La lettre juridique n°921 du 20 octobre 2022 : Éducation

[Questions à...] La carence de l'État à assurer effectivement le droit à l'éducation des enfants handicapés soumis à l'obligation scolaire - Questions à Raphaël Matta-Duvignau, Maître de conférences en droit public UVSQ – Paris Saclay

Réf. : CE 1°-4° ch. réunies, 19 juillet 2022, n° 428311, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A37268CY

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N2980BZE

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[Questions à...] La carence de l'État à assurer effectivement le droit à l'éducation des enfants handicapés soumis à l'obligation scolaire - Questions à Raphaël Matta-Duvignau, Maître de conférences en droit public UVSQ – Paris Saclay. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/89064683-questions-a-la-carence-de-letat-a-assurer-effectivement-le-droit-a-leducation-des-enfants-handicapes
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le 19 Octobre 2022

Mots clés : handicap • scolarisation • responsabilité de l'État • droit à l'éducation • service public

Dans un arrêt rendu le 19 juillet 2022, la Haute juridiction administrative a retenu que la carence de l'État à assurer effectivement le droit à l'éducation des enfants handicapés soumis à l'obligation scolaire est constitutive d'une faute de nature à engager sa responsabilité. La circonstance que les parents de l’enfant n'aient pas immédiatement contacté, après chacune des décisions de la commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH) du Rhône, l'ensemble des structures vers lesquelles celle-ci avait orienté leur enfant, n'est pas de nature à exonérer la puissance publique de sa responsabilité. Pour faire le point sur cette décision et ses implications, Lexbase Public a interrogé Raphaël Matta-Duvignau, Maître de conférences en droit public UVSQ – Paris Saclay. Laboratoire VIP, EA 3643*.


 

Lexbase : Quel est le cadre normatif de l'obligation de scolarisation des enfants en situation de handicap ?

Raphaël Matta-Duvignau : À titre liminaire, il convient de replacer l’obligation de scolarisation des enfants en situation de handicap dans un cadre normatif plus général.

Premièrement, le droit à l’éducation bénéficie, en droit français, d’une valeur juridique incontestable : déjà consacré à l’alinéa 13 du Préambule de la Constitution de 1946, l’article L. 111-1 du Code de l’éducation N° Lexbase : L7611L7Z le confirme : « L'éducation est la première priorité nationale. Le droit à l'éducation est garanti à chacun ». Par conséquent, le droit à l’éducation, en ce qu'il énonce l'obligation d'un service public gratuit et un égal accès à l'instruction, implique une créance opposable à la collectivité, un droit exigible [1] : le droit à l'éducation étant garanti à chacun, l'État est tenu d'assurer l'égalité de traitement. Deuxièmement, le Code de l’éducation consacre la notion d’obligation scolaire [2], qui peut se définir comme l’obligation faite aux personnes responsables de l’éducation d’un enfant mineur au sens du Code civil, de lui donner une instruction minimale. Concrètement, l’instruction est obligatoire pour chaque enfant de trois à seize ans et il incombe à l'État de faire respecter cette obligation.

L’article L. 111-2 du même code N° Lexbase : L6724L78 affirme que « tout enfant a droit à une formation scolaire » et que « pour favoriser l'égalité des chances, des dispositions appropriées rendent possible l'accès de chacun, en fonction de ses aptitudes et de ses besoins particuliers, aux différents types ou niveaux de la formation scolaire ».

L’article L. 112-1 N° Lexbase : L6772LRA précise en outre que : « pour satisfaire aux obligations qui lui incombent (…), le service public de l’éducation assure une formation scolaire (…) aux enfants (…) présentant un handicap (…). Dans ses domaines de compétence, l’État met en place des moyens financiers et humains nécessaires à la scolarisation en milieu ordinaire des enfants (…) handicapés (…) ». Mais pour comprendre le cadre normatif actuel, il convient de se tourner vers le passé : « Jusqu’en 1975, les enfants handicapés échappaient à l’obligation scolaire prévue par la Troisième République. Nombre d’enfants polyhandicapés ou handicapés mentaux, psychiques ou cognitifs n’étaient pas ou étaient peu scolarisés. C’est pourquoi des associations de parents ont-elles-mêmes fondé les établissements scolaires nécessaires à l’accueil de leurs enfants (instituts médicoéducatifs, médicopédagogiques et médicoprofessionnels, notamment). La scolarité des enfants handicapés s’effectuait généralement hors du champ du service public » [3]. La loi n° 75-534 du 30 juin 1975, d'orientation en faveur des personnes handicapées N° Lexbase : L6688AGS, crée avant tout une obligation éducative. La commission départementale d’éducation spéciale était chargée d’assurer l’orientation des enfants et leur admission dans un établissement spécialisé. Cette obligation éducative s’est matérialisée le jour où l’État fut condamné pour défaut de scolarisation d’un enfant handicapé, faute d’une adaptation suffisante du service public [4]. Puis, la fameuse loi n° 2005-102 du 11 février 2005, pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées N° Lexbase : L5228G7R, consacre le passage de l’obligation éducative à l’obligation scolaire et met à la charge de l’État les moyens financiers et humains nécessaires à la scolarisation des élèves en milieu ordinaire. Rappelons que pour ladite loi, constitue un handicap « toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant » [5].

Affectant les personnes, le handicap ne doit cependant pas leur interdire de bénéficier de leurs droits. À ce titre, les articles L. 351-1 N° Lexbase : L6730LRP et D. 351-4 N° Lexbase : L7140MDS du Code de l’éducation prévoient que les élèves présentant un handicap sont scolarisés en priorité en milieu scolaire ordinaire, dans l’établissement de « secteur », si nécessaire au sein de dispositifs adaptés (au sein d’une classe pour l’inclusion scolaire – CLIS – en primaire ou d’une unité localisée pour l’inclusion scolaire – ULIS – au collège, lorsque ce mode de scolarisation répond aux besoins des élèves). Pour les élèves dont la scolarité en milieu ordinaire est possible, un accompagnement en classe est envisageable : selon l’article L. 917-1 du Code de l’éducation N° Lexbase : L6910LRD, « des accompagnants des élèves en situation de handicap peuvent être recrutés pour exercer des fonctions d’aide à l’inclusion scolaire de ces élèves y compris en dehors du temps scolaire » ; ces personnels sont aujourd’hui dénommés « accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH) », recrutés en CDD de trois ans, renouvelable une fois et en CDI au terme d’une période de six ans en cas de renouvellement. Si les besoins l'exigent, l'élève peut être inscrit dans un autre établissement lorsque celui de secteur ne dispose pas des telles unités. Dans ce cas, la décision est prise par le Directeur académique des services de l’éducation nationale sur proposition de l'établissement de référence, avec l'accord des représentants légaux. On le perçoit, ce n’est donc qu’en cas de besoin que l’élève concerné peut être inscrit dans un établissement spécialisé, sur proposition de l’établissement de référence et avec l’accord des parents. L’évaluation des compétences de l’élève est alors opérée par une équipe pluridisciplinaire dépendant de la maison départementale des personnes handicapées, laquelle doit proposer un parcours de formation adapté. Il appartient donc aux autorités de l'État, éclairées par les expertises médicales, de décider au cas par cas, dans l'intérêt de l'enfant, des modalités de sa scolarisation.

Par la suite, le décret n° 2009-378 du 2 avril 2009 N° Lexbase : L9901ID3 a institutionnalisé une collaboration avec le secteur médico-social. Des conventions précisent les modalités d’intervention des professionnels et les moyens mis en œuvre par les établissements médicosociaux ; le décret n° 2020-515 du 4 mai 2020, relatif au comité départemental de suivi de l'école inclusive N° Lexbase : L8157LWZ, a créé un comité départemental de suivi de l’école inclusive coprésidé par le directeur général de l’agence régionale de santé et le recteur d’académie ou son représentant, chargé du suivi, de la coordination et de l’amélioration des parcours de scolarisation [6].

Si les élèves présentant un handicap peuvent être accueillis dans des établissements spécialisés, ce n'est aujourd'hui qu'à titre exceptionnel. L'idée est que la scolarisation en classe ordinaire demeure le principe [7]… ce qui implique que l’Ecole s’adapte, que les dispositifs se diversifient et que ses personnels reçoivent une formation adaptée…

Lexbase : Dans quels cas la responsabilité de l'État peut-elle être engagée en cas de manquement à cette obligation ?

Raphaël Matta-Duvignau : La présente décision s’inscrit dans une jurisprudence cohérente, quasi constante, construite autour de la reconnaissance progressive de la responsabilité de l’État pour défaut de scolarisation des enfants handicapés.

Sur un autre registre, le Conseil d’État a déjà jugé que le manquement à l'obligation d'assurer l'éducation scolaire pouvait constituer une faute de nature à engager la responsabilité de l'État [8]. Le terrain était donc propice.

Préalablement à l’entrée en vigueur de la loi du 11 février 2005, la juridiction administrative avait déjà fait droit à la reconnaissance de la responsabilité de l’État pour un tel défaut de scolarisation [9]. Le juge des référés a aussi consacré comme liberté fondamentale (CJA, art. L. 521-2 N° Lexbase : L3058ALT), le droit à la scolarisation, notamment pour les enfants souffrant de handicap : un droit-créance a donc été reconnu à la charge de l’éducation nationale : « la privation pour un enfant, notamment s’il souffre d’un handicap, de toute possibilité de bénéficier d’une scolarisation ou d’une formation scolaire adaptée selon les modalités que le législateur a définies afin d’assurer le respect de l’exigence constitutionnelle d’égal accès à l’instruction est susceptible de constituer une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale » [10].

En vérité, c’est l’incontournable arrêt « Laruelle » [11] de 2009 qui constitue le principal point de repère en la matière : il incombe désormais à l’État, « au titre de sa mission d’organisation générale du service public de l’éducation, de prendre l’ensemble des mesures et de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour que ce droit et cette obligation aient, pour les enfants handicapés, un caractère effectif et que la carence de l’État est constitutive d’une faute de nature à engager sa responsabilité, sans que l’administration puisse utilement se prévaloir de l’insuffisance des structures d’accueil existantes ». Toute la question était de déterminer la nature de la responsabilité (faute ou sans faute) et de l’obligation incombant à l’État (moyens ou résultat). À la lecture des conclusions du rapporteur public sous cette affaire, il est possible de comprendre que le raisonnement fondé sur une simple obligation de moyens serait contraire aux textes et dérogerait à l’évolution tendant à renforcer l’insertion des personnes handicapées. Or, l'article L. 351-1 du Code de l’éducation N° Lexbase : L6730LRP impose à l'État de prendre en charge les dépenses nécessaires à la scolarisation des enfants handicapés, que ce soit en les accueillant dans des classes ordinaires, en mettant du personnel à la disposition des établissements spécialisés ou en passant des contrats avec les établissements d'enseignement privé. Il en résulte que c’est bien une véritable obligation de résultat qui repose sur les autorités publiques et qu’en conséquent, un objectif non atteint constitue bien une faute. Comme le souligne P. Raimbault, la haute juridiction a « consacré l'existence d'un véritable droit subjectif à l'éducation pour les élèves handicapés, lequel induit corrélativement la reconnaissance d'un devoir de scolarisation à la charge de l'État, sous peine d'engager sa responsabilité pour carence fautive » [12]. Il ressort de cet arrêt que le droit à l’éducation étant garanti à chacun quelles que soient les différences de situation et l’obligation scolaire s’appliquant à tous, les difficultés particulières que rencontrent les enfants handicapés ne sauraient avoir pour effet ni de les priver de ce droit, ni de faire obstacle au respect de cette obligation. En application de cette jurisprudence, il est possible de signaler une série contentieuse datant de 2015 dans laquelle le tribunal administratif de Paris a considéré que la prise en charge pluridisciplinaire obligatoire des personnes autistes, combinée au droit à l'éducation et à l'obligation de mettre en place les moyens financiers et humains nécessaires à la scolarisation ordinaire des enfants en situation de handicap impose à l'État de proposer un lieu d'accueil adapté; constatant la «carence dans la mise en œuvre des moyens nécessaires» et qu’en conséquent, l’État est condamné à dédommager les parents qui avaient dû scolariser leurs enfants en Belgique [13].

D’une certaine manière, les conditions d’engagement de la responsabilité de l’État sont déjà posées depuis 2009 : il incombe bien à ce dernier, au titre de sa mission d’organisation générale du service public de l’éducation, de prendre l’ensemble des mesures et de mettre en œuvre les moyens nécessaires, le défaut de place disponible dans un établissement spécialisé ne saurait l’exonérer de sa responsabilité. Dès lors, il appartient aux familles de démontrer, d’une part, l’existence d’un ou de plusieurs préjudices liés au défaut de scolarisation en milieu adapté, d’autre part, que ce préjudice n’est pas exclusivement lié à une décision prise soit par un établissement spécialisé, soit par la commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH). Enfin, compte tenu de ce qui précède, les enfants ont droit à réparation des différents préjudices, tout comme les parents : dans ce cas, l’appréciation de la réalité des préjudices et du montant de leur indemnisation se font selon les critères habituels déterminés par la jurisprudence administrative.

Il existe cependant quelques causes d’exonérations à la responsabilité de l’État. Ainsi, la responsabilité de la Commission Départementale d'Education Spéciale peut être recherchée, par exemple, si elle désigne un établissement non adapté. Dans ce cas, c'est au juge judiciaire qu'il appartient de se prononcer [14]. En outre, la responsabilité de l’État ne saurait être recherchée à raison des décisions par lesquelles la CDAPH se prononce sur l'orientation et l'accueil des personnes handicapées, les fautes commises par la CDAPH engageant la responsabilité de la maison départementale pour les personnes handicapées (MPDH) [15]. Par ailleurs, la responsabilité de l’État peut aussi être atténuée compte tenu, classiquement, du comportement des responsables légaux de l’enfant, notamment si ces derniers n’ont pas accompli toutes les diligences ou démarches nécessaires [16]. Enfin, il est toujours possible pour l’État, dans les conditions habituelles, d’engager une action récursoire contre un établissement social et médico-social auquel serait imputable une faute de nature à engager sa responsabilité.

Lexbase : Quel est l'apport de la présente décision par rapport à la jurisprudence antérieure (notamment à l'arrêt n° 311434 du 8 avril 2009) ?

Raphaël Matta-Duvignau : La présente décision ne constitue pas un revirement de la jurisprudence Laruelle; il s’agit plutôt d’un complément, comme l’exprime d’ailleurs le rapporteur public : « Le litige est un cas d’application de votre jurisprudence Laruelle » [17]. Nous émettons l’hypothèse selon laquelle la décision de 2022 serait plutôt un « dérivé » de 2009, dans la mesure où le Conseil d’État a ici à se prononcer sur l’hypothèse où le refus d’accueillir l’enfant est opposé, faute de place disponible, par un établissement spécialisé désigné par la CDAPH.

De prime abord, l’État pourrait soutenir qu’il n’a commis aucune faute ; la question est donc de savoir si l’État peut engager sa responsabilité alors qu’il n’a, comme le souligne le rapporteur public, « aucun moyen de contraindre un tel établissement à accueillir un enfant », d’autant que dans une précédente affaire, le juge des référés du Conseil d’État a précisé que l’ARS, qui agit au nom de l’État, n’a pas plus les moyens d’imposer à un établissement médico-social la prise en charge d’une personne [18].

On perçoit ici la difficulté, encore, d’établir une imputabilité à l’État du préjudice allégué. Or, les subtilités juridiques et contentieuses doivent pouvoir, dans certains cas, s’effacer devant les faits et, oserait-on dire, une nécessité politique : un droit fondamental, le droit à l’éducation, n’est pas effectif pour plusieurs enfants souffrant de handicap, créant ainsi une discrimination difficilement acceptable et compréhensible pour la société. Dès lors, il semblerait « normal » qu’incombe à l’Etat l’obligation de prendre l’ensemble des mesures et de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour que ce droit ait un caractère effectif. La lecture des conclusions du rapporteur public apporte ainsi quelques réponses à la compréhension du raisonnement tenu par le Conseil d’État : l’ARS arrête, au nom de l’État, le projet régional de santé constitué notamment d’un schéma régional d'organisation médico-sociale ayant pour objet de prévoir et de susciter les évolutions nécessaires de l'offre des établissements et services médico-sociaux ; une carence de la part des structures (manque de place notamment) serait du fait de l’ARS, donc imputable à l’État.

Partant, la carence de l’État doit être considérée comme constitutive d’une faute.

Dès lors, la présente décision est remarquable à plusieurs titres. D’une part, elle semble créer une présomption de faute imputable à l’État dans le défaut de scolarisation d’un enfant handicapé résultant d’une absence de prise en charge conformément aux orientations décidées par la CDAPH. D’autre part, elle semble faire primer, par principe, la responsabilité de l’État, « dans une logique de guichet unique » [19] pour éviter aux parents de rechercher la responsabilité de chacun des établissements fautifs. Ainsi, elle s’inscrit dans un mouvement général d’évolution du droit de la responsabilité administrative, favorable aux victimes de préjudices liés à l’(in)action des pouvoirs publics dans la mise en œuvre effective de droits et tendant à la recherche d’une meilleure, et plus rapide, indemnisation, et où les maîtres-mots sont simplification et solvabilité.

Lexbase : La reconnaissance systématique d'une faute présumée de l'État en la matière ne pourrait-elle pas être porteuse d'éventuelles dérives ?

Raphaël Matta-Duvignau : Répondre précisément à cette question constitue un exercice très délicat car nous ignorons si la présomption de faute de l’État sera, dans les faits, systématiquement reconnue. Même si nous admettons cette hypothèse, nos propos seront essentiellement prospectifs et abstraits ; nous ferons ici de la « procédure fiction ».

En premier lieu, il convient de déterminer de quelles sortes de « dérives » il est question. S’agit-il, d’abord, d’une augmentation exponentielle du contentieux, dérivant ainsi vers un éventuel « contentieux de masse » ? Répondre n’est pas aisé car nous n’avons pas une connaissance précise du nombre d’élèves concernés par une telle faute présumée [20], mais peut-on parler de dérive lorsque l’on fait valoir des droits ? S’agit-il, ensuite, du montant élevé des indemnités que l’État serait amené à verser, induisant ainsi une charge exceptionnelle sur les deniers publics ? De la même manière, peut-on pertinemment exciper d’une charge supplémentaire sur les finances publiques quand l’État ne remplit pas ses obligations ? Or, l’État ne saurait s’exonérer de sa responsabilité pour des raisons budgétaires [21] et, en tout état de cause, l’article L. 351-1 du code de l’éducation impose à l'État de prendre en charge les dépenses nécessaires à la scolarisation des enfants handicapés. L’argument budgétaire ne résiste pas pour dénoncer d’éventuelles dérives. À ce stade de l’analyse, il ne semble pas opportun d’évoquer des dérives dans la mesure où la responsabilité de l'État est reconnue et avérée. Toutefois, d’autres hypothèses pourraient être mentionnées, en adoptant cette fois-ci un regard critique, voire cynique (que nous assumons) : d'un côté, l’effet « appel d’air » qui pourrait pousser des familles à « profiter » de la situation pour exiger une indemnisation en avançant des préjudices inexistants ou exagérés ; d’un autre côté, la « peur » de l’identification d’une faute pourrait entrainer une diminution des reconnaissances de la qualité d’handicapé [22], bloquant ainsi, en amont, tout recours ; enfin, le recrutement urgent et massif de personnels, au risque de recourir à des agents insuffisamment formés…

En deuxième lieu, il paraît intéressant d’envisager la stratégie contentieuse des familles concernées. Les évolutions de la procédure administrative contentieuse permettent d’imaginer le développement de recours collectifs : l’ action de groupe (CJA, art. L. 77-10-1 N° Lexbase : L4498LNW), d’abord, permet d’obtenir une indemnisation suite aux manquements ou fautes concernant notamment les discriminations et il ne fait aucun doute qu’un défaut de scolarisation en raison du handicap en constitue une ; l’action en reconnaissance de droits (CJA, art. L. 77-12-1 N° Lexbase : L1883LBD), ensuite, permet de reconnaître des droits individuels résultant de l'application de la loi ou du règlement en faveur d'un groupe indéterminé de personnes ayant le même intérêt ; les enfants handicapés ne bénéficiant pas d’une scolarisation adaptée étant bien concernés.

En dernier lieu, il serait tout aussi pertinent de connaître et d’anticiper la réaction des pouvoirs publics : il est possible d’envisager la mise en place de mécanismes spécifiques pour réguler l’afflux de contentieux, comme des recours préalables obligatoires ou des dispositifs de médiation, de transaction, voire même des commissions d’indemnisation ad hoc…

Au final, ces éléments révèlent une incertitude sur les conséquences d’une telle décision. Il convient donc d’attendre et d’observer les décisions à venir. Nous pouvons souligner que le tribunal administratif de Nantes [23] a récemment confirmé la possibilité de faire condamner l’État pour faute en cas d’atteinte au droit à l’éducation dans enfant en situation de handicap. Peut-être assistons-nous à l’émergence d’un mouvement qui conduira les pouvoirs publics à répondre, non plus ponctuellement à un problème en ne traitant que les symptômes, mais de manière systémique et globale, en prenant en compte les causes initiales du problème et en associant tous les acteurs concernés, en clarifiant leurs compétences et responsabilités…bref, en adoptant les mesures nécessaires pour rendre effectif, pour tous les enfants, ce droit fondamental qu’est le droit à l’éducation.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.


[1] Sur l'égal accès à l'enseignement, v. Cons. const., décision n° 2001-450 DC du 11 juillet 2001 N° Lexbase : O8714BAY, DDOSEC, cons. 33, Rec. 82.

[2] Cf. S. Monchambert, L’obligation scolaire, in Dictionnaire critique du droit de l’éducation, tome 1, enseignement scolaire (dir. P. Bertoni et R. Matta-Duvignau), Paris, 2022, Mare & Martin.

[3] Cf. H. Rihal, Ecole inclusive, in Dictionnaire critique du droit de l’éducation, op. cit. La plupart des éléments relatifs au cadre normatif de la scolarisation des élèves en situation de handicap sont tirés de cette notice.

[4] CAA Paris, 11 juillet 2007, n° 06PA01579 N° Lexbase : A5525DYB et 06PA02793 N° Lexbase : A5525DYB, AJDA, 2007. 2161, Concl. B. Foscheim, RDSS 2007, note H. Rihal, D. 2008, p 140, note E. Célestine.

[5] CASF, art. L. 114 N° Lexbase : L8905G8C.

[6] CASF, art. D. 312-10-13 N° Lexbase : L8292LWZ à D. 312-10-13-3.

[7] Rappelons également que la vie de l’enfant ne s’arrête pas à l’école proprement dite ; les communes prennent en charge les temps périscolaires (pause méridienne, garderies du matin et du soir, etc.), cf. CAA Nantes, 15 mai 2018, n° 16NT02951 N° Lexbase : A1951XQC, AJDA, 2018 p. 1546, Chron. E. Durup de Baleine.

[8] CE, 27 janvier 1988, n° 64076 N° Lexbase : A0264B8B, concl. Martine Laroque.

[9] CAA Paris, 11 juill. 2007, n° 06PA01579, préc.

[10] CE, 15 décembre 2010, n° 344729 N° Lexbase : A6803GNB, AJDA, 2010. 2453, RDSS, 2011. 176, AJDA, 2011. 858, note Prélot.

[11] CE, 8 avril 2009, n° 311434 N° Lexbase : A9544EE9, Recueil Dalloz, n° 18, 07/05/2009, p. 1208-1209. Les conclusions de Rémi Keller parues à l'AJDA n° 23 du 29 juin 2009, dont nous nous sommes inspirés, permettent de comprendre le cheminement intellectuel du Conseil d’État.

[12] P. Raimbault, La reconnaissance d’un droit subjectif à la scolarisation des enfants handicapés, Recueil Dalloz, 2009, p. 1508.

[13] TA Paris, 15 juillet 2015, n°s 1416868/1 N° Lexbase : A9651NME et s.

[14] T. confl., 18 octobre 1999, n° 03087 N° Lexbase : A5614BQY.

[15] T. confl., 11 décembre 2017, n° 4105 N° Lexbase : A5273XAK ; CE, 8 novembre 2019, n° 412440 N° Lexbase : A4260ZUC, RDSS, 2020, p. 168, concl. F. Dieu, AJDA, 2020, p. 1039, note H. Rihal.

[16] Pour s’exonérer partiellement ou totalement de sa responsabilité, l’État essaiera, probablement, de démontrer l’absence de démarches de la part des parents…

[17] R. Chambon, rapporteur public, conclusions sous CE, 19 juillet 2022, n° 428311, que nous avons pu nous procurer.

[18] CE, 1er août 2018, n° 422614 N° Lexbase : A9635XZU.

[19] Les mots du rapporteur public sont ici éloquents.

[20] D’après les chiffres fournis par Catherine Becchetti-Bizot, Médiatrice de l’Education nationale (rapport annuel de 2021) : 480 saisines liées à des problèmes de scolarisation d'élèves handicapés reçues en 2021 ; 400 000 élèves en situation de handicap seraient scolarisés en milieu ordinaire pour 125 500 accompagnants en 2021.

[21] CE, Sect., 26 novembre 1954, Lota, p. 622.

[22] Dans cette hypothèse, le risque d’une augmentation mécanique des recours contre les décisions de refus est grand…

[23] TA Nantes, 26 août 2022, n° 1912479 N° Lexbase : A99508EA.

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