La lettre juridique n°845 du 26 novembre 2020 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Plus-value des actionnaires non-résidents sur titres d’une société française : une exonération à 100 % !

Réf. : CE 9° et 10° ch.-r., 14 octobre 2020, n° 421524, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A65823X3)

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par Anne-Clémence Piroth et Guillaume Massé, Avocats à la Cour, D’Alverny Avocats

le 10 Décembre 2020


L’arrêt du Conseil d’État du 14 octobre 2020 juge non applicable l’imposition de la quote-part de frais et charges (égale à 12 % de la plus-value) aux sociétés étrangères qui réalisent une plus-value sur la cession de titres de participation détenus dans une société française.


 

Les gains de cession de titres de participation réalisés par des sociétés de capitaux françaises sont, de facto, soumis à une imposition très réduite au taux de 3,36 % correspondant à une réintégration d'une QPFC de 12 % dans un résultat imposé à 28 %.

Au regard de la loi, la situation des sociétés non-résidentes est différente. En effet – sous réserve que la convention fiscale applicable confère le droit d’imposer au pays de la société cédée (situation fréquente pour les participations substantielles dans les conventions récentes conclues par la France) – elles sont soumises, sur leurs gains de source française à un prélèvement spécial liquidé au taux de « droit commun » de l'IS de 28 %. Dans ce contexte, les sociétés UE non-résidentes se trouvaient surtaxées en violation du droit de l'UE, même si la doctrine administrative a prévu une "élimination" de la différence de traitement résultant de la loi.

Dans une décision du 14 octobre 2020, le Conseil d’Étal invalide l'imposition partielle maintenue, à la charge des sociétés européennes non-résidentes, sur cette base exclusivement doctrinale. Celles-ci ne supportent donc actuellement aucune imposition à raison de leurs plus-values sur titres de participation de source française.

I. Faits et procédure

La société AVM International Holding, qui a son siège social en Italie, a cédé le 16 novembre 2011, des actions de la société française AR Technology et a acquitté, sur la plus-value réalisée, le prélèvement libératoire de 19 % (en vigueur à cette époque), prévu par l’article 244 bis B du Code général des impôts (N° Lexbase : L6256LUA), à hauteur de 505 716 euros.

Par une réclamation du 15 janvier 2013 restée vaine, la société a demandé le remboursement du surplus, soit la somme de 88 633 euros, en raison de son caractère discriminatoire et contraire au principe de la liberté d'établissement garanti par le droit de l'Union européenne, en soutenant notamment (i) son caractère discriminatoire et (ii) le fait qu’il est contraire au principe de liberté d’établissement de l’UE.

Le 16 juin 2016, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise [1] faisait droit à sa demande.

Toutefois, par son arrêt du 5 avril 2018 [2], la cour administrative d'appel de Versailles annulait le jugement, et remettait à sa charge la somme litigieuse

AVM se pourvoyait en cassation contre cet arrêt.

II. Rappel du droit
L’article 244 bis A du CGI (N° Lexbase : L6254LU8) met à la charge des sociétés résidentes étrangères un prélèvement libératoire sur la plus-value qu’elles réalisent.

En effet, selon l’article 244 bis B du CGI, les plus-values de cession de participations substantielles dans une société française réalisées par les non-résidents sont imposables en France, lorsque le cédant a détenu, à un moment quelconque au cours des 5 années précédant la cession, plus de 25 % du capital. Ce prélèvement est égal soit à l’impôt sur les sociétés au taux de 28 % lorsque le cédant est une personne morale non transparente, soit à l’impôt sur le revenu au taux de 12,8 % lorsque le cédant est une personne physique ou une société de personnes fiscalement translucide.

Toutefois, une tolérance résultant d’un BOI de 2008 [3] permet à une société étrangère, comme une société française, d’être imposée sur un montant égal seulement à la quote-part de frais et charges, réduisant ainsi le prélèvement du 244 bis à la QPFC, sous réserve que la société étrangère remplisse les conditions du Bofip précité.

Cette doctrine administrative prévoit une réduction de cette imposition pour les sociétés établies dans l’UE. Ainsi, lorsque la société démontre (i) avoir acquitté l’imposition prévue (prélèvement libératoire) à l’article 244 bis B CGI, (ii) qu’elle est soumise à un impôt équivalent à l’impôt sur les sociétés français, (iii) qu’elle détient les titres de manière directe et continue depuis au moins 2 ans, elle est en droit de demander une restitution (par voie contentieuse) de l’imposition qui excède l’impôt sur les sociétés dont elle aurait été redevable si elle avait été résidente de France (BOI-IS-RICI-30-20 n° 125 à 129 N° Lexbase : X5388AL7).  La restitution est égale à la différence entre le montant de l'imposition prévue à l'article 244 bis B du CGI et cet impôt théorique, soit à 12 % de 28 % (ce qui revient à appliquer la quote-part de frais et charges de 12 % applicables aux sociétés françaises).

Cette doctrine fiscale traduit l’opinion implicite du MINEFI quant au caractère incompatible du prélèvement de l’article 244 bis B au regard des libertés de circulation et d’établissement, en permettant l’application aux sociétés étrangères du régime dit « long terme » applicable aux plus-values sur cession de titres de participation [4] détenus depuis plus de deux ans, codifié à l’article 219 du CGI (N° Lexbase : L6218LUT).

L’article 219 I, a, quinquies du CGI prévoit que les plus-values à long terme réalisées sur la cession de titres de participations sont imposées au taux de 0 % (donc exonérées) sous réserve de la réintégration d’une quote-part de frais et charges de 12 % [5], laquelle correspond à un mode forfaitaire de neutralisation des charges liées aux titres dont la plus-value est exonérée. Cette quote-part est réputée correspondre aux frais d’acquisition, de gestion et de cession des titres dont la cession est exonérée, ce qui suppose que parallèlement ces charges engagées pour l’acquisition d’un revenu exonéré, ne soient pas déduites du résultat fiscal.

Les gains de cession de titres de participation réalisés par des sociétés de capitaux françaises sont de facto soumis à une imposition très réduite de 3,36 %, correspondant à une réintégration d'une QPFC de 12 % dans un résultat imposé à l’impôt sur les sociétés au taux de 18 %.

III. Contenu de l’arrêt du 14 octobre 2020

Le Conseil d’État juge d’abord que les dispositions de l’article 244 bis B du CGI méconnaissent les principes de liberté d’établissement et de libre circulation des capitaux (TFUE, arts. 49 N° Lexbase : L2697IPL et 65 N° Lexbase : L2715IPA) car elles instituent une imposition supérieure pour les personnes morales ayant leur siège hors de France par rapport aux sociétés françaises.

Il juge ensuite que la doctrine administrative précitée (BOI 4-B-1-08 n° 36 du 04 avril 2008) fondée sur les dispositions législatives de l’article 244 bis B CGI – et qui prévoit que les sociétés situées hors de France peuvent obtenir la restitution partielle de l’imposition mise à leur charge à hauteur de la part du prélèvement qui excède l’impôt sur les sociétés dont elles auraient été redevables si elles avaient été résidentes de France – est elle-même inapplicable.

Dans son considérant de principe [6], le juge de cassation commence par rappeler les doubles prérogatives du pouvoir réglementaire.

Le pouvoir réglementaire dispose du pouvoir, sous le contrôle du juge, d'exercer les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi, pour donner à la loi – dans tous les cas où la loi se trouve dans le champ d'application d'une règle du droit de l'Union européenne – une interprétation qui, dans la mesure où le texte de la loi le permet, soit conforme au droit communautaire. En outre, dans l'hypothèse où des dispositions législatives se révéleraient incompatibles avec des règles du droit de l'UE, il appartient aux ministres (pouvoir réglementaire également) de donner instruction à leurs services de ne pas faire application d’une loi contraire au droit communautaire.

En revanche, le Conseil d’État pose des limites aux prérogatives du pouvoir réglementaire, en estimant qu’une telle incompatibilité (entre loi et droit communautaire) n’est pas un fondement juridique habilitant le pouvoir réglementaire à édicter des dispositions de caractère réglementaire qui se substitueraient à ces dispositions législatives.

En conséquence, la Cour, en déduisant de l'incompatibilité des dispositions de l'article 244 bis B du CGI avec le droit de l'UE que l'imposition mise à la charge de la société AVM sur le fondement de l’article 244 bis B pouvait être limitée à la seule fraction des impositions permettant d'assurer la neutralité de l'imposition au regard des libertés garanties par le TFUE [7] – alors que (i) cette incompatibilité ne peut donner lieu qu'à la décharge de l'imposition incompatible avec le droit communautaire, et (ii) en estimant, au surplus, qu'en procédant ainsi l'administration fiscale avait fondé l'imposition maintenue sur des dispositions législatives interprétées au regard des exigences du droit de l’Union Européenne, alors même que l'administration entendait faire application d'une instruction fiscale insusceptible de fonder une imposition – a commis une erreur de droit.

En conséquence, le Conseil d’État juge que l’imposition partielle, maintenue à la charge de sociétés situées hors de France mais résidentes de l’Union Européenne, n’ont à supporter aucune imposition au titre de la plus-value réalisée sur la cession de titres de participation de source française.

En conclusion, la quote-part de frais et charges de 12 % (maintenue par la doctrine administrative) ne peut être appliquée sur les plus-values de cession de titres de participation français détenus par un actionnaire étranger.

IV. Conséquences et portée de l’arrêt

Le Conseil d’État déclare inapplicable la doctrine administrative de 2008 précitée et rappelle que, si l’administration peut réaliser des interprétations pour rendre des lois compatibles avec une norme supérieure, elle ne saurait pas pour autant édicter des règles d’imposition, dont la compétence relève exclusivement du Législateur. Or, en l’espèce, l’administration fiscale ne s’est pas bornée à interpréter un texte de loi, mais elle a édicté une nouvelle règle imposition.

Comme l’aurait souligné le rapporteur public Laurent Domingo dans ses conclusions « à défaut de pouvoir interpréter, il faut écarter ».

La décision du Conseil d’État du 14 octobre 2020 semble pouvoir être étendue aux sociétés étrangères (résidentes hors de l’Union Européenne).

En effet, la cour administrative d’appel de Versailles, dans un arrêt du 20 octobre 2020, « Runa Capital Fund I LP » [8], a annulé le jugement du tribunal administratif de Montreuil, qui avait conclu à l’application du prélèvement de 45 % sur la plus-value réalisée par une société située aux Iles Caïmans, sur le fondement de la clause de gel prévue par l’article 64 TFUE (N° Lexbase : L2714IP9[9]. La cour juge que ladite clause ne pouvait pas s’appliquer dès lors que le dispositif était contraire à la restriction à la liberté de circulation des capitaux (existant depuis le 31 décembre 1993).

En conséquence, les sociétés étrangères dans une situation identique devraient pouvoir déposer une réclamation contentieuse pour les exercices encore non prescrits au titre desquels elles ont subi l’imposition de la quote-part de frais et charges (égale à 12 % de leur plus-value), à l’occasion de cessions réalisées depuis le 1er janvier 2018. En effet, l’article R*196-1 du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L4380IXI) précise que les décisions juridictionnelles révélant la contrariété d’un texte de loi à une supérieure ne sont plus un évènement susceptible de rouvrir un délai de réclamation contentieuse.

D’autre part, cette situation semble entraîner mécaniquement une discrimination à rebours à l’égard des sociétés françaises, dans la mesure où les sociétés françaises recevraient un traitement fiscal défavorable par rapport aux sociétés étrangères, et devraient obligatoirement réintégrer dans leur base d’imposition la quote-part de frais et charges de 12 %.

Cette situation de discrimination à rebours n’est pas nouvelle et se caractérise par une différence de traitement (discrimination) pénalisant un contribuable français vis-à-vis d’un contribuable européen ou étranger.

Dans ce sens, on peut citer à titre d’exemple la jurisprudence Denkavit [10] de 2007, où le rapporteur public indiquait que cette décision avait « pour effet paradoxal de créer une petite discrimination à rebours, au détriment cette fois des sociétés mères françaises », s’agissant de l’application d’une retenue à la source de 5 % sur des dividendes perçus par une société mère néerlandaise de sa filiale française.

En effet, il est rappelé que des discriminations à rebours peuvent naître notamment dans les cas où une loi française est incompatible avec le droit européen, le juge national devant ainsi écarter la loi nationale au profit de la norme supérieure, ce qui ne signifie pas pour autant que la loi nationale incompatible disparait de l’ordre juridique. En conséquence, tant que la loi nationale n’a pas été réformée, elle demeure telle que votée.

Il est toutefois possible de s’interroger sur les chances de succès, à ce jour, des contribuables nationaux devant le Conseil constitutionnel et l’on peut penser que « la probabilité est désormais réduite que le juge constitutionnel sanctionne des discriminations à rebours » [11], au vu des jurisprudences récentes rendues en la matière [12] et postérieures à la jurisprudence (favorable) « Métro Holding » [13]. En effet, par rapport à la jurisprudence « Métro Holding » où le juge avait retenu une interprétation étroite de l’objet de la loi, ces jurisprudences récentes retiennent une conception plus large de l’objet de la loi, de sorte que la discrimination causée n’est pas en contradiction avec l’objet largement entendu de la loi.

Pour conclure, cet arrêt du 14 octobre 2020, comme d’autres avant, devrait amener les contribuables à critiquer plus systématiquement les commentaires administratifs (Bofip) lorsque ceux-ci rajoutent à la loi.

 

[1] TA Cergy Pontoise, 16 juin 2016, n° 1309447 (N° Lexbase : A6389XL9).

[2] CAA Versailles, 5 avril 2018, n° 16VE02835 (N° Lexbase : A3463XLT).

[3] BOI 4 B-1-08 du 4 avril 2008.

[4] Les titres de participation sont des titres dont la possession durable est estimée utile à l'activité de l'entreprise, notamment parce qu'elle permet d'exercer une influence sur la société émettrice des titres ou d'en assurer le contrôle. Les titres détenus par la société doivent donc représenter une fraction d’au moins 5 % du capital d’une société et être détenus depuis au moins 2 ans.

[5] Initialement à compter du 1er janvier 2007, le montant net des plus-values de cessions des titres de participation était soumis à une quote-part de frais et charges au taux de 5 %, puis au taux de 10 % à compter du 1er janvier 2011 et enfin au taux de 12 % pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2012.

[6] § 4 de l’arrêt.

[7] Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne

[8] CAA Versailles, 20 octobre 2020, n° 18VE03012 (N° Lexbase : A58533YG).

[9] La « clause de gel » de l'article 64 du TFUE autorise en effet les États membres à maintenir une restriction à la liberté de circulation des capitaux lorsque (i) la restriction existait au 31 décembre 1993 et (ii) concerne des investissements directs, y compris les investissements immobiliers.

[10] CE 9° et 10° ssr. 6 avril 2007, n° 235069, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4486DEU).

[11] G. Blanluet, Discriminations à rebours – Discriminations à rebours : pour elles sonne le glas ?, Droit fiscal n° 28, 9 juillet 2020, n° 302.

[12] Cons. const., décision n° 2019-832/833 QPC, du 3 avril 2020 (N° Lexbase : A56883KU) ; Cons. const., décision n° 2016-615 QPC, du 9 mars 2017 (N° Lexbase : A6456TUN) ; Cons. const., décision n° 2019-813 QPC, du 15 novembre 2019 (N° Lexbase : A2402ZYM).

[13] Cons. const., décision n° 2015-520 QPC, du 3 février 2016 (N° Lexbase : A4423PA3).

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