La lettre juridique n°921 du 20 octobre 2022 : Vente d'immeubles

[Jurisprudence] Le rappel des conditions d’évaluation de la lésion

Réf. : Cass. civ. 3, 21 septembre 2022, n° 21-15.125, FS-D N° Lexbase : A89368K8

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par Marc Dupré, Enseignant-chercheur, Doyen faculté DEG, UCO, CREDO, Chercheur associé Centre Jean Bodin UPRES EA n° 4337

le 20 Octobre 2022

Mots clés : vente immobilière • lésion • appréciation • indices • expertise

La lésion s’apprécie en fonction de l’état et de la valeur du bien immobilier au jour de la vente. Une estimation à rebours de la valeur du terrain tenant compte d’aménagements postérieurs à la vente et déduction faite des dépenses de l’opération ne respecte pas les dispositions de l’article 1675 du Code civil.


 

Par son arrêt rendu le 21 septembre 2022, la troisième chambre civile de la Cour de cassation se prononce, dans le contexte d’un litige relatif à la démonstration d’une vente d’immeuble lésionnaire, sur le contenu d’un rapport d’expertise produit par les demandeurs. Ce rapport avait évalué la valeur d’un terrain en tenant compte des aménagements effectués après la vente, déduction faite des dépenses de l’opération. Fort logiquement, la Cour considère que le rapport n’a pas respecté les dispositions de l’article 1675 du Code civil N° Lexbase : L8656L84.

Une communauté de communes envisage la création d’une zone d’aménagement concertée (ZAC), visant à favoriser l’implantation d’activités économiques entre la France et la Suisse.  En 2014, elle confie le projet à une société publique locale (la SPL). Celle-ci, par l’intermédiaire d’une société d’aménagement foncier et d’établissement rural (la SAFER), négocie auprès d’un propriétaire l’acquisition de plusieurs parcelles exploitées à titre agricole. Puis, au décès de ce dernier en 2016, elle poursuit les négociations auprès de ses héritiers. Un acte de vente est signé le 9 mai 2017 entre les parties, prévoyant un prix de vente de 52 euros le mètre carré pour les terrains situés sur une partie du plan local d’urbanisme (le PLU), et de 2,60 euros le mètre carré pour ceux sis sur une autre zone.

Peu après les vendeurs ont connaissance d’une éventuelle disparité entre le prix de vente de leur terrain et celui prévu dans le cadre d’une promesse de vente conclue par la SPL avec le propriétaire de parcelles voisines faisant l’objet d’un même classement au PLU. Ils assignent la SPL en vue de voir constater l’existence d’indices graves et vraisemblables laissant penser que la vente est lésionnaire. Ils sollicitent également une expertise judiciaire pour déterminer la valeur des biens vendus. Ils fournissent à l’appui de leurs prétentions un rapport d’expertise laissant envisager le caractère lésionnaire de la vente.

Les vendeurs sont déboutés par la cour d’appel de Lyon dans un arrêt rendu le 2 février 2021 (CA Lyon, 2 février 2021, n° 20/03042 N° Lexbase : A35644EQ). Ils forment un pourvoi qui s’appuie sur deux moyens. L’un est relatif au refus de la cour d’appel d’ordonner la communication de la promesse de vente conclue entre la SPL et le propriétaire de la parcelle voisine. L’autre conteste le rejet par la cour d’appel de l’existence d’indices laissant penser au caractère lésionnaire de la vente et le refus d’ordonner une expertise judiciaire. 

Le premier moyen est rapidement écarté par la troisième chambre civile, laquelle rappelle que c’est « dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire » qu’elle a pu refuser d’accueillir cette demande [1].

Le second moyen fait l’objet d’une analyse plus détaillée. L’arrêt confirme la position de la cour d’appel ayant refusé de retenir l’existence d’indices graves et vraisemblables laissant envisager la lésion et d’ordonner une expertise judiciaire. L’expert ayant pris en compte « des modifications susceptibles d’influencer l’usage et la valeur du bien réalisées postérieurement à la vente », il a contrevenu à une appréciation de l’état et de la valeur du bien au jour de la vente. Elle approuve aussi la cour d’appel en ce qu’elle a déduit de la production d’éléments par la SPL, témoignant d’expropriations et de cessions amiables de parcelles pour des valeurs très similaires voire inférieures à la vente litigieuse, que les prétentions des vendeurs ne sont pas prouvées.

En conséquence, le pourvoi est rejeté dans son intégralité. La décision offre l’opportunité de rappeler les conditions particulières de mise en œuvre de la rescision pour lésion en matière immobilière (I), conditions non réunies par les demandeurs (II).

I. Les conditions particulières de mise en œuvre de la rescision pour lésion

Les articles 1674 N° Lexbase : L1784ABP et suivants du Code civil témoignent d’un régime particulier, tant au niveau de ses incidences procédurales (A), que dans les critères d’évaluation de la valeur du bien au jour de la vente (B).

A. Un régime aux incidences procédurales importantes

La rescision de la vente immobilière pour cause de lésion comprend des conditions de fond mais implique également une procédure particulière. Dérogation à la libre détermination du prix par les parties, la lésion est régie par les articles 1674 et suivants du Code civil. Elle porte uniquement sur une vente immobilière, le terme immeuble étant entendu de manière assez stricte [2]. Elle est source d’un « préjudice » [3] pour le vendeur, lequel est seul admis à intenter l’action [4] dans un délai de deux années à compter du jour de la vente [5]. A priori ces conditions ne semblaient pas soulever de difficultés particulières.

Restait encore à déterminer l’existence d’une lésion d’au moins sept douzièmes dans le prix de l’immeuble. Cette preuve est rendue compliquée par les dispositions des articles 1677 N° Lexbase : L1787ABS à 1680 N° Lexbase : L1790ABW du Code civil, ancien témoignage d’une méfiance à l’égard de ce mécanisme. L’action en rescision présente en effet la particularité de s’effectuer en deux étapes.

L’article 1677 du Code civil précise : « la preuve de la lésion ne pourra être admise que par jugement, et dans le cas seulement où les faits articulés seraient assez vraisemblables et assez graves pour faire présumer la lésion ».

Ce n’est qu’une fois reconnue l’existence de ces éléments que la procédure peut être poursuivie par la nomination d’experts dont le rapport pourra éclairer le juge afin de déterminer l’existence ou non d’une vente lésionnaire [6]. C’est au contentieux consécutif à la première étape procédurale que s’attache l’arrêt.

B. La difficulté de rapporter la preuve d’indices vraisemblables et graves

Afin de rapporter la preuve « d’indices graves et vraisemblables » relatifs à l’existence d’une vente lésionnaire et solliciter une expertise judiciaire, les demandeurs ont notamment fait appel à un expert pour évaluer le terrain. Si rien ne les y obligeait, en pratique une telle expertise offre des éléments d’appréciation utiles au juge afin d’ordonner la poursuite de la procédure, notamment en l’absence d’autres éléments probants comme des prix de vente comparatifs. Cela n’empêche pas le juge d’interroger la pertinence de l’évaluation présentée par les vendeurs, et ce dès cette première étape de la procédure. L’arrêt vise en ce sens l’article 1675 du Code civil, qui énonce « qu’il faut estimer l’immeuble suivant son état et sa valeur au moment de la vente ».

Cette exigence soulève le débat des éléments pris en compte pour effectuer l’estimation, et notamment le sujet de l’usage du bien au moment de la vente. Dans un arrêt du 21 juillet 1999, la troisième chambre civile avait pu accepter que « plusieurs hypothèses d’utilisation de l’immeuble » soient retenues par les experts afin de retenir « l’hypothèse la plus élevée » pour déterminer la valeur de l’immeuble au jour de la vente [7]. Néanmoins dans cette affaire l’immeuble semblait avoir plusieurs utilisations possibles au jour de la vente, ce qui semblait permettre une telle démarche de calcul.

La situation de l’arrêt étudié est différente : les terrains étaient uniquement à usage agricole au moment de la conclusion du contrat, nécessitant des aménagements ultérieurs importants en vue de leur intégration dans une ZAC. Or l’expert mandaté par les demandeurs a de son côté estimé la valeur du terrain objet du litige à partir de la valeur locative d’entrepôts ou d’entreprises construits sur les terrains après la vente. Par la suite, il a déduit les dépenses nécessaires à l’aménagement pour estimer la valeur du bien au jour de la vente. La cour d’appel, approuvée par la troisième chambre civile, conteste ce mode de calcul.

II. Le rejet cohérent de la demande

La troisième chambre civile confirme l’ensemble du raisonnement retenu par la cour d’appel (A). Par ailleurs, le régime de la lésion envisagé par l’avant-projet de réforme des contrats spéciaux ne bouleverserait pas le contenu de la solution, mais occasionnerait quelques évolutions procédurales (B).

A. L’absence de preuve d’indices graves et vraisemblables

Le mode de calcul présenté par l’expert présentait un biais important que la cour d’appel ne pouvait que relever : en ne tenant pas compte de la nature de terrain à usage agricole de l’immeuble au jour de la vente, l’expert n’a pas pu apprécier la valeur du bien au jour de la vente.

L’article 1675 du Code civil, visé par l’arrêt, a un effet de protection du vendeur contre l’érosion monétaire. Mais son interprétation a également pour intérêt de tenir compte de l’usage du bien au moment de la vente et d’éviter la prise en compte d’éléments postérieurs qui pourraient fausser le calcul, au profit ici du vendeur. Il est certain qu’un terrain sur lequel sont bâtis après la vente des entrepôts et des locaux d’entreprise aura une valeur bien supérieure à celle d’un terrain à usage agricole au jour de la vente. Le vendeur ne doit ainsi pas bénéficier de l’opération finale pour laquelle son immeuble a été acquis et qui confère ici une plus-value au bien.

En conséquence, la troisième chambre civile approuve la cour d’appel d’avoir rappelé « à juste titre » que ce ne sont pas les « modifications susceptibles d’influencer l’usage et la valeur du bien réalisées postérieurement à la vente » qui importent. C’est l’usage du bien au jour de la vente qui est le point de départ de l’évaluation de l’immeuble.

Si cet élément est en soi important pour rejeter les prétentions des demandeurs, la cour d’appel, encore approuvée par la troisième chambre civile, a également tenu compte des éléments présentés par le défendeur. Ce dernier a produit un certain nombre de documents relatifs à des expropriations ou des cessions amiables sur des biens comparables, lesquels témoignent de « valeurs très similaires, voire inférieures » au prix de vente des terrains faisant l’objet du litige. Ici le contrôle de la Cour est presque nul, la troisième chambre civile relevant que la cour d’appel « a souverainement déduit » de ces éléments l’absence d’indices graves et vraisemblables laissant présumer l’existence d’une vente lésionnaire.

B. La lésion immobilière, un régime en suspens ?

Le maintien du régime de la lésion immobilière, lequel aurait une filiation avec des mécanismes juridiques connus du droit romain, est principalement justifié aujourd’hui par les limites qu’il poserait face à certains excès. Il servirait notamment à protéger des vendeurs profanes face à l’appétit de professionnels de l’immobilier voyant l’occasion de réaliser de très bonnes affaires [8].

Mais la complexité de la procédure, finalement peu protectrice des intérêts du vendeur, le champ d’application restreint d’un régime peu adapté aux réalités économiques et juridiques actuelles [9], l’existence d’autres dispositions tenant compte du prix déséquilibré [10], l’introduction d’une forme de lésion qualifiée consécutive à un vice de violence [11] et le maintien d’une rescision parfois difficilement distinguée de la nullité relative, ont pour effet d’interroger la pertinence de son maintien dans notre droit positif.

L’avant-projet de réforme des contrats spéciaux envisage de conserver la lésion pour les ventes immobilières, mais en supprimant les actuels articles 1677 à 1680 lesquels, selon la commission, « compliquent inutilement la procédure » [12]. Si une telle évolution est souhaitable, appliquées à l’arrêt, les dispositions envisagées n’auraient sans doute pas changé le sens de la décision, puisque l’article 1675 de l’avant-projet précise toujours : « La lésion de plus de sept douzièmes s’apprécie suivant l’état et la valeur de l’immeuble au moment de la conclusion de la vente ».


[1] Cass. civ. 1, 4 décembre 1973, n° 72-13.385, publié au bulletin N° Lexbase : A1080CG4, Bull civ. I, n°336 ; Cass. civ. 2, 16 octobre 2003, n° 01-13770, FS-P+B N° Lexbase : A8301C9C.

[2] Cass. civ. 3, 9 avril 1970, n° 68-13.956, publié N° Lexbase : A6556AGW, pour l’irrecevabilité de la demande dans le cadre de la cession de parts d’une société civile immobilière. Par ailleurs, la jurisprudence exclut les ventes aléatoires (Cass. Req., 6 mai 1946, D. 1946.287, RTD civ. 1946. 324, obs. J. Carbonnier) et l’article 1684 N° Lexbase : L1794AB3 écarte les ventes par autorité de justice.

[3] Terme sans doute mal choisi, D. Mazaud et M. Latina, Rép. civ. Dalloz, V° Lésion, avril 2018, n° 3.

[4] C. civ., art 1674 et C. civ., art. 1683 N° Lexbase : L1793ABZ.

[5] C. civ., art. 1675.

[6] C. civ., art. 1678 N° Lexbase : L1788ABT à 1680.

[7] Cass. civ. 3, 21 juillet 1999, n° 96-22185, publié au bulletin N° Lexbase : A5113AWB, obs. J.-C. Groslière, Mode et date d’évaluation de la lésion, RDI, 1999, p. 663.

[8] A. Bénabent, Droit des contrats spéciaux civils et commerciaux, Précis Domat droit privé, 14e éd., LGDJ, 2021, n° 40.

[9] V. récemment G. Chantepie et M. Latina, Observations générales sur l'avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux, D. 2022, p. 1716.

[11] C. civ., art. 1143 N° Lexbase : L1977LKG.

[12] Chancellerie, Ph. Stoffel-Munck (prés.), Avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux, juillet 2022, art. 1676.

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