La lettre juridique n°742 du 24 mai 2018 : Domaine public

[Jurisprudence] L'image d'un bien du domaine public ne saurait constituer une dépendance de ce domaine ni par elle-même, ni en qualité d'accessoire indissociable - conclusions du Rapporteur public

Réf. : CE Ass., 13 avril 2018, n° 397047, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2046XLD)

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[Jurisprudence] L'image d'un bien du domaine public ne saurait constituer une dépendance de ce domaine ni par elle-même, ni en qualité d'accessoire indissociable - conclusions du Rapporteur public. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/45770691-jurisprudence-limage-dun-bien-du-domaine-public-ne-saurait-constituer-une-dependance-de-ce-domaine-n
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par Romain Victor, Rapporteur public au Conseil d'Etat

le 23 Mai 2018

Dans un arrêt rendu le 13 avril 2018, la Haute juridiction retient que les personnes publiques ne disposant pas d'un droit exclusif sur l'image des biens leur appartenant, celle-ci n'est pas au nombre des biens et droits mentionnés à l'article L. 1 du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L0391H4A). Il en résulte que l'image d'un bien du domaine public ne saurait constituer une dépendance de ce domaine ni par elle-même, ni en qualité d'accessoire indissociable de ce bien. Lexbase Hebdo - édition publique vous propose de retrouver les conclusions anonymisées du Rapporteur public sur cet arrêt, Romain Victor, Maître des requêtes au Conseil d'Etat.

1 - A la question qui vous est posée de savoir si l’image d’un bien immobilier appartenant au domaine public entre dans le champ de l’article L. 3 du Code général de la propriété des personnes publiques, il nous semble en effet qu’il faut répondre par la négative. L’article L. 1 rend ce code applicable «aux biens et aux droits, à caractère mobilier ou immobilier, appartenant à l’Etat, aux collectivités territoriales et à leurs groupements, ainsi qu’aux établissements publics». Cette disposition détermine ainsi le champ d’application du code par la combinaison d’un critère organique (une personne publique) et d’un critère matériel (un bien ou un droit), tout en exigeant que soit caractérisé un rapport de propriété de la personne publique sur le bien ou le droit considéré. Or si l’on admet, comme la Cour de cassation, que le droit qu’un propriétaire détient sur son immeuble ne s’étend pas à l’exploitation exclusive de l’image de celui-ci, alors, si vous nous permettez cette expression, l’image ne rentre pas dans le code.

 

Il est vrai qu’à la lecture de cet article inaugural, on pourrait avoir l’impression que le Code général de la propriété des personnes publiques a été conçu pour embrasser l’ensemble des objets susceptibles de faire l’objet d’une propriété publique. En mentionnant, aux côtés des biens, entendus comme biens corporels, lesquels sont nécessairement meubles ou immeubles ([1]), les droits, entendus comme propriétés incorporelles, l’article L.1 paraît avoir couvert tout le champ des propriétés publiques. Il est vrai, aussi, qu’à la différence du code du domaine de l’Etat, le Code général de la propriété des personnes publiques n’est plus uniquement centré sur la propriété immobilière. Mais un examen attentif révèle qu’il n’accorde au domaine public immatériel qu’une place limitée. A l’exception notable des fréquences radioélectriques rattachées au domaine public hertzien de l’Etat [2], qui constitue un domaine public immatériel par détermination de la loi, classé dans le «domaine public immobilier» [3], le code traite presque exclusivement de biens corporels, ce qui a fait dire au Professeur Yolka que «des sujets éminemment patrimoniaux », au nombre desquels « l’image des monuments», «n’ont guère été pensés dans les termes du droit des biens» [4].

 

En outre, jusqu’à présent, vous avez regardé comme relevant du domaine privé les éléments incorporels susceptibles de faire l’objet d’une propriété publique tels que des actions et parts sociales (CE, 4 juillet 2012, n° 356168 N° Lexbase : A4733IQD, T. p. 750, concl. N. Escaut), des marques de fabrique (CE, 23 mars 1960, Spiesshofer et Braun, Rec. p. 215) ou des logiciels informatiques (CE, 28 mai 2004, n° 241304 N° Lexbase : A2942DCX, Rec. p. 238, concl. G. Bachelier) [5].

 

Enfin, si vous vous êtes prononcés, par votre décision «Commune de Tours» (CE, 29 octobre 2012, n° 341173 N° Lexbase : A1163IWY, Rec. p. 368, concl. N. Escaut et note B. Poujade, BJCL 2013 p. 57, AJDA, 2013 p. 111 note N. Foulquier), sur la prise de vues par un photographe professionnel d’œuvres des collections d’un musée public, en soumettant cette opération à une autorisation préalable assortie d’une redevance, vous n’avez pas fondé cette obligation sur un quelconque «droit à l’image» des biens du domaine public mobilier. Vous n’avez regardé l’opération consistant à prendre les tableaux en photographie à des fins d’exploitation commerciale comme constituant une utilisation privative que dans la mesure où cette opération impliquait, momentanément, une «occupation» matérielle du domaine qui avait pour effet que le droit d’usage du bien appartenant à tous ne s’exerçait pas dans les conditions habituelles. Mais ce qui vaut pour une prise de vue en intérieur, dans un lieu clos, nécessitant l’installation de moyens d’éclairage spécifiques, une «privatisation» temporaire d’une salle ou d’une partie d’une salle, voire le décrochage du tableau, ne vaut pas pour l’exploitation d’une photographie prise en extérieur qui n’a mis en cause le droit d’usage «normal» de la dépendance du domaine public concernée.

                                                          

2 - Si vous nous suivez pour considérer que le propriétaire de l’immeuble public ne détient pas de droit exclusif sur l’image de son bien, il vous restera encore à déterminer si l’image peut être regardée comme un «meuble» au sens de l’article L. 1. Nous ne le pensons pas tant il paraît manifeste qu’en tant que telle, l’image d’un immeuble n’entre pas dans le champ des dispositions de l’article L. 2112-1 du Code général de la propriété des personnes publiques  (N° Lexbase : L1212LGY) dont il résulte que font partie du «domaine public mobilier» les biens appartenant à des personnes publiques «présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique», une liste indicative et non limitative de onze catégories de biens répondant à cette définition (archives publiques, collections de musées, objets d’art classés, etc.).

 

3 - L’image d’un immeuble relevant du domaine public n’est donc pas, par elle-même, une dépendance du domaine public.

 

Et il est en tout état de cause exclu de considérer que cette image puisse être regardée comme étant liée physiquement à une dépendance du domaine et comme concourant, d’une manière ou d’une autre, «à l’utilisation d’un bien appartenant au domaine public» et donc qu’elle fasse partie du domaine public en sa qualité d’accessoire indissociable au sens de l’article L. 2111-2 du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L4506IQX), lequel a été pensé dans une double dimension fonctionnelle et physique [6].

 

4 - L’établissement public cherche à surmonter cette difficulté en soutenant, indépendamment du statut juridique de l’image, que l’exploitation commerciale de prises de vues d’un bien immobilier du domaine public devrait être assimilée à une « utilisation », dans un sens immatériel, de ce domaine, impliquant la délivrance d’un titre domanial et, par suite, le paiement d’une redevance en application des articles L. 2122-1 (N° Lexbase : L9590LDK) et L. 2125-1 (N° Lexbase : L9594LDP) du Code général de la propriété des personnes publiques. Mais cette tentative ne convainc pas. S’il est vrai que les intitulés de subdivisions du code entremêlent les notions d’occupation et d’utilisation et qu’à titre d’exemple, l’article imposant à tout occupant ou tout utilisateur du domaine public de posséder un titre figure parmi les «règles générales d’occupation» à l’intérieur d’un chapitre et d’un titre traitant de «l’utilisation» du domaine public, vous avez remis un peu d’ordre dans cette présentation, au fil de vos décisions, en retenant qu’il y a deux usages possibles du domaine public : l’occupation lorsqu’est en cause un immeuble et l’utilisation pour un meuble : voyez, avec les conclusions éclairantes de Nathalie Escaut, votre décision «Commune d’Avignon» du 31 mars 2014 (CE, n° 362140 N° Lexbase : A6415MIG, T. p. 652, AJDA, 2014 p. 2134, note N. Foulquier) qui retient le terme d’occupation du domaine public à propos de la «taxe trottoir» et votre décision «Commune de Tours» précitée qui retient celle d’utilisation à propos du domaine public mobilier. Mais, dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’un usage « matériel » et il serait très constructif, par rapport à l’intention des rédacteurs du code, de regarder l’exploitation commerciale de l’image d’un bien du domaine public comme une utilisation de ce domaine.

 

Deux observations pour conclure sur ce point :

 

1°) Nous pensons qu’il y aurait peut-être un paradoxe à ce que le juge administratif offre aux propriétaires publics des facultés plus importantes que celles reconnues par le juge judiciaire aux propriétaires privés pour valoriser et exploiter leurs biens.

 

2°) Il faudrait, si vous souhaitiez faire rentrer l’image dans le bien et, de ce fait, dans l’article L. 1 du Code général de la propriété des personnes publiques, être certain de la conformité à la Constitution de la différence de traitement qui en résulterait entre propriétaires publics et privés ; concrètement, il faudrait pouvoir affirmer qu’il n’y aurait aucun obstacle à permettre à l’Etat de prélever une redevance sur l’exploitation de l’image du château d’Azay-le-Rideau, qui appartient à son domaine public et qu’il a remis en dotation au Centre des monuments nationaux, alors que les particuliers propriétaires des châteaux voisins de Chenonceau ou Cheverny ne pourraient en faire de même.

 

5 - A défaut de venir du Code général de la propriété des personnes publiques ou de l’article L. 621-42 du Code du patrimoine (N° Lexbase : L2447K9I) relatif à l’image des biens des domaines nationaux, dont les dispositions ne sont entrées en vigueur que le 9 juillet 2016, le salut de Chambord viendra-t-il du juge, c’est-à-dire de la création prétorienne d’un régime d’autorisation administrative préexistant à l’intervention du législateur, laquelle n’aurait eu, dans cet esprit, qu’une dimension récognitive ?

 

L’arrêt de la cour de Nantes, qui s’est engagée dans cette voie, se heurte selon nous à plusieurs objections.

 

Il est premièrement manifeste que le régime d’autorisation préalable qu’elle a défini est beaucoup trop large puisqu’il inclut tous les immeubles du domaine public, y compris, par exemple, le domaine public routier, ce qui n’a pas de sens. En outre, aucune exception n’a été ménagée en faveur de prises de vues qui, tout en s’inscrivant dans un cadre commercial, poursuivraient également une finalité culturelle ou artistique.

 

En deuxième lieu, et à la différence de ce qu’a prévu le législateur pour l’image des domaines nationaux, la cour n’a pas soumis à autorisation l’exploitation commerciale de l’image des immeubles du domaine public mais la prise de vues de ces immeubles en vue d’une utilisation commerciale. Or en l’absence de modulation dans le temps de la règle nouvelle, l’application rétroactive de la jurisprudence (CE Ass., 16 juillet 2007, n° 291545 N° Lexbase : A4715DXW, Rec. p. 360) aurait pour effet que l’auteur ou le propriétaire d’une image déjà fixée ou captée se verrait privé de la possibilité d’utiliser cette image à des fins commerciales, ce qui constitue une atteinte au droit de propriété. Et si l’on devait considérer que la règle ne vaut que pour l’avenir, ce que la cour n’a pas dit, la différence de traitement qui en résulterait serait difficilement justifiable, votre jurisprudence relative aux titres délivrés par les gestionnaires domaniaux rappelant qu’il incombe à ceux-ci de les accorder «dans le respect du principe d’égalité» : voyez vos arrêts «Commune de Tours» et «Société Photo J.L. Josse» (CE, 23 décembre 2016, n° 378879 N° Lexbase : A8788SXR).

 

On peut également nourrir certains doutes quant au bien-fondé de la justification que la cour a placée au frontispice du régime qu’elle a créé. Le Conseil constitutionnel a certes, à quelques reprises, fait référence aux «exigences constitutionnelles tenant à la protection du domaine public», qui résident en particulier, a-t-il dit, « dans l’existence et la continuité des services publics dont ce domaine est le siège », « dans les droits et libertés des personnes à l’usage desquelles il est affecté », ainsi que « dans la protection du droit de propriété que l’article 17 de la Déclaration de 1789 accorde aux propriétés publiques comme aux propriétés privées» : voyez principalement sa décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003 (N° Lexbase : A9631C89, cons. 29) [7]. Ces exigences sont mentionnées tantôt comme une composante du principe de protection des propriétés publiques (v. déc. n° 2009-594 DC du 3 décembre 2009 N° Lexbase : A3192EPW, cons. 18 à 20), tantôt en lien avec les exigences constitutionnelles relatives à l’égalité devant la commande publique. Comme le souligne Yves Gaudemet, il s’agit de considérer, «au-delà de la propriété» publique, «l’utilité qu’elle sert» (Nouveaux cahiers du CC, n° 37, octobre 2012). Mais on à peine à voir ici en quoi l’exploitation commerciale de la prise de vues d’un immeuble du domaine public mettrait en cause la continuité du service public ou l’affectation à l’usage public et justifierait une autorisation administrative préalable, qui plus est doublée de conditions financières. Et si le Conseil constitutionnel impose que des biens faisant partie du patrimoine de personnes publiques puissent être aliénés ou durablement grevés de droits au profit de personnes poursuivant des fins d'intérêt privé sans contrepartie appropriée eu égard à la valeur réelle de ce patrimoine (v. Cons. const., décision n° 2010-67/86 QPC du 17 décembre 2010 N° Lexbase : A1870GNL, cons. 3), la valorisation des propriétés publiques n’est pas, en elle-même, un principe constitutionnel ou un objectif à valeur constitutionnelle, mais seulement un but d’intérêt général.

 

Enfin et surtout, la cour de Nantes était-elle fondée à créer, sans texte, un régime d’autorisation administrative préalable pour la prise de vues d’immeuble du domaine public à des fins commerciales ? La réponse est sans doute un peu dans la question.

 

L’article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S) donne compétence au législateur pour fixer les règles concernant «les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques». Vous jugez de longue date que la liberté du commerce et de l’industrie est une liberté publique au sens de ces dispositions (CE Sect., 28 octobre 1960 Rec. p. 570 ; pour un rappel récent : CE, 9 mars 2016, n°s 388213, 388343, 388357 N° Lexbase : A5440QY7, T. p. 607-664-677), ce dont vous déduisez par exemple qu’il appartient au seul législateur de réglementer l’accès à une activité professionnelle (CE Ass., 22 juin 29163, Syndicat des personnels soignants de la Guadeloupe, Rec. p. 386), de déterminer les dates des soldes (CE, 22 mars 1991, n° 111425 N° Lexbase : A0224ARQ, T. p. 679) ou d’interdire l’utilisation de certains appareils de télécommunication non agréés (CE, 9 mai 1994, n° 115232, 115233 N° Lexbase : A2435ASY, T. p. 737).

 

Les pouvoirs de police du gestionnaire du domaine public ne peuvent pour le reste être utilement invoqués. Vous jugez en effet que l’autorité de police ne peut, sans méconnaître le principe de la liberté du commerce et de l’industrie, subordonner à une autorisation l’exercice d’une profession non réglementée par la loi. Voyez votre arrêt d’Assemblée «Daudignac» de 1951 (CE, 22 juin 1951, Rec. p. 362, GAJA n° 61, concl. Gazier) ayant annulé pour excès de pouvoir l’arrêté du maire de Montauban ayant soumis à autorisation la profession de photographe-filmeur. Seules les nécessités de l’ordre public permettent aux autorités de police, non pas de soumettre à autorisation, mais de réglementer l’exercice d’une profession, dans la mesure où celle-ci risque d’y porter atteinte (CE Sect., 15 octobre 1965, Préfet de police c/ Alcaraz, Rec. p. 516).

 

La décision rendue le 2 février 2018 par le Conseil constitutionnel (Cons. const., décision n° 2017-687 QPC N° Lexbase : A2699XCX), sur renvoi de vos 10ème et 9ème chambres réunies (CE 25 octobre 2017, n° 411005 N° Lexbase : A4518WXM), relative au droit à l’image des domaines nationaux, nous renforce un peu plus dans l’idée que seule la loi pouvait poser le principe d’une autorisation préalable. En jugeant que les dispositions de l’article L. 621-42 du Code du patrimoine ne portaient pas d’atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété, il a bien constaté, ainsi que le souligne le commentaire aux Cahiers, qu’un tel régime d’autorisation portait atteinte à cette liberté et à ce droit. Et pour aboutir à un verdict de conformité à la Constitution, il s’est notamment appuyé sur le champ d’application de la mesure, restreint aux seuls biens présentant un lien exceptionnel avec l’histoire de la Nation, lesquels constituent de toute évidence une très faible partie des patrimoines publics, sur l’existence de dérogations à la règle de l’autorisation préalable et sur une interprétation de la disposition contestée, lue comme ne permettant au gestionnaire domanial de s’opposer à la demande d’autorisation d’exploitation commerciale que si celle-ci porte atteinte à l’image du bien. Ceci nous conduit à dire que ce n’est pas seulement une loi, mais une loi assurant de manière pertinente et efficace la conciliation entre les différents intérêts généraux et les droits et libertés constitutionnellement garantis qui était requise.

 

6 - Nous n’aurons accompli aucune prouesse en vous proposant donc de juger qu’avant la loi, il n’y avait pas la loi et que, sans la loi, seul trouve à s’appliquer, par défaut, le régime du trouble anormal défini par l’arrêt de la Cour de cassation du 7 mai 2004 (Ass. plén., n° 02-10.450, P N° Lexbase : A1578DCG), qui concerne tous les propriétaires d’une chose et trouvera à s’appliquer à la fois pour le passé, pour tous les immeubles publics, qu’ils appartiennent au domaine public ou au domaine privé, mais aussi pour l’avenir, pour tous les immeubles publics autres que ceux des domaines nationaux ayant été désignés par décret en Conseil d’Etat, ceux-ci bénéficiant des dispositions de l’article L. 621-42.

 

La compétence suivant le fond, ce sont donc les tribunaux judiciaires qui seront juges en la matière. Il s’agirait en effet d’un contentieux où la personne publique rechercherait, indépendamment d’un régime de responsabilité administrative, la responsabilité quasi-délictuelle d’une personne privée et demanderait, le cas échéant, que soient prises les mesures utiles pour faire cesser le trouble anormal. Or vous jugez, à l’unisson avec le Tribunal des conflits, qu’en l’absence d’une disposition législative spéciale, il n’appartient pas à la juridiction administrative de statuer sur la responsabilité qu’une personne privée peut avoir encourue à l’égard d’une collectivité publique (CE Sect., 30 octobre 1964, Commune d’Ussel, n° 58134, Rec. p. 501, AJDA, 1964 p. 706, concl. Fournier ; T. conf., 12 avril 1976, n° 2014 N° Lexbase : A8229BD7, Rec. p. 698 ; T. conf., 2 mars 1987, n° 2458 N° Lexbase : A8045BDC, T. p. 645).

 

L’ilôt de compétence reconnu au juge administratif en matière de domaine public par le Tribunal des conflits (T. conf., 24 septembre 2001, n° 3221 N° Lexbase : A4671XNC, Rec. p. 747) ne peut précisément pas jouer, en l’absence d’un régime d’autorisation administrative et, consécutivement, en l’absence d’un régime de responsabilité pour faute analogue à celui prévu en matière d’occupation sans titre (CE Sect., 25 mars 1960, SNCF c/ Dame Barbey, n° 44533, Rec. p. 222 ; CE, 15 avril 2011, n° 308014 N° Lexbase : A5423HN8, T. p. 923). Nous pensons en revanche que la compétence de la juridiction administrative aurait pu, contrairement à la solution retenue par la cour, se justifier dans l’hypothèse d’un régime d’autorisation administrative créé par le juge.

 

7 - Reste à savoir si l’on peut, en matière de biens publics, se satisfaire du droit commun ?

 

Faut-il être gêné de laisser les clés de l’immeuble public au juge judiciaire ?

 

Le Conseil constitutionnel, qui avait, en 1986, retenu l’idée d’une protection constitutionnelle «à titre égal» des propriétés publiques et privées (décision n° 86-207 DC du 26 juin 1986 N° Lexbase : A8134ACA, cons. 58), n’a-t-il pas lui-même, par des décisions récentes, engagé un mouvement visant à différencier le régime applicable aux propriétaires publics et aux propriétaires privés (v. décision n° 2011-118 QPC du 8 avril 2011 N° Lexbase : A5888HMZ ; v. sur ce point, R. Noguellou, AJDA, 2013, p. 986) ?

 

Indépendamment de la jurisprudence qui a été rappelée la solution en faveur de la compétence judiciaire n’est pas sans argument.

 

On rappellera que les tribunaux répressifs connaissent des poursuites pénales engagées contre les auteurs d’infractions à la police de conservation du domaine public routier, sur le fondement de l’article L. 116-1 du Code de la voirie routière (N° Lexbase : L1695AEI), mais aussi contre les auteurs d’actes de dégradation, détérioration ou destruction de biens destinés à l’utilité publique ou à la décoration publique et appartenant à une personne publique, sur le fondement de l’article 322-3 du Code pénal (N° Lexbase : L4812K8Q). Sur un volet plus immatériel, ces mêmes tribunaux sont compétents, en matière d’infractions de presse, sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881 (N° Lexbase : L7589AIW), pour connaître de faits d’injure et de diffamation commis au préjudice d’administrations publiques, le cas échéant lorsqu’une image ou un photomontage est à l’origine de l’infraction.

 

Sur le plan civil, il faut commencer par rappeler que le juge judiciaire est le juge de l’existence de propriété, de l’interprétation des actes de propriété et de la délimitation des fonds publics et privés, à l’exclusion de la délimitation du domaine public. Les juridictions de l’ordre judiciaire sont en outre compétentes, de longue date, pour connaître de l’action susceptible d’être engagée par une collectivité territoriale, sur le fondement de l’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L7857IZZ), pour interdire le dépôt d’une marque commerciale portant atteinte à son nom, à son image ou à sa renommée. Ces dispositions ont déjà donné lieu à un contentieux assez fourni, comme en témoigne le feuilleton contentieux autour du dépôt de la marque Laguiole (v. CA Paris, Pôle 5, ch. 2, 4 avril 2014 N° Lexbase : A6576MIE ; Cass. com., 4 octobre 2016, n° 14-22.245, FS-P+B N° Lexbase : A9768R7W, Bull. com. 2016, n° 128). Dans un registre voisin, le juge civil est également compétent dans le contentieux des marques enregistrées par des collectivités publiques, étant observé que le Domaine national de Chambord a déposé la marque «Château de Chambord» auprès de l’Institut national de la propriété industrielle.

 

S’il doit subsister un pan de compétence pour l’ordre administratif, ce serait seulement, le cas échéant, en dehors de l’application des dispositions du nouvel article L. 621-42 du Code du patrimoine, dans l’hypothèse où le propriétaire ou le gestionnaire d’un immeuble public serait négligent et refuserait de saisir le juge judiciaire d’une action sur le terrain du trouble anormal, sa décision pouvant être déférée au juge de l’excès de pouvoir, comme vous en décidez dans le contentieux des contraventions de grande voirie, en faisant prévaloir l’intérêt supérieur de la protection du domaine sur les raisons de convenance administrative susceptibles de dissuader le gestionnaire d’agir (CE Sect., 23 février 1979, n° 4467 N° Lexbase : A2200AKP, Rec. p. 75, concl. A. Bacquet).

 

Nous pensons donc que si le dispositif de l’arrêt attaqué en tant qu’il a statué sur les conclusions subsidiaires doit être confirmé, en ce qu’il retient que celles-ci ont été portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître, et si le motif qui le sous-tend, tiré de ce qu’il n’appartient pas à la juridiction administrative, en l’absence de disposition législative contraire, de statuer sur la responsabilité qu’une personne privée peut avoir encourue à l’égard d’une personne publique est également correct, la justification de cette solution doit être rectifiée en ce sens que le fondement de la responsabilité susceptible d’avoir été encourue par les Brasseries Kronenbourg n’est pas la faute qu’elle aurait commise à n’avoir pas sollicité une autorisation administrative de la part de l’établissement public du Domaine national de Chambord mais l’éventuel trouble anormal qu’elle est susceptible d’avoir causé à cette personne publique.

 

Au bout du compte, mais c’est peut-être un manque d’imagination de notre part, nous ne discernons pas de solution alternative à celle consistant donc à retenir que le propriétaire public d’un immeuble n’est pas le propriétaire de l’image de son bien et qu’en dehors d’une utilisation qui lui causerait un trouble anormal, qu’il pourrait faire cesser et dont il pourrait obtenir réparation devant les juridictions de l’ordre judiciaire, et sous réserve des dispositions législatives spéciales désormais applicables aux domaines nationaux, il ne peut s’opposer à l’usage par tous de cette image, ce qui n’est pas sans renouer avec une certaine conception, ancienne il est vrai, sans doute passée de mode, et peut-être naïve, d’une propriété publique altruiste.

 

Par ces motifs nous concluons au rejet du pourvoi, y compris les conclusions présentées au titre des frais non compris dans les dépens et à ce que l’établissement public du Domaine national de Chambord verse la somme de 3 000 euros à ce titre à la société défenderesse.

 

[1] Ainsi que le retient l’article 516 du Code civil (N° Lexbase : L1056ABQ).

[2]  C. gen. prop. pers. pub., art. L. 2111-17 (N° Lexbase : L4516IQC).

[3] Cf. chapitre Ier du titre Ier du livre Ier de la deuxième partie du Code général de la propriété des personnes publiques.

[4] AJDA, 2007, p. 964, Les meubles de l’administration. V. également, Naissance d’un code : la réforme du droit des propriétés publiques, JCP éd. A, n° 22, 29 mai 2006, act. 452 : «La propriété publique incorporelle passe également à la trappe, le code se contentant d’une vague référence aux biens et aux droits des collectivités (art. L. 1) ; carence malheureuse, compte tenu d’une nette tendance à la dématérialisation des propriétés, pas uniquement privées».

[5] Cf. sur ce point également, Norbert Foulquier, Droit administratif des biens, 3ème éd., LexisNexis, n° 252.

[6] V. sur ce point la retranscription de l’intervention de Ch. Maugüé, Frontières de la domanialité publique, JCP éd. A, 2006, 1245.

[7] V. également décision n° 94-346 DC du 21 juillet 1994, (N° Lexbase : A8307ACN), cons. 2.

 

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