Lexbase Public n°222 du 10 novembre 2011 : Libertés publiques

[Questions à...] Passeport biométrique : quand le Conseil d'Etat se fait gardien des libertés individuelles du voyageur - Questions à Eric Barbry, avocat à la Cour, directeur du pôle "Droit du numérique", Alain Bensoussan Avocats

Lecture: 5 min

N8625BSA

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Questions à...] Passeport biométrique : quand le Conseil d'Etat se fait gardien des libertés individuelles du voyageur - Questions à Eric Barbry, avocat à la Cour, directeur du pôle "Droit du numérique", Alain Bensoussan Avocats. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/5625057-cite-dans-la-rubrique-b-libertes-publiques-b-titre-nbsp-i-passeport-biometrique-quand-le-conseil-det
Copier

par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 10 Novembre 2011

Dans une décision rendue le 26 octobre 2011 (CE, Ass., 26 octobre 2011, n° 317827, n° 317952, n° 318013, et n° 318051, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0171HZD), le Conseil d'Etat a procédé à l'annulation partielle du décret n° 2008-426 du 30 avril 2008, modifiant le décret n° 2005-1726 du 30 décembre 2005 relatif aux passeports électroniques (N° Lexbase : L8865H3Q), en censurant la conservation, dans un fichier centralisé, des empreintes digitales de huit doigts, au lieu des deux figurant dans le composant électronique du passeport. La Haute juridiction a, ainsi, jugé que la collecte et la conservation d'un plus grand nombre d'empreintes digitales que celui figurant dans le composant électronique ne sont ni adéquates, ni pertinentes et apparaissent excessives au regard des finalités du traitement informatisé contenant l'ensemble des données biométriques, à savoir l'image numérisée du visage du demandeur, ainsi que ses empreintes digitales. Elle a, toutefois, estimé légitime la création d'un fichier central des passeports après s'être assuré de ses garanties de fonctionnement, et a rejeté la critique des professionnels de la photographie contre la prise des photographies pour les passeports directement par l'administration. Pour revenir sur cet arrêt arbitrant entre renforcement des exigences en matière de sécurité des documents de voyage et nécessaire protection des libertés publiques, Lexbase Hebdo - édition publique a interrogé Eric Barbry, avocat à la Cour, directeur du pôle "Droit du numérique" du cabinet Alain Bensoussan Avocats. Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler le cadre législatif et réglementaire du passeport biométrique ?

Eric Barbry : Le cadre législatif et règlementaire du passeport biométrique est assez complexe dans la mesure où il est national par nature, plurinational par destination, et technologique par attribution. 

National par nature, puisque le passeport est un titre de "nationalité", parfois même le seul existant dans les pays qui méconnaissent les titres, précisément, d'identité (carte d'identité, par exemple). Dans la mesure où il s'agit d'un titre de nationalité, il est tout à fait normal qu'il soit défini au niveau de chaque Etat.

Plurinational par destination, car ce titre de nationalité s'est vite transformé en "document de voyage" et s'est imposé comme le titre universel permettant de justifier à la fois de l'identité d'une personne, mais aussi de sa nationalité, de sa filiation, et du respect par elle de certains démarches (visa et autres). Technologique par attribution, puisqu'à la différence des passeports précédents, les passeports biométriques ont une fonction supplémentaire, l'authentification du porteur, et nécessite, de ce fait, un équipement spécialisé. L'on remarquera aussi que, s'agissant du passeport, la "norme" est un élément déterminant du référentiel réglementaire. La plupart des standards et spécifications sont, en effet, issus des travaux de l'OACI (Organisation de l'aviation civile internationale). De fait, si le passeport est un document éminemment national, leurs référentiels légal et normatif sont, pour leur part, multinationaux.

Le référentiel est composé au niveau communautaire par le Règlement (CE) n° 2252/2004 du 13 décembre 2004, établissant des normes pour les éléments de sécurité et les éléments biométriques intégrés dans les passeports et les documents de voyage délivrés par les Etats membres (N° Lexbase : L4714IB9) et, au niveau national, par deux décrets, à savoir le décret n° 2005-1726 du 30 décembre 2005, relatif aux passeports (N° Lexbase : L6439HE9) et le décret modificatif n° 2008-426 du 30 avril 2008. C'est ce dernier et sa circulaire d'application (circulaire n° INT/1/08/00105/C du 7 mai 2008, relative au choix des deux mille communes appelées à recevoir des stations d'enregistrement des données personnelles pour le nouveau passeport) qui ont fait l'objet d'une contestation devant le Conseil d'Etat.

Lexbase : Quels étaient les points de contestation soulevés par les requérants à l'encontre du décret du 30 avril 2008 ?

Eric Barbry : Les points de contestation étaient au nombre de deux, à tout le moins de deux grandes familles : le décret aurait porté une atteinte disproportionnée à la vie privée, d'une part ; il aurait porté atteinte au principe de liberté du commerce et de l'industrie et au principe de libre concurrence, d'autre part. Sur le premier point, il était principalement reproché au décret de prévoir la conservation de huit empreintes digitales au lieu des deux figurants sur le passeport, ainsi que la mise en oeuvre d'une base de données centralisée dite "TES" qui n'aurait pas nécessairement assuré le niveau de sécurité requis au regard du type de données conservées, cette critique étant principalement portée par des associations de défense.

La seconde critique était portée par les professionnels du secteur de la photographie. Le décret prévoit, en effet, que, dans le cas où la photographie remise par le demandeur au passeport n'est pas de la qualité requise, elle peut être prise sur place par l'administration elle-même. Les professionnels estimaient que ce faisant, l'administration entrait directement en concurrence avec eux dans des conditions manifestement inégalitaires.

Lexbase : Les garanties apportées à la création du fichier central des passeports vis à vis de la protection de la vie privée vous semble-t-elle suffisantes ?

Eric Barbry : Sur ce point, il faut rappeler que la censure du Conseil d'Etat dans sa décision du 26 octobre 2011 ne porte que sur une partie du décret et précisément sur une partie de l'article 5 en ce qu'il permettait à l'administration de conserver non pas l'empreinte digitale de deux doigts mais de huit, au sein de la base "TES". Le fait de n'utiliser que l'empreinte digitale de deux doigts sur le passeport et d'en "enregistrer" huit était justifié par l'Etat au motif que cela permettait de confirmer que la personne présentant une demande de renouvellement d'un passeport est bien celle à laquelle le passeport a été initialement délivré, ou à s'assurer de l'absence de falsification des données contenues dans le composant électronique du passeport.

Sur ce point, le Conseil d'Etat a estimé que la conservation d'un nombre plus important d'empreintes que celles figurant sur le passeport lui-même, n'était ni adéquate, ni pertinente et apparaissait excessive au regard des finalités du traitement informatisé. A l'inverse, le Conseil d'Etat a estimé que le système centralisé "TES" était, pour sa part, en adéquation avec les finalités légitimes du traitement et que, s'il portait une atteinte à la vie privée, celle-ci n'était pas disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi, à savoir la protection de l'ordre public.

Pour ce faire le Conseil d'Etat a procédé à une étude détaillée des finalités du traitement "TES" en relevant que celui-ci facilite les démarches des usagers, renforce l'efficacité de la lutte contre la fraude documentaire, et garantit une meilleure protection des données recueillies. Le Conseil d'Etat a, également, relevé l'existence de garanties parmi lesquelles le fait que le traitement ne comporte pas de dispositif de reconnaissance faciale, que les personnes y ayant accès sont limitativement déterminées, ou encore que la durée de conservation des données est limitée à quinze ans. De fait, la décision apparaît de ce point de vue fondée, même si l'on ne peut jurer de rien et qu'il est clair que le "TES" risque fort à l'avenir, comme tous fichiers nationaux, d'être la cible privilégiée des cyber pirates.

Lexbase : La décision du Conseil d'Etat sur l'éventuelle violation du principe de liberté du commerce et de l'industrie vous paraît-elle justifiée ?

Eric Barbry : Au-delà du problème d'atteinte au respect de la vie privée qui touche tout le monde, c'est effectivement toute une profession qui s'est élevée contre une des dispositions du décret prévoyant que, lorsque les photos ne répondent pas aux exigences de qualité requises pour l'établissement des passeports, les agents de l'administration disposent de la faculté de procéder eux même à la prise d'une image numérisée.

Les professionnels de la photographie estimaient que le fait que l'administration se réserve le droit de prendre elle-même les photographies des demandeurs était une violation du principe de la liberté du commerce et de l'industrie et une atteinte au droit de la concurrence. Il faut rappeler, sur un plan strictement juridique que, ni la liberté de commerce et d'industrie, ni le droit de la concurrence ne font obstacle à ce que les personnes publiques décident d'exercer elles-mêmes les activités qui découlent de la satisfaction de leurs besoins, dès lors qu'elles le font à cette seule fin.

D'un point de vue plus pratique, on peut aussi ajouter que :

- l'objectif de l'administration n'est pas de concurrencer les professionnels de la photographie mais simplement de palier un défaut ou une carence et d'éviter ainsi au demandeur de "repartir bredouille" et de revenir ultérieurement (qui a déjà fait la démarche de demander un passeport ou son renouvellement sait à quel point éviter un aller-retour est important) ;
- il existe une différence de nature entre les deux "interventions". Le photographe prend la photo et donne à son client les photographies en question ; l'administration prend la photo dans le seul but de l'intégrer dans le passeport sans donner les photographies au demandeur. Il ne s'agit donc pas d'un même "service" au sens strict du terme.

En d'autres termes, la décision du Conseil d'Etat me paraît donc justifiée.

newsid:428625

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.