Lexbase Public n°282 du 28 mars 2013 : Libertés publiques

[Questions à...] "Casse toi, pov'con" : le délit d'offense au Président de la République méconnaît la liberté d'expression - Questions à Dominique Noguères, avocate au barreau de Paris

Réf. : CEDH, 14 mars 2013, Req. 26118/10 (N° Lexbase : A6606I9K)

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[Questions à...] "Casse toi, pov'con" : le délit d'offense au Président de la République méconnaît la liberté d'expression - Questions à Dominique Noguères, avocate au barreau de Paris. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/8047791-cite-dans-la-rubrique-b-libertes-publiques-b-titre-nbsp-i-i-casse-toi-povcon-i-le-delit-doffense-au-
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 28 Mars 2013

Dans un arrêt rendu le 13 mars 2013, la CEDH a indiqué que la condamnation d'un militant politique pour offense au Président de la République française est contraire à la liberté d'expression. Lors d'un déplacement du Président de la République française en Mayenne en 2008, un militant politique avait brandi un écriteau portant la formule "Casse toi pov'con", prononcée par le Président lui-même quelques mois plus tôt à l'occasion du salon de l'agriculture, ce qui lui avait valu une condamnation au titre du délit d'offense au Président de la République par les juridictions nationales (1), ainsi qu'une amende de 30 euros avec sursis. A l'inverse, les juges strasbourgeois estiment que la condamnation du requérant a constitué une "ingérence des autorités publiques" dans son droit à la liberté d'expression. La CEDH en déduit qu'il y a bien eu violation de l'article 10 de la CESDH (liberté d'expression) (N° Lexbase : L4743AQQ), même si elle ne se prononce pas pour autant sur la question de la conventionalité en soi du délit d'offense au Président de la République. Pour faire le point sur cette décision, Lexbase Hebdo - édition publique a rencontré Dominique Noguères, avocate du requérant devant les juridictions nationales et européennes. Lexbase : Quelle est l'origine du délit d'offense au Président de la République ? A-t-il déjà été utilisé ?

Dominique Noguères : Le délit d'offense au président de la République était quasiment tombé en désuétude mais il n'a jamais disparu de notre droit. Alors que sous la troisième République, le délit d'offense au chef de l'Etat était puni de la cour d'assises, l'article 26 de la loi du 29 juillet 1981, sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW), dans sa dernière version, le punit d'une amende de 45 000 euros.

A plusieurs reprises, les Présidents de la République ont eu recours à cette qualification. Ainsi, le Président Emile Loubet ayant reçu un coup de canne poursuivit son auteur (2). Plus tard, le Maréchal Pétain, traité de "vieux cul [...]", poursuivit, également, son auteur (3). S'il est vrai que, sous la présidence du général de Gaulle, les poursuites furent nombreuses, elles étaient presque toutes liées à l'actualité brûlante de la guerre d'Algérie. Pourtant, pris à partie par un "mort au con", Charles de Gaulle se contenta de répondre "vaste programme", et quant au Président Chirac, qui fut traité de "connard", il répondit avec humour "enchanté moi c'est Jacques Chirac". Ni lui, ni le Président Mitterrand n'intentèrent de procès, considérant que descendre dans une arène est indigne de la fonction suprême. Depuis, aucune poursuite n'avait été engagée jusqu'à l'affaire qui nous occupe aujourd'hui.

Le délit d'offense à chef d'Etat est l'héritier direct du crime de lèse-majesté. Plusieurs propositions de loi ont été déposées récemment (4) afin de demander l'abrogation de ce délit, considérant que, dans une démocratie moderne, il ne saurait perdurer, et ce d'autant plus qu'il couvre un large champ puisqu'il peut simplement viser des critiques ou un mot un peu dur.

Devant la CEDH, le Gouvernement français soutenait que la condamnation du requérant était prévue par la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de presse, et nécessaire à la protection de l'ordre dans une société démocratique. Il alléguait de la nécessité de protéger le représentant institutionnel incarnant l'une des plus hautes autorités de l'Etat des attaques verbales et physiques et qui tendent à porter atteinte aux institutions elles-mêmes, la protection accordée au Président de la République répondant, ainsi, à un besoin social impérieux afin que la fonction présidentielle soit totalement protégée.

Or, le statut même du Président de la République, qui jouit d'une totale immunité durant son mandat, ne permet pas de pouvoir débattre à armes égales lors de procédures concernant le délit d'outrage. Ces procédures sont souvent complexes mais permettent à ceux qui prononcent les propos litigieux de faire jouer l'exceptio veritatis, c'est-à-dire de prouver la véracité de leurs allégations afin de s'exonérer de leur responsabilité pénale.

Lexbase : Le 25 juin 2002, la CEDH condamnait la France pour l'existence du délit d'offense à chef d'Etat étranger. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Dominique Noguères : Dans cette affaire dite "Colombani" (5), la Cour de Strasbourg avait estimé que, contrairement au droit commun de la diffamation, l'accusation d'offense ne permettait pas aux requérants de faire valoir l'exceptio veritatis. Cette impossibilité de faire jouer cette exception constituait, selon la Cour, une mesure excessive pour protéger la réputation et les droits d'une personne, même lorsqu'il s'agit d'un chef d'Etat ou de Gouvernement. A la suite de cet arrêt, le délit d'offense à chef d'Etat étranger prévu par l'article 36 de la loi de 1881 a été abrogé en droit français.

Or, dans l'arrêt rendu le 14 mars 2013, la Cour en a jugé autrement. Elle a, en effet, estimé que les propos tenus par M. X n'avaient pas été formulés dans le même contexte. L'intéressé ne pouvait justifier comme moyen de défense, ni l'exception de provocation, ni l'exceptio veritatis, puisqu'il n'avait pas fait l'objet d'une attitude ou d'un propos blessant de la part du chef de l'Etat. La Cour reconnaît, cependant, que la qualification pénale a un caractère exorbitant mais que, dans ce cas d'espèce, on ne peut apprécier sa compatibilité avec la CESDH, car elle n'a conféré au chef de l'Etat aucun privilège particulier.

Cela ne résout pas la question. Si les propos en litige ont été tenus hors du champ du droit de la presse, il n'en reste pas moins que le maintien du délit d'offense à chef d'Etat permet de sanctionner l'auteur de propos jugés offensants dans un débat qui ne serait pas à armes égales puisqu'il ne pourrait faire jouer cette exceptio veritatis. La question reste donc entière et le débat politique demeure posé.

Lexbase : Pour quelles raisons les juridictions nationales avaient-elles choisi une solution inverse à celle de la Cour de Strasbourg ?

Dominique Noguères : La Cour a considéré que les propos tenus étaient bien offensants à l'égard du Président Nicolas Sarkozy, et elle le dit clairement : "l'expression apposée sur un écriteau, 'casse-toi pov' con' brandi par le requérant lors d'un cortège présidentiel sur la voie publique est littéralement offensante à l'égard du Président de la République". Pour autant, la Cour reprend l'ensemble du contexte de l'affaire, à savoir la qualité de son destinataire, celle du requérant, la forme et le contexte de répétition dans lequel cette phrase a été prononcée. Elle constate que les juridictions nationales ont retenu que les propos étaient prononcés dans l'intention d'offenser et que M. X ne pouvait exciper de sa bonne foi.

Toutefois, elle argumente essentiellement sa décision sur les conditions d'application de l'article 10 de la CESDH (N° Lexbase : L4743AQQ), qui stipule que "toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorité publique et sans considération de frontière [...] l'exercice de la liberté d'expression peut être restreint par une mesure prévue par la loi, dans un but légitime et nécessaire dans une société démocratique". Reprenant les dispositions de cet article, la CEDH constate que les mesures prévues par la loi existent et que le but légitime de protection du chef de l'Etat est atteint. Or, la Cour a estimé que cette ingérence n'était pas nécessaire dans une société démocratique.

Dans une autre affaire (6), la Cour avait condamné la France pour violation de la liberté d'expression d'un conseiller municipal, précisant que, "dans une démocratie, le Parlement ou des organes comparables sont des tribunes indispensables au débat politique et une ingérence dans la liberté d'expression exercée dans le cadre de ces organes ne se justifie que par des motifs impérieux".

Dans la présente affaire, les propos litigieux ont été qualifiés de "critiques de nature politique" par la Cour. Se référant à la décision de la cour d'appel d'Angers, elle a constaté que, lors de l'audience, l'intéressé avait refusé de présenter des excuses, ce qui lui aurait permis de bénéficier d'une remise de peine. Il avait assumé ses propos, son militantisme et son combat politique, à la suite, notamment, de la reconduite à la frontière d'une famille étrangère en situation irrégulière. Dès lors qu'il y avait un lien entre l'engagement politique et la nature même des propos employés, la Cour considère qu'ils ne sont pas répréhensibles et rappelle que l'article 10 § 2 de la CESDH ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours et du débat politique -dans lequel la liberté d'expression revêt la plus haute importance- ou des questions d'intérêt général.

Insistant sur les conditions de la critique, elle considère que "les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique, visé en cette qualité, que d'un simple particulier : à la différence du second, le premier s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance [...]". Estimant que l'intéressé avait choisi d'exprimer sa critique sur le mode de l'impertinence satirique, la Cour a souligné à plusieurs reprises que la satire est une forme d'expression artistique et de commentaire social qui, de par l'exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter.

De là en découle la question de la sanction. A ce sujet, la Cour a parfaitement dit que "sanctionner pénalement des comportements comme celui qu'a eu le requérant est susceptible d'être dissuasif sur les interventions satiriques concernant des sujets de société qui peuvent, elles aussi, jouer un rôle très important dans le libre débat des questions d'intérêt général sans lequel il n'est pas de société démocratique". Voilà qui va donner, sans aucun doute, une bouffée d'oxygène à ceux qui se sont retrouvés poursuivis pour avoir exprimé des idées ou des opinions (et ils sont nombreux). Si l'on peut regretter que la Cour ne se soit pas prononcée sur la nature même du délit d'offense à chef d'Etat au regard, notamment, des dispositions législatives existantes, l'on peut se réjouir de sa décision par rapport à l'article 10 de la CESDH.

Lexbase : La décision du 13 mars 2013 n'implique-t-elle pas pour l'avenir des risques d'atteintes sérieuses à la crédibilité du chef de l'Etat ?

Dominique Noguères : Comme cela a été dit infra, le délit d'offense à chef d'Etat devrait être abrogé dans un futur proche. Les dernières propositions de loi déposées en ce sens en ont clairement évoqué à la fois le côté obsolète et exorbitant. Les articles figurant dans la loi du 29 juillet 1881, et, notamment, ses articles 30 ("la diffamation commise par l'un des moyens énoncés en l'article 23 envers les cours, les tribunaux, les armées de terre, de mer ou de l'air, les corps constitués et les administrations publiques, sera punie d'une amende de 45 000 euros") et 31 ("sera punie de la même peine, la diffamation commise par les mêmes moyens, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l'une ou de l'autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l'autorité publique, un ministre de l'un des cultes salariés par l'Etat, un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition") devraient pouvoir s'appliquer au chef de l'Etat.

Dans une démocratie, tout régime d'exception est préjudiciable à son bon fonctionnement. Le statut du Président de la République ne doit pas échapper à cette règle, et doit pouvoir rentrer dans le droit commun avec les spécificités que lui donnent les dispositions de l'article 31 de la loi de 1881.


(1) TGI Laval, 6 novembre 2008, n° 08009269 (N° Lexbase : A2089EBY), confirmé par CA Angers, 24 mars 2009.
(2) Cass. crim., 2 janvier 1899.
(3) Cass. crim., 23 juin 1949, Bull. 1949, p. 448.
(4) Dont une proposition de loi présentée au Sénat le 19 novembre 2008.
(5) CEDH, 25 juin 2002, Req. 51279/99 (N° Lexbase : A9846AYC).
(6) CEDH, 12 avril 2012, Req. 54216/09 (N° Lexbase : A4130IIS).

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