Réf. : Cass. soc., 15 mars 2017, n° 15-27.928, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2918T79)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux
le 30 Mars 2017
Résumé
Les dispositions d'ordre public de l'article L. 8251-1 du Code du travail (N° Lexbase : L5110IQC) s'imposent à l'employeur qui ne peut, directement ou indirectement, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni du titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France. Une salariée dans une telle situation ne saurait bénéficier des dispositions légales protectrices de la femme enceinte interdisant ou limitant les cas de licenciement. |
Commentaire
I - Présentation du conflit entre protection de la grossesse et police des étrangers
Le conflit : interdiction de licencier et interdiction de maintenir le contrat de travail. Un employeur peut parfois se trouver dans une situation juridique délicate lorsque le droit du travail lui fait tout à la fois interdiction de licencier un salarié et interdiction de le conserver à son service.
Le premier cas est, de loin, le plus fréquent. Il est ainsi interdit, par principe, de licencier un salarié durant la suspension de son contrat de travail en raison de la survenance d'un risque professionnel, de licencier un salarié gréviste ou encore de licencier un salarié protégé. L'ensemble de ces cas de figure comporte, toutefois, des exceptions : la faute grave ou l'impossibilité de maintenir le salarié dans l'entreprise permet le licenciement du salarié en arrêt à la suite d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle ; la faute lourde autorise le licenciement du gréviste ; l'autorisation de l'inspecteur du travail permet de rompre le contrat de travail d'un salarié protégé.
L'une des protections les plus vigoureuses est celle offerte aux salariées enceintes ou venant d'accoucher. L'article L. 1225-4 du Code du travail (N° Lexbase : L7160K93) interdit à l'employeur de rompre le contrat de travail d'une salariée enceinte ou en couches pendant toute la durée du congé de maternité. La protection est absolue, aucune exception n'est admise (1). Avant le congé ou après celui-ci, le licenciement peut être prononcé à condition que l'employeur "justifie d'une faute grave de l'intéressée, non liée à l'état de grossesse, ou de son impossibilité de maintenir ce contrat pour un motif étranger à la grossesse ou à l'accouchement". La loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels (N° Lexbase : L8436K9C) a d'ailleurs étendu la protection à tout salarié, homme ou femme, durant les dix semaines suivant la naissance de son enfant, sous les mêmes réserves (2). Il s'agit alors d'une protection relative. Les interdictions absolue et relative de licencier sont vigoureusement sanctionnées, d'abord par la nullité du licenciement (3), ensuite par une contravention pénale de cinquième classe (4).
A l'inverse, il est parfois interdit à l'employeur de faire travailler un salarié. Il est, par exemple, sauf exception, interdit d'employer un mineur de seize ans (5). Le Code du travail interdit surtout l'emploi d'un travailleur étranger ne disposant pas d'un titre de séjour l'autorisant à travailler. La formule employée par l'article L. 8251-1 du Code du travail est très vaste : nul ne peut "embaucher, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni du titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France". Il en découle qu'il n'est pas autorisé de conclure un contrat de travail avec un salarié dont la situation n'est pas régulière, mais également que l'employeur est contraint de rompre le contrat de travail d'un salarié dont il découvrirait qu'il ne dispose pas de l'autorisation de travail ou qu'il a perdu l'autorisation de travailler en France (6).
L'employeur doit licencier le salarié qui perd le droit de travailler en France. Ce cas de rupture, autrefois qualifié de cas de force majeure, constitue désormais, plus simplement, une cause réelle et sérieuse de licenciement (7). Le Code du travail prévoit, par ailleurs, un régime spécifique (8) qui reste, toutefois, lacunaire (9). Ce régime n'envisage d'ailleurs la situation de la salariée enceinte ou qui vient d'accoucher que de manière très parcellaire (10). Le non-respect de cette interdiction d'emploi est lui aussi très vigoureusement sanctionné. Au plan pénal, ce comportement de l'employeur est passible de cinq ans d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende (11).
Que doit faire l'employeur d'une salariée enceinte qui perd son autorisation de travail en France ? Doit-il la licencier, comme l'impose la règle de police des étrangers ou la conserver dans son effectif, comme l'exige le régime de protection des femmes enceintes ? C'est à cette question que devait répondre la Chambre sociale de la Cour de cassation.
L'affaire. Une salariée marocaine est embauchée en 2010 par un couple comme auxiliaire parentale après avoir remis à ses employeurs une carte de séjour temporaire de vie privée et familiale avec autorisation de travail. Le 26 avril 2011, la préfecture notifie aux époux employeurs que la demande de renouvellement de l'autorisation présentée par la salariée a été refusée. La salariée est convoquée à un entretien préalable de licenciement mais elle informe les employeurs, quelques jours plus tard, de son état de grossesse. Les époux la licencient le 20 juin 2011 au motif de l'interdiction de travail salarié notifiée par la préfecture.
La salariée saisit le juge prud'homal pour obtenir l'annulation du licenciement en raison de la protection accordée par le Code du travail aux femmes enceintes. Déboutée par la cour d'appel de Paris, elle forme un pourvoi en cassation et soutient, d'abord, que la protection offerte par le Code du travail est applicable aux salariées en situation irrégulière et, ensuite, que le licenciement d'une salariée en état de grossesse ne peut être prononcé qu'en raison d'une faute grave ou d'une impossibilité de maintien du contrat de travail pour une raison étrangère à la grossesse, et que le non renouvellement de l'autorisation ne caractérisait pas cette impossibilité puisque les employeurs avaient continué à employer la salariée en étant pourtant informés du non-renouvellement.
Par un arrêt rendu le 15 mars 2017, la Chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle juge que "les dispositions d'ordre public de l'article L. 8251-1 du Code du travail s'impos[ent] à l'employeur qui ne peut, directement ou indirectement, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni du titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France". Par conséquent, "une salariée dans une telle situation ne saurait bénéficier des dispositions légales protectrices de la femme enceinte interdisant ou limitant les cas de licenciement". Ayant constaté le refus de l'autorité administrative d'autoriser le travail en France, la cour d'appel n'était pas "tenue de procéder à des recherches que cette constatation rendait inopérantes".
La décision est pourvue du plus haut degré de publicité et fait l'objet d'une note explicative sur le site internet de la Cour de cassation, ce qui témoigne de l'importance de la solution rendue (12). En effet, c'est la première fois, à notre connaissance, que la Chambre sociale est appelée à trancher le conflit très net entre dispositions relatives au travail des étrangers et des salariées en état de grossesse.
II - Règlement du conflit entre protection de la grossesse et police des étrangers
L'insuffisance de l'argument relatif au caractère d'ordre public des législations. La note explicative est très précieuse en ce qu'elle amène un complément essentiel à la motivation de la décision.
En effet, en invoquant le caractère d'ordre public des dispositions de l'article L. 8251-1 du Code du travail, la seule motivation de la décision serait contestable. S'il ne fait, en effet, aucun doute que ces dispositions sont d'ordre public, il en va exactement de même des règles de protection de la grossesse auxquelles il est formellement interdit de déroger par le législateur (13). L'argument de l'ordre public est donc insuffisant, ce dont témoigne la note explicative qui énonce plus clairement que la Chambre sociale devait traiter "un conflit entre deux normes impératives".
Puisque les deux règles sont d'ordre public, le conflit ne pouvait être tranché en fonction du degré d'impérativité de chacune d'elles. D'autres règles de conflit usuelles semblaient inopérantes. Le principe de l'application de la règle la plus favorable est inapproprié puisqu'il s'agit de comparer deux dispositions législatives. De la même manière, la règle specialia generalibus derogant est fort délicate à mobiliser, tant il est ici impossible d'identifier un conflit entre règle spéciale et règle générale, les deux régimes ayant un degré de généralité assez similaire et ne portant pas véritablement sur le même objet.
La Chambre sociale, comme la note explicative le laisse entendre, pouvait s'appuyer sur de précédentes décisions qui avaient déjà eu l'occasion de trancher un autre type de conflit lorsqu'était en cause un salarié protégé qui ne peut, en principe, être licencié qu'avec l'autorisation de l'inspection du travail. La Chambre sociale a, en effet, plusieurs fois jugé que cette autorisation n'était pas nécessaire lorsque le travailleur licencié était en situation irrégulière (14). Les situations étaient pourtant en partie différentes. L'interdiction de licencier une salariée en état de grossesse est parfois absolue, tandis que le licenciement d'un salarié protégé n'est jamais, par principe, interdit, il est seulement soumis à une procédure spécifique supplémentaire.
Le règlement du conflit... par la disparition du conflit. Deux raisonnements pouvaient être adoptés par la Chambre sociale.
Le premier consistait à considérer que, par l'effet de l'article L. 8251-1 du Code du travail, aucun contrat de travail ne peut exister entre un employeur et un salarié en situation irrégulière. Longtemps, la conclusion d'un contrat avec un salarié en situation irrégulière a d'ailleurs été sanctionnée par la nullité du contrat, sanction particulièrement rare en droit du travail (15). La rupture du contrat en cours, en raison de la perte de l'autorisation, relevait du fait du prince et constituait un cas de force majeure, qualification tout aussi rare dans les relations de travail (16). Puisqu'il ne peut y avoir de contrat de travail dans ces cas de figure, le régime du contrat de travail et, en particulier, la protection des salariées en état de grossesse ne pouvait trouver à s'appliquer. Seul le régime spécifique prévu aux articles L. 8251-1 et suivants du Code du travail pouvait s'appliquer, ce qui correspond à la position adoptée par la Chambre sociale : la salariée ne peut se prévaloir des dispositions protectrices de la grossesse.
Cette approche un peu froide et raide est, toutefois, légitimée par différents textes internationaux. Avec la Chambre sociale, on peut rappeler que l'article 10 de la Directive 92/85/CE du 19 octobre 1992 (17) autorise les législations nationales à organiser des exceptions à la protection des salariées enceintes, à condition qu'elles ne soient pas liées à leur état. C'est le même état d'esprit qui guide l'article 8 de la Convention n° 183 de l'OIT sur la protection de la maternité du 15 juin 2000 qui, il faut toutefois le noter, n'a pas été ratifiée par la France.
Intérêts économiques vs intérêt de la femme et de l'enfant. Une autre approche aurait pu être envisagée consistant à opérer une conciliation entre les deux catégories d'interdiction en fonction de leurs finalités. Dans cette optique, on perçoit assez nettement que les intérêts protégés par les deux dispositions sont d'une ampleur différente. Alors que la disposition de droit des étrangers semble pouvoir être rattachée à une certaine idée de l'intérêt général dans sa vocation de protection du marché du travail, la disposition du Code du travail a davantage vocation à protéger un intérêt particulier, celui de la femme enceinte, de sa santé, des intérêts de son enfant à naître.
On serait alors tenté de faire primer l'intérêt général sur un intérêt particulier. Cette conclusion peut, toutefois, être fortement critiquée en raison non plus de l'ampleur des intérêts protégés, mais de leur nature. En effet, quoique relevant probablement de l'intérêt général, l'interdiction résultant du droit des étrangers témoigne d'une conception très économique de l'intérêt général et de l'ordre public (18). Au contraire, la protection de la maternité semble davantage relever des droits fondamentaux et, en particulier, du droit à la protection de la santé ou à l'intérêt que l'on dit supérieur de l'enfant à naître.
Très concrètement, la femme enceinte subit, durant sa grossesse, tout à la fois la perte du droit de résider et travailler sur le territoire français mais, en outre, la perte de son moyen de subsistance indispensable à sa survie et à celle de son enfant. Faut-il vraiment faire prévaloir le risque qu'un emploi ne puisse être offert à un chômeur sur le risque encouru par un enfant et sa mère en raison des circonstances de la grossesse ?
Les autres hypothèses de conflit. Reste à s'interroger sur la portée de cette décision. Si l'une des protections les plus vigoureuses cède devant le droit des étrangers, il y a fort à penser que cela sera le cas d'autres protections plus relatives.
Il semble aller de soi que la primauté donnée à la règle de police des étrangers vaudra tout aussi bien dans le cas où la salariée aurait pu prétendre à la protection relative, comme cela est le cas en l'espèce, que dans le cas où elle aurait pu faire valoir la protection absolue, durant la suspension du contrat de travail. D'abord, parce que, d'un point de vue pratique, les organismes de Sécurité sociale ne pourraient probablement pas offrir autre chose que le droit à l'aide médicale d'Etat à la femme enceinte en situation irrégulière, à l'exclusion, donc, de l'assurance maternité. Ensuite, et surtout, parce que la formule employée par la Chambre sociale écarte clairement toute recherche "inopérante" de la mise en oeuvre du régime de protection de la femme enceinte. S'il n'est pas nécessaire de rechercher si l'employeur était dans l'impossibilité de maintenir le contrat de travail pour un motif étranger à l'état de grossesse, il n'aura pas, a fortiori, à se plier à l'interdiction de licencier la salariée pendant un hypothétique congé de maternité.
On peut alors penser que l'ensemble des autres protections spéciales contre la rupture du contrat de travail sont concernées par la primauté donné au droit des étrangers qui les écartera systématiquement. Si l'on ne peut être salarié, on ne peut être gréviste. Si l'on ne peut être salarié, on ne peut être salarié protégé. Si l'on ne peut être salarié, on ne peut subir un accident du travail.
(1) La procédure de licenciement peut, toutefois, être engagée avant l'issue du congé, à condition que le licenciement ne soit prononcé qu'après son terme, v. Cass. soc., 17 février 2010, n° 06-41.392, F-P+B (N° Lexbase : A0348ESP) et les obs. de Ch. Radé, Lexbase, éd. soc., n° 385, 2010 (N° Lexbase : N4668BN9).
(2) C. trav., art. L. 1225-4-1 (N° Lexbase : L7159K9Z).
(3) C. trav., art. L. 1225-5 (N° Lexbase : L0856H9L).
(4) C. trav., art. R. 1227-5 (N° Lexbase : L2525IAR).
(5) C. trav., art. L. 4153-1 (N° Lexbase : L8830IQ4).
(6) Sur la question, v. l'étude de C. Mangematin, Rupture de la relation de travail du travailleur étranger en situation irrégulière, Dr. soc., 2013, p. 402.
(7) Cass. soc., 14 octobre 1997, n° 94-42.604, publié (N° Lexbase : A1620ACY) ; D., 1998, 338, note F. Petit ; Dr. soc., 1997, p. 1101, note J. Savatier.
(8) En particulier sur le plan indemnitaire, v. C. trav., art. L. 8252-2 (N° Lexbase : L9228K4K).
(9) Ibid..
(10) L'article L. 8252-1 du Code du travail prévoit que le salarié étranger, employé irrégulièrement, est assimilé à un salarié régulièrement engagé au regard des obligations de l'employeur "pour l'application des dispositions relatives aux périodes d'interdiction d'emploi prénatal et postnatal et à l'allaitement, prévues aux articles L. 1225-29 (N° Lexbase : L0906H9G) à L. 1225-33 (N° Lexbase : L0914H9Q)". Le texte ajoute, toutefois, que doivent également être respectées les "dispositions relatives à la santé et la sécurité au travail prévues à la quatrième partie".
(11) Ou 75 000 euros pour les personnes morales, v. C. trav., art. L. 8256-2 (N° Lexbase : L9230K4M) et L. 8256-7 (N° Lexbase : L7795I34).
(12) V. la note.
(13) V. C. trav., art. L. 1225-70 (N° Lexbase : L0996H9R).
(14) Cass. soc., 10 octobre 1990, n° 88-43.683, publié (N° Lexbase : A4424ACT), RJS, 1990, n° 934 ; Cass. soc., 5 novembre 2009, n° 08-40.923, F-D (N° Lexbase : A8153EMW), JCP éd. S, 2010, 1072, note J.-Y. Kerbourc'h. Comp. avec la position similaire du Conseil d'Etat lorsque le salarié protégé n'a jamais disposé d'autorisation de travail, CE 6° et 2° ch.-r., 13 avril 1988, n° 74346, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7643APR).
(15) Cass. soc., 15 février 1978, n° 76-41.142, publié (N° Lexbase : A5229CH7), D., 1980, p. 30, note G. Lyon-Caen.
(16) Cass. soc., 4 juillet 1978, n° 77-41.091, publié (N° Lexbase : A0600CGC), D., 1980, p. 30, note G. Lyon-Caen.
(17) Directive 92/85 du 19 octobre 1992, concernant la mise en oeuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail (N° Lexbase : L7504AUH).
(18) Sur les liens étroits entre économie et régulation du travail des étrangers, v. G. Auzero, E. Dockès, Droit du travail, D., 30ème éd., 2016, p. 164 et les réf. citées.
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