Réf. : Cass. civ. 2, 28 mars 2013, 2 arrêts, n° 12-17.548, FS-P+B (N° Lexbase : A2808KBM) et n° 12-14.522, F-P+B (N° Lexbase : A2806KBK)
Lecture: 12 min
N6877BTU
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)
le 01 Mai 2013
Dans la seconde affaire, les filles d'une victime non conductrice d'un accident de la circulation, percutée successivement par deux véhicules terrestres à moteur, avaient demandé réparation de leur préjudice, en qualité de victimes par ricochet, à l'assureur de chacun des conducteurs. Les juges du fond, qui avaient considéré que la victime directe avait commis une faute inexcusable à l'origine exclusive de l'accident, avaient opposé cette faute aux victimes par ricochet, pour finalement les débouter de leurs demandes. En substance, le pourvoi contestait la qualification de faute inexcusable, faisant essentiellement valoir que seule est inexcusable, au sens de l'article 3 de la loi du 5 juillet 1985, la faute volontaire d'une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience, alors que ne caractériserait pas une faute d'une exceptionnelle gravité le fait de s'allonger, de nuit, en état d'ébriété, au milieu d'une voie de circulation fréquentée et dépourvue d'éclairage public. Et le pourvoi soutenait encore qu'il résulte de l'article 3 de la loi du 5 juillet 1985 que les victimes, hormis les conducteurs de véhicules terrestres à moteur, sont indemnisées des dommages résultant des atteintes à leur personne qu'elles ont subis, sans que puisse leur être opposée leur propre faute à l'exception de leur faute inexcusable si elle a été la cause exclusive de l'accident, sauf si la victime a volontairement recherché le dommage qu'elle a subi, et qu'en l'espèce, précisément, rien ne permettait de démontrer que la victime, qui avait été percutée par deux véhicules alors qu'elle était allongée ivre sur la voie publique, avait eu l'intention de se suicider. La Haute juridiction rejette cependant le pourvoi. Elle approuve, en effet, les premiers juges d'avoir considéré "que le fait de s'allonger, de nuit, en état d'ébriété, au milieu d'une voie de circulation fréquentée et dépourvue d'éclairage public, constitue indubitablement une faute volontaire, d'une exceptionnelle gravité ; que la conjugaison de l'obscurité et de la position couchée du piéton rendait sa présence totalement imprévisible et irrésistible ; que les deux conducteurs, dont il n'est pas allégué qu'ils conduisaient à une vitesse excessive, ne pouvaient que très difficilement percevoir Elisa X, allongée sur le sol ; que, par ailleurs, il ne peut être sérieusement reproché aux défendeurs d'avoir eu leur attention détournée par la présence d'un groupe de personnes sur le bord de la route et de ne pas avoir gardé les yeux rivés sur la chaussée, dès lors qu'un conducteur normalement vigilant doit aussi fait attention aux événements et personnes qui, se déroulant ou se trouvant sur le bas côté, sont susceptibles de perturber sa conduite automobile ; que la faute inexcusable de Elisa X est donc la cause exclusive de l'accident dont elle a été victime". Et, donc, d'en déduire "que de ces constatations et énonciations procédant de son pouvoir souverain d'appréciation de la valeur et de la portée des éléments de preuve soumis à son examen, la cour d'appel, hors de toute dénaturation, et sans se prononcer par des motifs hypothétiques, a pu déduire que la victime, en s'allongeant volontairement sur une voie de circulation fréquentée, en état d'ébriété, de nuit, et en un lieu dépourvu d'éclairage public, avait commis une faute inexcusable, et débouter les consorts X-A de leurs demandes".
S'agissant du premier arrêt, on passera très rapidement sur le fait que, comme le relève justement la Cour, l'intention de déplacer le véhicule n'est pas une condition d'application de la loi. Plus délicate était peut-être la question de savoir si l'adolescent, dont le fait avait été à l'origine de l'accident, devait ou non être considéré comme un conducteur. A examiner la jurisprudence, on sait que n'a pas la qualité de conducteur la personne qui est sortie du véhicule dont elle se trouve à proximité et dont elle assurait la conduite dans un temps voisin de l'accident (1), ou celle qui était en train de changer une roue lors de l'accident (2), ou encore celle qui était descendue de sa voiture pour porter secours à une autre victime (3). Mais l'hypothèse de l'espèce, qui pouvait apparaître à première vue moins évidente, n'en appelait pas moins une réponse certaine, mais cette fois en sens contraire. Selon la Cour de cassation, conserve la qualité de conducteur celui qui est au volant de son véhicule lors de l'accident, quand bien même le véhicule serait en réalité remorqué à l'aide d'une barre de fer courte et rigide (4), et ce au motif qu'il aurait tout de même une certaine maîtrise dans la conduite du véhicule. Un arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, en date du 29 mars 2012, que nous avions d'ailleurs évoqué dans le cadre de cette chronique, avait, lui, censuré des juges du fond qui avaient relevé que la victime était certes à l'arrêt et occupée à mettre son casque de sécurité, mais bien sur son engin au moment de l'accident, au motif qu'ils n'avaient pas tiré les conséquences légales de leurs constatations en jugeant, pour condamner l'assureur de l'automobiliste à réparation, qu'il n'avait pas rapporté la preuve de la qualité de conducteur de la victime (5).
Bien que les situations soient certes un peu différentes, l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 28 mars 2013 pourrait être rapprochée d'un arrêt un peu plus ancien, de la même deuxième chambre civile, du 25 octobre 2007, tant d'ailleurs, pour ce qui nous intéresse, en ce qui concerne la notion d'accident de la circulation que celle de conducteur. En l'espèce, le propriétaire d'un véhicule, qui l'avait confié à un garagiste en vue d'effectuer une vidange, avait, alors que le véhicule était installé sur un pont élévateur, mis en marche le moteur du véhicule en tournant la clef de contact, et ce à la demande d'un employé du garage. Projeté vers l'avant, le véhicule avait blessé l'employé qui avait demandé la réparation de son dommage au propriétaire du véhicule et à son assureur. Ce dernier reprochait aux juges du fond d'avoir dit le véhicule impliqué dans un accident de la circulation, faisant valoir que les dispositions de la loi du 5 juillet 1985 ne bénéficient qu'aux victimes d'un accident de la circulation, et qu'un véhicule qui est installé sur un pont élévateur n'est pas en circulation, si bien qu'en jugeant du contraire, après avoir constaté qu'au moment de l'accident, le véhicule se trouvait toujours sur le pont élévateur, la cour d'appel aurait violé l'article 1er de la loi. La Cour de cassation avait, cependant, rejeté le moyen du pourvoi, décidant "qu'ayant retenu que le véhicule était stationné dans un atelier de réparation automobile, qui n'est pas un lieu impropre au stationnement d'un véhicule, et que, mis en mouvement par le démarrage du moteur alors qu'une vitesse était enclenchée, il avait percuté [l'employé], la cour d'appel a exactement décidé que ce véhicule était impliqué dans un accident de la circulation au sens de l'article 1er de la loi du 5 juillet 1985, peu important qu'il se fût trouvé sur un pont élévateur". Et d'ajouter que le propriétaire, qui "avait la qualité de conducteur du véhicule [...] était tenu en cette qualité d'indemniser la victime" (6).
Le second arrêt (Cass. civ. 2, 28 mars 2013, n° 12-14.522, F-P+B) définit, très classiquement, la faute inexcusable au sens de l'article 3 de la loi comme la faute volontaire, d'une exceptionnelle gravité, exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience (7). Sans doute l'appréciation de la faute inexcusable est-elle, en jurisprudence, très restrictive, ce qui d'ailleurs est conforme à l'objectif indemnitaire de la loi qui ne peut être correctement atteint qu'en n'admettant pas trop facilement la faute inexcusable de la victime : décider, en effet, que puissent être constitutifs de fautes inexcusables des comportements, certes graves, mais fréquemment commis par les usagers de la route, ruinerait évidemment la raison d'être de la loi. Comme le relevait encore assez récemment Monsieur le Professeur Jourdain, dans son Rapport introductif au colloque qui s'est tenu à la Cour de cassation, le 30 mars 2012, sous la présidence de Dominique Loriferne, président de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation et Gilles Thouvenin, président de l'Ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, "la faveur faite aux victimes s'est manifestée d'abord à propos de la notion de faute inexcusable. L'efficacité du droit à indemnisation attribué aux victimes dépendait en grande partie de la conception de la faute inexcusable que le défendeur peut opposer aux victimes non conductrices pour s'exonérer de sa dette de réparation. Or, la Cour de cassation a rapidement pris parti en faveur d'une conception ultra-restrictive de cette faute, confinant au stéréotype, afin de ne pas bafouer l'esprit de la loi. Non seulement celle-ci est définie étroitement comme la faute volontaire d'une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience', depuis des arrêts d'Assemblée plénière du 20 juillet 1987, mais encore la Cour de cassation a exercé un contrôle étroit de la notion ne laissant aux juges du fond qu'une très faible marge de manoeuvre, notamment dans son application au piéton. De sorte que pratiquement, ne peut guère être jugé inexcusable, pour le piéton, que le fait de traverser une route à grande circulation réservée aux véhicules (autoroute ou voie rapide) dont l'interdiction d'accès est matérialisée, avec franchissement par la victime d'obstacles (muret, glissières de sécurité, terre-plein...) et en refusant d'emprunter des passages protégés situés à proximité" (8). C'est, en effet, dans ce type d'hypothèses que la relative bienveillance de la jurisprudence à l'égard des victimes a tout de même ses limites, que, précisément, la notion de faute inexcusable cause exclusive de l'accident permet de tracer, à condition d'être, comme en l'espèce, la cause exclusive de l'accident (9). Et en décidant, au cas présent, que, compte tenu des circonstances de fait, la faute de la victime s'analysait bien en une faute inexcusable au sens de l'article 3 de la loi, l'arrêt confirme que la qualification de faute inexcusable est réservée au comportement de ceux que M. Badinter, lors des travaux préparatoires de la loi, avait, de façon pour le moins évocatrice, qualifié d'"asociaux de la route". Au reste, l'arrêt pourrait être rapproché d'un autre arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 29 novembre 1997 qui avait jugé que commet une faute inexcusable le piéton qui, ayant franchi, de nuit, un talus et une glissière de sécurité pour accéder à une route nationale où il s'était couché (10). En tout état de cause, à supposer que des circonstances de fait puisse être induite l'intention suicidaire de la victime, disons la recherche volontaire du dommage, les ayants droit de la victime ne pouvaient certainement pas être indemnisés (11).
Dépassant les seuls arrêts ici évoqués, il est permis, pour terminer, de se demander quel est le devenir de la loi, puisque l'on sait que différents projets de réforme du droit de la responsabilité proposent d'apporter au dispositif légal existant quelques modifications. On passera sur deux des propositions qui sont ainsi faites, qui n'intéressent pas directement les questions sur lesquelles la Cour de cassation avait à se prononcer dans les affaires ayant finalement donné lieu aux arrêts du 28 mars 2013 : celles tenant au point de savoir si, d'une part, il faut continuer d'exclure du champ d'application de la loi les accidents de chemin de fer et de tramway et, d'autre part, maintenir la catégorie particulière des victimes âgées de moins de 16 ans et de plus de 70 ans auxquelles seule peut être opposée la recherche volontaire du dommage. Reste la dernière proposition, sans doute la plus importante, qui consiste à aligner le sort des conducteurs victimes sur celui des non-conducteurs : seule la faute inexcusable cause exclusive de l'accident pourrait ainsi leur être opposée, au moins pour la réparation du dommage corporel (12). Ces victimes, que l'on a parfois qualifiées de "sacrifiées", ne profitent, en effet, pas de la loi puisque le régime qui leur est applicable est, fondamentalement, celui du droit commun, alors pourtant, comme on l'a fait remarquer, qu'elles sont les premières exposées aux risques de la circulation. M. le Professeur Jourdain fait, à cet égard, remarquer qu'on pouvait comprendre qu'en 1985, "on ait hésité à les faire bénéficier des faveurs de la loi parce qu'il était alors difficile de mesurer l'impact financier de la réforme. Mais il semble que l'on dispose aujourd'hui des moyens d'apprécier l'incidence économique d'une suppression de l'opposabilité de la faute simple, notamment à travers le coût représenté par la garantie du conducteur proposée par les assureurs. Aux économistes et assureurs de nous dire ce qu'il en est" (13). A suivre donc...
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:436877
Utilisation des cookies sur Lexbase
Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.
Parcours utilisateur
Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.
Données analytiques
Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.