénale majeure et d'une urémie associée à une anémie sévère. Une ventilation par masque, associée à un traitement diurétique, anti-hypertenseur et comportant des dérivés nitrés, ont été mis en place, et M. D a été transféré dans le service de réanimation où le traitement a été poursuivi avec une oxygénothérapie, une antibiothérapie, une transfusion de deux culots globulaires et la prescription d'une hémodialyse. Le 18 janvier 2001, il a été procédé, après la dialyse, à une biopsie rénale par voie percutanée, qui a conclu à " un rein d'insuffisance rénale avancée préterminale ". Le 19 janvier, une déglobulisation importante a été observée et les examens d'imagerie pratiqués ont permis de constater un hématome non collecté de la loge rénale gauche. Alors qu'il avait été transféré au service de néphrologie, M. D a ressenti, dans la nuit du 20 au 21 janvier, une douleur aigüe au flanc gauche, avec hypotension artérielle qui a conduit à le transférer à nouveau au service de réanimation. Une échographie abdominale a montré l'existence d'un volumineux hématome rétro-péritonéal. En raison d'une instabilité hémodynamique, une intubation avec ventilation artificielle et sédation a été nécessaire. A la suite d'une hémorragie, une embolisation par voie artérielle a été pratiquée en urgence. Les jours suivants, son état s'est stabilisé, rendant possibles l'extubation, ainsi que la réalisation d'une dialyse les 22 et 23 janvier. Toutefois, le 25 janvier, un nouvel œdème aigu du poumon est apparu en cours de dialyse, nécessitant une réintubation. La survenue d'un arrêt cardiaque le 26 janvier 2001 a justifié un massage cardiaque d'un quart d'heure et un remplissage avec transfusion de trois culots globulaires. Une échographie abdominale a montré un volumineux épanchement péri-splénique avec un hématome collecté dans le flanc gauche. M. D est décédé le 28 janvier 2001 d'une défaillance multi-viscérale.

2. Mme F a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Poitiers afin que soit réalisée une expertise. Au vu du rapport remis le 25 novembre 2015, le tribunal a, par jugement du 22 novembre 2016, rejeté la demande de Mme F de condamner le CHU de Poitiers à réparer les préjudices subis. Mme F a relevé appel de ce jugement. Par arrêt du 5 mars 2019, la cour a rejeté son appel, ainsi que les conclusions présentées par la CPAM de la Vienne tendant au remboursement des débours exposés pour son assuré social. Saisi d'un pourvoi par Mme F, le Conseil d'Etat, par une décision du 30 novembre 2021, a annulé cet arrêt et renvoyé l'affaire devant la cour. Par un arrêt du 23 mars 2023, la cour a ordonné une expertise avant-dire droit, dont le rapport a été déposé le 8 août 2023.

Sur la régularité des opérations d'expertise :

3. Il résulte de l'instruction que l'expert désigné par la cour a tenu, le

12 juillet 2023, une réunion au CHU de Saint-Etienne, en présence, d'une part, de Mme F, assistée de son conseil et d'un médecin conseil, et, d'autre part, du

Dr G, médecin conseil du CHU de Poitiers, que l'avocat du CHU avait désigné dans un courrier du 27 avril 2023 comme le représentant du centre hospitalier aux opérations d'expertise. L'expert a ensuite adressé son pré-rapport le 17 juillet aux personnes présentes à l'accedit afin de recueillir leurs observations, ainsi qu'il l'a précisé à la cour dans un courriel du 30 octobre 2023 soumis au contradictoire. Ainsi le Dr G, que l'expert a pu dans ces conditions regarder comme représentant le CHU, était en mesure de présenter des observations sur ce pré-rapport, alors qu'elle n'a produit une analyse critique que le 1er septembre 2023, postérieurement au dépôt du rapport intervenu le 8 août. Dans ces circonstances le CHU, dont l'avocat était nécessairement en contact avec le Dr G et avait, par ailleurs, reçu le dire de l'avocat de Mme B C, ne peut se plaindre qu'il n'a pas été destinataire du pré-rapport. S'il allègue que son avocat a envoyé des courriels à l'expert les 27 juillet et 11 août 2023 pour demander communication du pré-rapport, les extraits de correspondance dénués de preuve d'envoi et de réception qu'il produit ne peuvent être regardés comme établissant l'envoi de ces courriels. Dans ces circonstances, le CHU de Poitiers n'est pas fondé à demander que le rapport d'expertise soit écarté des débats en raison d'une prétendue irrégularité.

Sur la responsabilité du CHU :

4. La responsabilité d'un établissement hospitalier peut être engagée par toute faute commise dans l'organisation ou le fonctionnement du service.

5. Il résulte du rapport d'expertise remis le 8 août 2023 que face à des constatations cliniques associant insuffisance rénale aigüe, dysfonction cardiaque, anémie et œdème aigu du poumon, la décision de réaliser, le 18 janvier 2001, une biopsie rénale, à visée tant diagnostique que pronostique, était opportune. Sa réalisation par voie transcutanée et non transjugulaire ne prêtait pas à discussion dès lors que cette dernière n'est pas non plus dénuée de risque hémorragique, pas plus que le moment de sa réalisation, le délai qui s'est écoulé depuis la dialyse de la veille, lors de laquelle une dose d'anticoagulant avait été administrée, ayant été suffisant. L'expert a relevé en outre qu'aucune recommandation de bonne pratique n'existait pour la biopsie rénale avant 2022. En revanche, ce néphrologue estime qu'une faute a été commise dans la réalisation d'une anticoagulation à compter du 25 janvier 2001, alors que le patient avait reçu de nombreuses transfusions correspondant à 21 concentrés de globules rouges, ce qui témoignait d'un saignement actif, sans qu'il y ait trace dans le dossier médical d'une discussion sur le bien-fondé de l'anticoagulation et sur le rapport bénéfice-risque, ni sur le mécanisme de l'anémie. Il a relevé que la suspicion d'embolie pulmonaire, qui avait justifié cette anticoagulation, est difficile à comprendre alors que le doppler veineux réalisé le 25 janvier s'est avéré normal, comme l'est également le maintien de l'anticoagulation alors qu'était discutée dans le même temps le recours à une seconde embolisation ou à une néphrectomie d'hémostase. Il a également noté que la technique de la dialyse sans anticoagulation était disponible à la date des faits et aurait dû être utilisée. L'expert a également retenu une seconde faute dans l'absence de réalisation, après l'embolisation du 21 janvier, d'une nouvelle imagerie de contrôle (scanner) alors que manifestement l'hémorragie n'était pas jugulée et que cet examen aurait pu éclairer une discussion sur un geste chirurgical. Enfin, dès lors que l'absence de réalisation d'une néphrectomie d'hémostase est le résultat d'une discussion médico-chirurgicale, qui a pris en compte l'important risque de mortalité dans un contexte d'hémorragie sévère, cette abstention ne peut, selon lui, être regardée comme fautive, pas plus que le fait de ne pas avoir évoqué l'hypothèse d'un syndrome du compartiment abdominal.

6. Pour contredire les conclusions de cette expertise, le CHU de Poitiers fait valoir que l'anticoagulation était nécessaire pour effectuer la dialyse, afin d'éviter la coagulation des filtres, un caillot s'étant formé lors de la dialyse du 23 janvier, et en raison de la suspicion d'embolie pulmonaire. Selon son médecin conseil, l'administration d'anticoagulants à faible dose n'a pas contribué à l'arrêt cardiaque du 26 janvier. Le CHU affirme également que, contrairement à ce qu'a retenu l'expert, M. D était porteur d'une cardiomyopathie sévère avec trouble majeur de la relaxation, expliquant la survenue d'œdèmes aigus pulmonaires récidivants. Toutefois, les expertises successives ont toutes relevé l'absence d'antécédents chez M. D, hormis un léger tabagisme, et l'expert a précisé que les " Œdèmes aigus pulmonaires (OAP) peuvent s'expliquer d'une part par la défaillance rénale qui entraine une surcharge hydrosodée, et d'autre part par la survenue d'une cardiopathie aigüe qui accompagne certaines pathologies comme la micro-angiopathie thrombotique, telle que relevée sur la biopsie rénale ". L'expert, comme d'autres médecins consultés avant lui, a également jugé improbable l'hypothèse d'une embolie pulmonaire " chez un patient jeune, hospitalisé depuis peu, en situation d'hémorragie et sans thrombose veineuse au doppler du 25 janvier ", de sorte que l'anticoagulation présentait un rapport bénéfice / risque défavorable pour un patient présentant une grave hémorragie, et qu'il aurait pu bénéficier d'une dialyse sans y recourir. Dans ces conditions, la gestion de l'anticoagulation et l'absence de stratégie pour comprendre la poursuite de l'hémorragie après embolisation constituent deux manquements fautifs de nature à engager la responsabilité du CHU.

7. Dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l'établissement et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu. La réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue.

8. Selon l'expert, les deux manquements commis par le CHU sont à l'origine d'une perte de chance pour M. D d'éviter la survenue du décès. Au vu de son état lors de son entrée dans le service de réanimation, associant détresse respiratoire, cardiomégalie, acidose métabolique et oligo-anurie, le risque de mortalité était d'environ 8 %. Par ailleurs, le taux de mortalité des maladies rénales, telles que les microangiopathies thrombotiques ou les néphroangioscléroses malignes, toutes deux évoquées à la biopsie rénale, est estimé à environ 20 %. Dans ces conditions, la chance perdue par M. D du fait des conditions de sa prise en charge par le CHU de Poitiers peut être évaluée, ainsi que l'a retenu l'expertise, à 70 %.

Sur les préjudices :

9. La personne qui a demandé en première instance la réparation des conséquences dommageables d'un fait qu'elle impute à une administration est recevable à détailler ces conséquences devant le juge d'appel, en invoquant le cas échéant des chefs de préjudice dont elle n'avait pas fait état devant les premiers juges, dès lors que ces chefs de préjudice se rattachent au même fait générateur. Cette personne n'est toutefois recevable à majorer ses prétentions en appel que si le dommage s'est aggravé ou s'est révélé dans toute son ampleur postérieurement au jugement qu'elle attaque. Il suit de là qu'il appartient au juge d'appel d'évaluer, à la date à laquelle il se prononce, les préjudices invoqués, qu'ils l'aient été dès la première instance ou pour la première fois en appel, et de les réparer dans la limite du montant total demandé devant les premiers juges. Il ne peut mettre à la charge du responsable une indemnité excédant ce montant que si le dommage s'est aggravé ou révélé dans toute son ampleur postérieurement au jugement attaqué.

En ce qui concerne les préjudices propres de M. D :

10. Tant dans sa demande indemnitaire préalable que dans sa demande devant le tribunal, Mme F n'a sollicité que la réparation de préjudices qui lui étaient propres. Par suite, elle n'est pas recevable, ainsi que le fait valoir le centre hospitalier, à demander, pour la première fois en appel, la réparation du préjudice subi par son époux, résultant de l'angoisse d'une mort imminente.

En ce qui concerne les préjudices de Mme F :

11. Mme F n'avait sollicité en première instance que l'indemnisation de son préjudice d'affection et du préjudice moral lié à la difficulté d'obtenir le dossier médical complet de son époux, pour un montant total de 55 000 euros. Comme le souligne le CHU, le préjudice économique résultant pour elle du décès de M. D était avéré depuis 2001, et la circonstance que l'expertise ait pu éclairer les causes du décès ne permet aucunement de la regarder comme ayant révélé le préjudice de Mme F dans toute son ampleur. Dans ces conditions, si l'intéressée peut invoquer d'autres chefs de préjudices que ceux qu'elle avait présentés devant le tribunal, cela reste dans la limite du montant des conclusions adressées aux premiers juges, soit 55 000 euros.

12. En premier lieu, Mme F a exposé des frais pour le transport du corps de son mari et l'organisation de ses obsèques en Syrie, pour un montant de 3 947,20 euros, ainsi que des frais de transport pour se rendre dans ce pays, pour un montant de 822,88 euros, soit un montant total de 4 770 euros. La part imputable au CHU s'élève à 3 339 euros.

13. En deuxième lieu, les frais de médecin-conseil exposés pour les avis des

Dr E en 2013, Finaz de Vilaine en 2022 et Dussol en 2023 représentent un montant total de 5 317 euros. Mme F a également exposé des frais de déplacement pour l'expertise ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif de Poitiers pour un montant de 361,39 euros. Il y a lieu de mettre intégralement à la charge du CHU de Poitiers la somme totale de 5 678,39 euros.

14. En troisième lieu, le préjudice d'affection subi par Mme F du fait du décès de son mari à l'âge de 39 ans peut être réparé, compte tenu du taux de perte de chance, en condamnant le CHU à lui verser la somme de 24 000 euros.

15. En quatrième lieu, du fait des difficultés que Mme F a rencontrées pour obtenir le dossier médical complet de son époux, qui lui a été communiqué qu'au bout de neuf ans, elle a subi un préjudice moral, distinct du préjudice d'affection, qui peut être évalué à hauteur de 3 000 euros.

16. En cinquième lieu, les frais de justice exposés devant le juge administratif en conséquence directe d'une faute de l'administration sont susceptibles d'être pris en compte dans le préjudice résultant de la faute imputable à celle-ci. Toutefois, lorsque l'intéressé avait qualité de partie à l'instance, la part de son préjudice correspondant à des frais non compris dans les dépens est réputée intégralement réparée par la décision que prend le juge dans l'instance en cause sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il s'ensuit que Mme F qui a présenté, dans la requête introductive d'instance, une demande sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative à laquelle elle n'a pas expressément renoncé, n'est pas fondée à demander également réparation d'un préjudice lié aux frais d'avocat qu'elle a dû exposer dans les précédentes instances.

17. En dernier lieu, les revenus du foyer de Mme F et de M. D au cours de l'année 2000 s'élevaient à 17 646 euros, correspondant aux seuls salaires de ce dernier, qui faisait alors fonction d'interne. La part des dépenses personnelles du défunt peut, compte tenu de l'absence d'enfant à charge, être évaluée à 35 %, soit la somme de 6 176 euros. Le préjudice annuel du foyer correspond à la perte du revenu annuel théoriquement disponible pour Mme F, soit 11 470 euros. Ce revenu doit être réévalué, ainsi que le demande la requérante, pour tenir compte de l'évolution du salaire minimum interprofessionnel de croissance entre 2000 et 2024, soit une période de 23 ans. Ce revenu annuel moyen peut ainsi être évalué à 20 614 euros. Le préjudice économique subi par Mme F durant la période du 28 janvier 2001 au 15 février 2024, soit 8 418 jours, représente 475 421 euros.

18. La part de ce préjudice économique imputable au CHU de Poitiers, compte tenu du taux de perte de chance, correspond à 332 795 euros. Il doit toutefois être tenu compte des prestations versées par les organismes sociaux à Mme F pour la réparation de ce préjudice économique, composées d'un capital décès de 4 716,05 euros versé par la CPAM de la Vienne, d'une allocation veuvage de 5 032 euros versée par la CRAM Rhône-Alpes et d'un capital décès de 7 257,90 euros versé par l'Ircantec, soit un total de 17 005,95 euros. Le préjudice effectivement subi par Mme F du fait des fautes commises par le CHU de Poitiers s'élève ainsi à 315 789 euros.

19. Il résulte de tout ce qui précède que le montant total des préjudices subis par Mme F et imputables au CHU de Poitiers s'élève à 351 806,39 euros. Toutefois, ainsi qu'il a été dit au point 9, dès lors que le dommage ne s'est pas aggravé ni ne s'est révélé dans toute son ampleur postérieurement au jugement attaqué, Mme F est seulement recevable et fondée à demander que le CHU de Poitiers soit condamné à lui verser la somme de 55 000 euros, montant qu'elle demandait devant les premiers juges. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu de calculer le préjudice économique que Mme F subira pour la période future.

Sur les droits de la caisse :

20. Il résulte de l'instruction que la CPAM de la Charente-Maritime a pris en charge les frais d'hospitalisation de son assuré social du 18 au 28 janvier 2001. Selon la notification de débours produite par la caisse et datée du 1er février 2022, ces frais s'élevaient à 8 645,56 euros. Si la caisse demande, dans le dernier état de ses écritures, une indemnité de 10 217,48 euros, elle ne justifie pas des raisons de l'augmentation de ce montant, 23 ans après le dommage. En outre, sa demande inclut les frais correspondants aux premiers jours d'hospitalisation, qui sont justifiés par l'état initial de M. D et non par les fautes du CHU qui ont été commises à compter du 21 janvier 2001. Dans ces conditions, en tenant compte de la première notification des débours et en appliquant le taux de perte de chance, il peut être fait une juste appréciation des frais exposés par la CPAM de la Charente-Maritime au profit de son assuré social du fait des fautes commises par le CHU, en les fixant à la somme de 4 401 euros.

21. Même en l'absence de demande tendant à l'allocation d'intérêts, tout décision juridictionnelle prononçant une condamnation à une indemnité fait courir les intérêts du jour de son prononcé jusqu'à son exécution, au taux légal puis, en application des dispositions de l'article L. 313-3 du code monétaire et financier🏛, au taux majoré s'il n'est pas exécuté dans les deux mois de sa notification. Par suite, les conclusions de la CPAM de la Charente-Maritime tendant à ce que les sommes qui lui sont allouées portent intérêts à compter de la date de l'arrêt à intervenir sont dépourvues de tout objet et doivent être rejetées, ainsi que, par voie de conséquence, la demande de capitalisation de ces intérêts.

Sur l'indemnité forfaitaire de gestion :

22. Aux termes de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale : " () / En contrepartie des frais qu'elle engage pour obtenir le remboursement mentionné au troisième alinéa ci-dessus, la caisse d'assurance maladie à laquelle est affilié l'assuré social victime de l'accident recouvre une indemnité forfaitaire à la charge du tiers responsable et au profit de l'organisme national d'assurance maladie. Le montant de cette indemnité est égal au tiers des sommes dont le remboursement a été obtenu, dans les limites d'un montant maximum de 910 euros et d'un montant minimum de 91 euros. A compter du 1er janvier 2007, les montants mentionnés au présent alinéa sont révisés chaque année, par arrêté des ministres chargés de la sécurité sociale et du budget, en fonction du taux de progression de l'indice des prix à la consommation hors tabac prévu dans le rapport économique, social et financier annexé au projet de loi de finances pour l'année considérée. / (). "

23. Dès lors que la CPAM de la Charente-Maritime obtient en appel l'indemnité qui lui est due, elle est fondée à demander à ce que soit mise à la charge du CHU de Poitiers l'indemnité forfaitaire prévue par les dispositions précitées de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale, dont le montant maximal a été fixé par l'arrêté interministériel du 18 décembre 2023 à 1 191 euros.

Sur les frais liés au litige :

24. D'une part, les frais et honoraires d'expertise, liquidés et taxés à la somme de 1 300 euros par ordonnance du président du tribunal administratif de Poitiers en date du 3 décembre 2015 s'agissant de l'expertise du 30 novembre 2015, et à la somme de 1 000 euros par ordonnance du président de la cour en date du 9 août 2023 s'agissant de l'expertise ordonnée dans la présente instance, doivent être mis à la charge définitive du CHU de Poitiers.

25. D'autre part, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du CHU de Poitiers une somme de 10 000 euros à verser à Mme F et une somme de 1 500 euros à verser à la CPAM de la Charente-Maritime, sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DECIDE :

Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Poitiers du 22 novembre 2016 est annulé.

Article 2 : Le CHU de Poitiers est condamné à verser à Mme F la somme de 55 000 euros.

Article 3 : Le CHU de Poitiers est condamné à verser à la CPAM de la Charente-Maritime la somme de 4 401 euros.

Article 4 : Les frais d'expertise liquidés et taxés à la somme de 1 300 euros par ordonnance du président du tribunal et à la somme de 1 000 euros par ordonnance du président de la cour, sont mis à la charge du CHU de Poitiers.

Article 5 : Le CHU de Poitiers versera à la CPAM de la Charente-Maritime la somme de 1 191 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion et la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le CHU de Poitiers versera à Mme F la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 7 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 8 : Le présent arrêt sera notifié à Mme A F, au centre hospitalier universitaire de Poitiers et à la caisse primaire d'assurance maladie de la Charente-Maritime. Copie en sera adressée à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales.

Délibéré après l'audience du 23 janvier 2024 à laquelle siégeaient :

Mme Catherine Girault, présidente,

Mme Anne Meyer, présidente assesseure,

M. Olivier Cotte, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 15 février 2024.

Le rapporteur,

Olivier Cotte

La présidente,

Catherine Girault

La greffière,

Virginie Guillout

La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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