Lexbase Affaires n°336 du 25 avril 2013 : Sociétés

[Jurisprudence] Action sociale ut singuli : application littérale de la loi

Réf. : Cass. com., 19 mars 2013, n° 12-14.213, F-P+B (N° Lexbase : A5783KAG)

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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR à la Faculté de Droit de Nancy (Université de Lorraine, Institut François Gény, EA 1138, Nancy)

le 25 Avril 2013

Une mésentente quant à la prise en charge du coût de la rénovation d'immeubles est à l'origine de cette procédure. En effet, le capital social d'une société anonyme française est détenu à 55 % par une société de droit luxembourgeois et à 45 % par une société civile immobilière à l'exception de deux actions détenues par le dirigeant de la SCI Bayard Montaigne et une SARL Arcade Investissement Conseil. La société anonyme a trois SNC filiales qui exploitent chacune une résidence de tourisme. Les immeubles de ces dernières appartiennent à trois SAS de droit français, qui sont elles-mêmes filiales de l'actionnaire principal de la société luxembourgeoise. Schématiquement, on retrouve dans le conseil d'administration de la SA, d'un côté un groupe majoritaire d'actionnaires comprenant le groupe luxembourgeois, propriétaire bailleur des résidences de tourisme, et de l'autre, les actionnaires minoritaires, locataires assurant notamment la gestion de celles-ci. Ces immeubles devant être réparés et rénovés, un conflit apparaît entre les administrateurs bailleurs, et les administrateurs titulaires des baux commerciaux pour savoir qui devait entreprendre les travaux et les payer. Ainsi, entre actions en nullité des délibérations du conseil d'administration de la SA, instance relative à la charge des travaux et à la saisie des loyers, aux demandes relatives aux baux commerciaux et aux travaux, sans oublier les demandes reconventionnelles, tel est le décor de l'affaire (1) à l'origine de l'arrêt rendu le 19 mars 2013 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation. Plus précisément, les actionnaires minoritaires ont demandé la condamnation au paiement de dommages-intérêts des sociétés, actionnaires majoritaires de la SA, déclarant exercer l'action sociale ut singuli. La cour d'appel (2) a rejeté leur demande au motif que l'action est formée au nom de la SA dont ils sont actionnaires à l'encontre des sociétés ayant commis des fautes à l'origine du préjudice subi par la SA. En effet, les juges du fond considèrent que les sociétés défenderesses n'ont pas la qualité d'administrateur ou de dirigeant de la SA. Sur le pourvoi des associés minoritaires, prétendant pouvoir agir contre ceux qui ont causé le préjudice subi par la société dès lors que celle-ci est mise en cause, la Cour de cassation indique que la cour d'appel avait exactement retenu que les dispositions de l'article L. 225-252 du Code de commerce (N° Lexbase : L6123AIM) n'autorisent les actionnaires à exercer l'action sociale en responsabilité qu'à l'encontre des administrateurs ou du directeur général de la société.

La responsabilité civile des administrateurs peut être mise en cause par les actionnaires, au moyen de deux actions. Tout d'abord par une action individuelle (3), dont la finalité est la réparation du préjudice subi personnellement par un actionnaire, indépendamment de celui subi par la personne morale (4). Cette action personnelle vise à réparer le préjudice de l'actionnaire qui est le corollaire du préjudice global subi par la société (5). Par ailleurs, les actionnaires peuvent agir, en se substituant aux représentants légaux en cas d'inaction de leur part, afin d'obtenir la réparation de l'entier dommage subi par la société (6). Ainsi, on peut relever que la loi autorise les actionnaires à agir au nom et pour la compte de la société (I). Toutefois, l'action sociale ainsi exercée est une action attirée dont le domaine est limité par la loi (II). Par conséquent, à défaut de respect des dispositions légales, l'action doit être jugée irrecevable.

I - Le droit d'agir légalement qualifié

En principe, il n'est pas possible d'agir en justice pour le compte d'autrui, car la gestion d'affaire est exclue en matière procédurale (7), et plus spécialement lorsque le demandeur est une société (8). Cette interdiction est fondée sur une conception individualiste de l'action en justice, dont les origines remontent à l'époque révolutionnaire. Toutefois, le droit positif a développé des exceptions à ce principe, et notamment les actions attitrées. La notion d'action attitrée (8) évoquée à l'article 31 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1169H43), vise, à côté de l'action qualifiée de "banale", car ouverte à tout intéressé, des "cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé". Ainsi, la loi limite les personnes habilitées à agir, ou, au contraire, elle l'étend à l'ensemble des titulaires possibles du droit substantiel (10).

La distinction des actions "banales" et des actions attitrées se retrouve en droit des sociétés et les actions peuvent être regroupées en deux catégories. D'une part, celles qui sont exercées par les dirigeants au nom et pour le compte de la société, et qui en pratique, sont les plus fréquentes. D'autre part, les actions pour lesquelles la qualité et l'intérêt pour agir ne sont plus appréciés à l'égard de la société, mais chez une autre personne à laquelle l'action est légalement dévolue. L'action sociale ut singuli figure dans cette seconde catégorie (11). En effet, l'article L. 225-252 du Code de commerce dispose que les actionnaires peuvent "intenter l'action sociale en responsabilité contre les administrateurs ou le directeur général". Cette action répond à des nécessités pratiques. En effet, la mise en cause de la responsabilité des dirigeants sociaux peut mettre à jour un conflit d'intérêts. Dans une telle situation, les dirigeants sont naturellement peu enclins à exercer, au nom de la société, une action mettant en jeu leur propre responsabilité. L'existence de ce risque a été détectée depuis longtemps. Pour cette raison, la jurisprudence reconnaît de longue date la recevabilité de l'action sociale exercée par des associés (12). Cette action est dénommée "action ut singuli", par opposition à l'"action ut universi" que la société exerce par ses dirigeants sociaux (13).

Dans la présente affaire, deux sociétés et deux personnes physiques, actionnaires ont ainsi agi en responsabilité au nom de la société anonyme en vue d'obtenir la réparation du préjudice subi par la personne morale, du fait de décisions et agissements considérés par ces derniers comme fautifs et à l'origine du préjudice social. Toutefois, s'agissant d'un régime spécifique de responsabilité civile, il faut que toutes les conditions légales soient remplies pour que cette action attitrée soit recevable.

II - Le droit d'agir légalement autorisé

En raison de son caractère dérogatoire, l'action ut singuli doit être limitée au domaine des actions en responsabilité contre les dirigeants sociaux, car elle a pour fondement l'existence, au moins potentielle d'un conflit d'intérêts entre les dirigeants et la société (14). Par conséquent, un actionnaire ne peut exercer une action ut singuli en nullité (15). Il en va de même pour un actionnaire qui ne peut agir en rescision pour lésion d'une vente d'immeuble préjudiciable à la société, quand bien même celle-ci serait en liquidation (16) ou bien encore interjeter appel d'une décision, au seul motif qu'elle causerait un grief à la société (17).

L'article L. 225-252 précité permet aux actionnaires d'agir en lieu et place des représentants légaux de la société, leur action étant toutefois limitée quant à la qualité des défendeurs : il faut que ces derniers ait la qualité de dirigeant social ! Ainsi, il faut un préjudice social et un défendeur ayant la qualité de dirigeant de la société pour que l'action sociale ut singuli soit recevable. Les conditions légales sont ici cumulatives. C'est ce que permet d'affirmer l'arrêt rendu le 19 mars 2013 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation. La Haute cour rejette le pourvoi rédigé par les actionnaires minoritaires qui prétendaient que cette action était recevable contre les tiers qui ont causé le préjudice subi par la société. Elle confirme ainsi l'analyse des juges du fond qui considéraient que, s'agissant d'un régime de responsabilité spécifique, les conditions légales de mise en oeuvre de cette action doivent être respectées, faisant ainsi une application stricte de la règle de droit. En effet, aucun texte ne confère aux actionnaires l'exercice au nom de la société, d'une action en responsabilité contre les tiers ayant pu commettre une faute préjudiciable à l'intérêt social. Sachant que nul ne peut agit en justice pour le compte d'autrui sauf s'il est légalement qualifié à cette fin, les actionnaires minoritaires ne pouvaient déclencher l'action sociale ut singuli contre les personnes physiques ou morales présentes dans le groupe de sociétés intéressées par les immeubles à rénover n'ayant ni la qualité d'administrateur, ni celle de directeur général. La solution rendue, en matière civile, doit être totalement approuvée.

La solution est plus nuancée en matière pénale, car la Chambre criminelle de la Cour de cassation, sur le double fondement du droit des sociétés et de l'article 480-1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9921IQI), a admis la recevabilité de l'action sociale ut singuli contre les personnes n'ayant pas les qualités légales requises mais qui avaient été condamnées pour complicité des fautes commises par les administrateurs de la société (18). Enfin, la présente solution rendue à propos d'une société anonyme est valable pour l'ensemble des sociétés. En effet, la règle prétorienne reprise uniquement pour ce type de société, a été généralisée à toutes les formes sociétaires par la loi n° 88-15 du 5 janvier 1988, et figurant actuellement à l'article 1843-5 du Code civil (N° Lexbase : L2019ABE).


(1) CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 13 décembre 2011, n° 09/18 552 (N° Lexbase : A1416H8X).
(2) CA Paris 13 décembre 2011, préc..
(3) C. com., art L. 225-252 (N° Lexbase : L6123AIM) et art R. 225-167 (N° Lexbase : L0302HZ9) et s..
(4) Cass. com., 8 novembre 2005, n° 03-19.679, F-D (N° Lexbase : A5936DLG), Bull. Joly Sociétés, 2006, p. 502, note J.-J. Daigre.
(5) Cass. com., 1er mars 1997, n° 94-18.912 (N° Lexbase : A8134AXK), Bull. Joly Sociétés, 1997, p. 650, note J.F. Barbièri ; RTDCom., 1997, p. 647, obs. B. Petit et Y. Reinhard.
(6) CA Versailles, 29 mars 1978, JCP éd G, 1979, II, n° 19209.
(7) R. Morel, Traité élémentaire de procédure civile, Sirey, 2ème éd, 1949, p. 271. ; H. Solus et R. Perrot, Procédure de première instance, t. 3, Sirey, 1991, n° 34. ; Cass. civ. 1, 9 mars 1982, n° 80-16.163, publié (N° Lexbase : A7402CGA), Bull. civ. I, n° 104, RTDCiv., 1983, p. 193, obs. R. Perrot
(8) Cass. civ. 3, 15 octobre 1974, n° 73-11.413 (N° Lexbase : A0050AUE), Bull. civ. III, n° 359
(9) Cette notion a été proposée par les professeurs G. Cornu et J. Foyer (G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, PUF, coll. Thémis Droit privé, 3ème éd., 1996, n° 77) avant d'être consacrée par le législateur
(10) F. Vinvkel, J. Cl. Traité Sociétés, Fasc. 149-10, Actions en justice dans l'intérêt de la société anonyme - Existence, spéc. n° 45.
(11) Ch. Armand et A. Viandier, Réflexions sur l'exercice de l'action sociale dans les groupes de sociétés : transparence des personnalités et opacité des responsabilité ?, Rev. Sociétés, 1989, p. 557 ; G. Chesne, L'exercice ut singuli de l'action sociale, RTDCom., 1962, p. 347 ; G. Delmotte, L'action sociale ut singuli, Jour. not., 1981, p. 945, J.Ch. Pagnucco, L'action sociale ut singuli et ut universi en droit des groupements, LGDJ, Fondation Varenne, 2006
(12) Cass. req., 3 décembre 1883, D., 1884, 1, p. 339 ; Cass. req., 30 mars 1909, D., 1913, 1, p. 174 ; Cass. civ., 23 janvier 1931, DH 1931, p. 521
(13) G. Chesne, L'exercice ut singuli de l'action sociale dans la société anonyme, préc., p. 348.
(14) J. Bouveresse, Les conflits d'intérêts en droit des sociétés, thèse dactyl. Strasbourg 2006 ; D. Schmidt, Les conflits d'intérêts dans la société anonyme, éd. Joly 1999
(15) Cass. com., 16 octobre 1972, n° 70-13.691 (N° Lexbase : A6907AYH), JCP éd. G, 1973, II, 17532, note N. Bernard
(16) Cass. com., 12 octobre 1954 , D. 1955, jurispr., p. 697, note J. Copper-Royer
(17) Cass. com., 6 décembre 1977, n° 76-11.061 (N° Lexbase : A9282ATX), Rev. sociétés, 1979, p. 373, note D. Schmidt
(18) Cass. crim., 28 janvier 2004, n° 02-87.585, FS-P+F (N° Lexbase : A3306DB3), Bull. crim. n° 18 ; D., 2004, p. 1447, note H. Matsopoulou ; Rev. Sociétés, 2004, p. 405, note B. Bouloc ; Bull Joly Sociétés, 2004, p ; 678, note J.F. Barbièri, Droit & patrimoine, juillet-août 2004, p. 108, obs. D. Poracchia ; JCP éd. E, 2004, act. p. 451

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