La lettre juridique n°821 du 23 avril 2020 : Covid-19

[Focus] Le pouvoir de police des maires dans la crise sanitaire

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par Benjamin Huglo, docteur en droit et Madeleine Babès, Avocate, Cabinet Huglo Lepage avocats

le 22 Avril 2020

Depuis toujours, la commune est l’échelon territorial préféré des français. Dans un sondage Ifop réalisé en 2016, près d’un français sur deux déclaraient être plus attachés à leur commune, qu’à un autre échelon territorial.

Dès lors, nul doute que le maire a un rôle considérable à jouer en période de crise sanitaire, notamment sur la question de l’utilisation de ses pouvoirs de police.

Aux termes de l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L0892I78) : « La police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Elle comprend notamment : (…) 5° Le soin de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, (…) les maladies épidémiques ou contagieuses ».

Il s’agit là des dispositions classiques relatives aux pouvoirs de police du maire, qui permettent d’agir par des règlementations de police administrative générales, destinées à prévenir des troubles notamment en présence d’une épidémie.

Toutefois, il faut bien noter que ces dispositions classiques et générales, doivent aujourd’hui s’articuler avec des pouvoirs de police administrative spéciale dévolus aux préfets en cas d’urgence sanitaire. C’est ce que prévoit notamment l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L5641LWT), issu de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020, d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 (N° Lexbase : L5506LWT) : « En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace d'épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l'intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population. Le ministre peut habiliter le représentant de l'Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures d'application de ces dispositions (..) ».

Et l’article L. 3131-15 du même code (N° Lexbase : L5588LWU) d’ajouter : « Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique : 1° Restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ; 2° Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ; (..) 6° Limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature (…) ».

Nous sommes aujourd’hui dans une période tout à fait exceptionnelle : une période d’état d’urgence sanitaire, déclarée par décret du Premier ministre, et dont les modalités pour l’ensemble du territoire ont été fixées par l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 (N° Lexbase : L5507LWU), restreignant les déplacements des français en dehors de cas précisément listés pour une période allant, dans un premier temps, jusqu’au 31 mars.

Mais la situation sanitaire évolue et la réglementation a dû s’adapter. C’est ainsi que le décret n° 2020-360 du 28 mars 2020 (N° Lexbase : L5920LW8) est venu compléter le précédent décret. Désormais, les déplacements sont restreints jusqu’au 11 mai prochain.

Toujours est-il que l’existence de pouvoirs de police concurrents n’est pas une nouveauté en droit administratif, fût-il un droit administratif de temps de crise.

Si l’on s’en tient, d’une part, à l’adage lex specialis generalibus derogant (la loi spéciale déroge à la loi générale) et, d’autre part, à la hiérarchie du pouvoir réglementaire qui veut qu’un pouvoir règlementaire local ne contredise pas le pouvoir réglementaire national, il faut alors en tirer les conclusions suivantes.

En premier lieu, le pouvoir de police administrative générale du maire ne saurait empiéter sur le pouvoir de police spéciale dévolu au préfet en matière d’état d’urgence sanitaire, par exemple en cherchant à faire obstacle ou à alléger les mesures prises au niveau national.

En second lieu, le pouvoir de police administrative générale du maire est fondé à venir compléter, au niveau local, la réglementation prise au niveau national, si celle-ci s’avère insuffisante ou inappropriée à prévenir les risques épidémiques.

Cette faculté est expressément prévue par la jurisprudence administrative qui reconnaît que le maire, s’il fait état d’un danger grave ou de circonstances locales particulières, est en capacité d’adopter des mesures plus strictes que celles adoptées par le préfet (CE, 18 avril 1902, n° 04749 N° Lexbase : A2252B8W, Rec. CE, p. 275), le ministre (CE, Sect., 18 décembre 1959, n° 36385 N° Lexbase : A2581B84, Rec. CE, p. 693), ou le Premier ministre (CE, 8 août 1919, n° 56377 N° Lexbase : A5793B7P, Rec. CE, p. 224). 

Si des circonstances locales particulières sont invoquées par le maire pour justifier son action, il faut garder à l’esprit que ces dernières sont contrôlées par le juge depuis sa décision de principe « Benjamin » (CE, 19 mai 1933, n° 17413 N° Lexbase : A3106B8K, Rec. CE, p. 541). Ce contrôle, qui se décompose en trois temps, tend à vérifier que la mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit (CE Ass., 26 octobre 2011, n° 317827 N° Lexbase : A0171HZD). Dès lors, l’intervention du maire doit être adaptée, nécessaire et proportionnée. La plus grande prudence est de rigueur.

Ainsi, en cas de danger grave ou de circonstances locales particulières, le concours entre deux pouvoirs de police distincts n’empêche pas l’action de l’édile communal  : « ces dispositions qui confèrent au préfet compétence pour réglementer l’usage des produits phytosanitaires ne sont pas exclusives d’une éventuelle intervention du maire au titre de ses pouvoirs de police générale définis notamment par les articles L. 2212-2 (N° Lexbase : L0892I78) et L. 2542-3 (N° Lexbase : L9232AA8) du Code général des collectivités territoriales » (CAA Nancy, 10 mai 2007, n° 05NC01554 N° Lexbase : A2223DWA).

S’agissant plus précisément de l’aggravation de l’état d’urgence sanitaire, se pose la question de l’acuité de mesures spécifiques d’aggravation du confinement notamment par l’intervention d’un couvre-feu.

L’idée n’est pas nouvelle.

A titre d’illustration, durant l’été 2014, le maire de Béziers, invoquant l’explosion de la délinquance juvénile, avait-il décidé d’adopter une mesure de couvre-feu visant les mineurs de treize ans, entre 23 heures et 6 heures du 15 juin au 15 septembre. Le Conseil d'Etat avait annulé cette décision en considérant qu’il n’existait pas « d'éléments précis et circonstanciés de nature à étayer l'existence de risques particuliers relatifs aux mineurs de moins de 13 ans dans le centre-ville de Béziers et dans le quartier de la Devèze pour la période visée par l'arrêté attaqué » (CE, 6 juin 2018, n° 410774 N° Lexbase : A4563XQ3).  

Les circonstances sont aujourd’hui toutes autres s’agissant des mesures de couvre-feu dès lors que celles-ci interviennent, d’une part, en renfort des mesures d’état d’urgence sanitaire prises au niveau national et, d’autre part, dans un contexte où, précisément, l’urgence sanitaire est avérée.

Un contentieux récent est venu illustrer les limites de l’intervention du maire en renforcement des mesures de confinement.

Le maire de Lisieux avait, par arrêté du 25 mars 2020, décidé d’interdire toute circulation des personnes sur le territoire de sa commune après 22 heures et avant 5 heures en dehors des exceptions prévues aux 1° à 4° et 6° à 8° de l’article 3 du décret du 23 mars 2020 susmentionné.

Cet arrêté a été déféré par le préfet du Calvados selon la procédure du référé-liberté de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3058ALT) qui soutenait, à titre principal, l’incompétence du maire pour prendre de telles mesures.

Dans son ordonnance rendue le 31 mars 2020, le juge des référés du tribunal administratif de Caen énonce tout d’abord la compétence du maire selon les principes dégagés supra en rappelant que le pouvoir de police spéciale dévolu au préfet « ne fait pas obstacle à ce que, pour assurer la sécurité et la salubrité publiques et notamment pour prévenir les maladies épidémiques, le maire fasse usage, en fonction de circonstances locales particulières, des pouvoirs de police générale qu'il tient des articles L. 2212-1 et suivants du Code général des collectivités territoriales ».

Toutefois, « la légalité de mesures restreignant à cette fin la liberté de circulation est subordonnée à la condition qu'elles soient justifiées par l'existence de risques particuliers de troubles à l’ordre public ou de circonstances particulières au regard de la menace d'épidémie ».

En l’espèce, le juge des référés suspend l’arrêté litigieux en considérant que les circonstances locales n’étaient pas suffisantes pour justifier une telle mesure : « Les circonstances que les sapeurs-pompiers de Lisieux sont intervenus durant les nuits des 18 au 19 mars et 22 au 23 mars 2020 pour éteindre des feux de poubelles et qu’il a été constaté le matin du 25 mars 2020 des traces d’effraction et des dégradations au stade Bielman ne sont pas suffisantes pour justifier au plan local la nécessité des restrictions supplémentaires imposées par l’arrêté contesté tant au regard du risque de propagation de l'épidémie de covid-19 que de la sécurité publique » (TA Caen, 31 mars 2020, n° 2000711 N° Lexbase : A49823KQ).

Le Conseil d'Etat a récemment entendu durcir sa position en revenant sur sa jurisprudence traditionnelle ci-dessus exposée.

Dorénavant, le maire doit simplement veiller à « contribuer à la bonne application, sur le territoire de la commune, des mesures décidées par les autorités compétentes de l’Etat » et peut « notamment » interdire « au vu des circonstances locales, l’accès à des lieux où sont susceptibles de se produire des rassemblements ».

Si l’emploi de l’adverbe « notamment » a pour but de mettre en exergue l’absence de caractère non-limitatif de l’exemple fourni, le message est pourtant limpide : les pouvoirs du maire sont désormais bridés.  

Le Conseil d'Etat considère plus loin que la police spéciale résultant de l’état d’urgence sanitaire « fait obstacle, pendant la période où elle trouve à s’appliquer, à ce que le maire prenne au titre de son pouvoir de police générale des mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire, à moins que des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable et à condition de ne pas compromettre, ce faisant, la cohérence et l’efficacité de celles prises dans ce but par les autorités compétentes de l’Etat » (CE, référé, 17 avril 2020, n° 440057 N° Lexbase : A87973KZ).

En statuant ainsi, le Conseil d'Etat rompt avec sa jurisprudence « Société des Films Lutétia précitée » (CE, Sect., 18 décembre 1959, n° 36385) dès lors qu’il considère que le maire n’est fondé à prendre des mesures au niveau local pour renforcer une mesure de police nationale qu’en présence « de raisons impérieuses liées à des circonstances locales », tout en conditionnant la légalité de ces mesures à un élément peu objectif : la cohérence et l’efficacité avec les mesures prises au niveau national.  

Le changement de formule a un poids considérable puisqu’il conduit à durcir le contrôle du juge sur les arrêtés de police des maires dans des proportions telles que cela confine à un véritable contrôle d’opportunité.

En bridant de la sorte le pouvoir des élus locaux, le débat ne fait, en réalité, que se déplacer créant ainsi une véritable bombe à retardement.

En effet, il est tout à fait possible d’imaginer que le maire - ou un administré - puisse invoquer une faute de l’Etat dès lors qu’il parvient à démontrer que les mesures prises par l’arrêté annulé auraient précisément permis d’épargner des vies et de lutter contre l’épidémie.

Même en présence d’une jurisprudence créant quasiment un effet d’aubaine de déférés préfectoraux, les préfets devraient tout de même s’interroger sur l’opportunité de leurs déférés, dès lors que les mesures prises par les maires ont précisément pour objet de prévenir, par des mesures justifiées par des circonstances locales spécifiques, l’aggravation de l’épidémie dans leur commune.

La responsabilité de l’Etat pourrait, dans cette mesure, être engagée.

Pour le moment, l’heure n’est pas à la recherche des fautes et à l’engagement des responsabilités. Pour le moment, l’heure est à la gestion de la crise. Mais à la sortie de la crise, l’Etat va devoir rendre des comptes et expliquer ses actions, ce encore plus lorsqu’il entend corseter les pouvoirs des élus locaux.

Après le scandale sanitaire de l’amiante, du chlordécone et des pesticides, le Covid-19 pourrait bien être le prochain scandale sanitaire engageant la responsabilité de l’Etat. A suivre …

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