La lettre juridique n°676 du 17 novembre 2016 : Éditorial

De l'intérêt commun versus l'intérêt général : entre lobbies et transcendance

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 17 Novembre 2016


"En relevant que le message litigieux présentait un point de vue positif sur la vie des jeunes atteints de trisomie et encourageait la société à oeuvrer à leur insertion et à leur épanouissement, mais qu'il avait aussi une finalité qui peut paraître ambiguë', dès lors qu'il se présentait comme adressé à une femme enceinte, confrontée au choix de vie personnelle' de recourir ou non à une interruption médicale de grossesse, le CSA, qui, contrairement à ce qui est soutenu, a pris en compte le contenu du message et non les seules réactions des personnes qui l'ont saisi de plaintes, n'a pas commis d'erreur d'appréciation".

"La présentation d'un point de vue positif sur la vie personnelle et sociale des jeunes atteints de trisomie répond à un objectif d'intérêt général ; [...] toutefois, en estimant qu'en raison de l''ambiguïté' qu'il avait relevée, le message litigieux était susceptible de troubler en conscience des femmes qui, dans le respect de la loi, avaient fait des choix de vie personnelle différents' et ne pouvait être regardé comme un message d'intérêt général' au sens [...] de l'article 14 du décret du 27 mars 1992 et que, s'il n'entendait nullement gêner sa diffusion à la télévision, le choix d'une insertion au sein d'écrans publicitaires était inapproprié, le CSA n'a, dans l'exercice de son pouvoir de régulation, commis aucune erreur de qualification juridique ni aucune erreur de droit".

Tel est l'enseignement d'un arrêt du Conseil d'Etat, rendu le 10 novembre 2016, sur une affaire, plus médiatisée que d'autres, concernant la diffusion, au sein des tranches de publicités télévisuelles, d'un spot montrant la joie de vivre d'enfants et adolescents trisomiques. Le sujet est assurément glissant ; tout le monde en conviendra. Opposer la liberté de montrer des handicapés heureux et le droit à l'avortement n'était certainement pas des plus opportuns : c'est nécessairement extrapoler la téléologie du spot ; c'est, plus grave encore, penser que le droit à l'avortement n'est pas suffisamment ancré dans les consciences pour qu'on puisse le sentir menacé par quelques sourires à heure de grande écoute.

L'arrêt présente pourtant un intérêt bien particulier : celui d'une redéfinition de l'intérêt général selon les Hauts magistrats du Conseil d'Etat (et du CSA chargé de son appréciation, dans les faits). Car, à bien lire les considérants de cette décision, la présentation d'un point de vue positif sur la vie personnelle et sociale des jeunes atteints de trisomie répond à un objectif "d'intérêt général" ; mais cet intérêt général ci ne correspond pas à celui de l'article 14 du décret du 27 mars 1992 ("Les messages d'intérêt général à caractère non publicitaire tels que ceux diffusés dans le cadre des campagnes des organisations caritatives et des campagnes d'information des administrations peuvent être insérés, le cas échéant, dans les séquences publicitaires"), article qui ne définit en rien, d'ailleurs, en quoi consiste l'intérêt général dont l'expression est ainsi autorisée. Il revient donc, pleinement, à l'autorité indépendante de caractériser ce qui relève, ou non, de l'intérêt général.

Et, on en déduit qu'il s'agit de l'intérêt général tel que les pouvoirs publics le définissent et le contrôlent, assurément.

Ce faisant, c'est là que la lecture de la doctrine du Conseil d'Etat lui-même revêt son importance. Dans son rapport public, en 1999, le Palais Royal publiait un rapport sur la notion d'intérêt général : une notion centrale de la pensée politique et du système juridique français. Voilà ce qu'on y lit en substance.

"L'intérêt général, qui exige le dépassement des intérêts particuliers, est d'abord, dans cette perspective, l'expression de la volonté générale, ce qui confère à l'Etat la mission de poursuivre des fins qui s'imposent à l'ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers".

"Le débat entre les deux conceptions, l'une utilitariste, l'autre volontariste, n'a guère perdu de son actualité et de sa pertinence. Il illustre, au fond, le clivage qui sépare deux visions de la démocratie : d'un côté, celle d'une démocratie de l'individu, qui tend à réduire l'espace public à la garantie de la coexistence entre les intérêts distincts, et parfois conflictuels, des diverses composantes de la société ; de l'autre, une conception plus proche de la tradition républicaine française, qui fait appel à la capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique".

"L'idée d'un Etat conçu comme principe éminent, tout entier tendu vers l'unité de la volonté collective, garant de l'intérêt général face à la diversité des intérêts de la société civile, est en outre contrebattue par l'évolution générale des démocraties contemporaines, qui tend à promouvoir la multiplicité des identités et la pluralité des intérêts, aux dépens du primat des valeurs communes. Les ressorts de la politique moderne font plus de place aux intérêts de l'individu qu'à ceux de la société".

Pour autant :

"S'il se limitait à la simple conjugaison des intérêts particuliers, l'intérêt général ne serait, le plus souvent, que l'expression des intérêts les plus puissants, le souci de la liberté l'emportant sur celui de l'égalité".

"La plasticité est consubstantielle à l'idée d'intérêt général, qui peut ainsi évoluer en fonction des besoins sociaux à satisfaire et des nouveaux enjeux auxquels est confrontée la société. De nouvelles demandes s'expriment aujourd'hui, qui traduisent l'aspiration des citoyens à obtenir plus de sûreté personnelle, plus de sécurité face aux risques d'exclusion, plus d'égalité dans l'accès à l'éducation et à la culture, une meilleure protection des grands équilibres écologiques pour notre génération et les générations à venir".

"Il revient précisément au juge de défendre une conception de l'intérêt général qui aille au-delà de la simple synthèse entre intérêts particuliers ou de l'arbitrage entre intérêts publics, géographiques ou sectoriels, qui, chacun, revendiquent leur légitimité. Il ne lui appartient certes pas de se substituer au législateur, qui dispose, seul, d'une légitimité suffisante pour formuler les principes de l'intérêt général. Mais, dès lors qu'il doit contrôler la conformité de l'action administrative aux fins d'intérêt général, il a le droit - et le devoir - de préciser le contenu et les limites de cette notion".

"Pourtant, le débat sur l'intérêt général n'est pas seulement l'affaire des pouvoirs publics. Il concerne, en réalité, chaque citoyen. La recherche de l'intérêt général implique, ou l'a vu, la capacité pour chacun de prendre de la distance avec ses propres intérêts".

A la lecture de l'arrêt du 10 novembre 2016, on peut donc en déduire que "la présentation d'un point de vue positif sur la vie personnelle et sociale des jeunes atteints de trisomie" relèverait, en fait, de l'intérêt commun, c'est-à-dire d'une somme d'intérêts particuliers, selon la conception anglo-saxonne de l'intérêt général -cette présentation heureuse du handicap rassurerait collectivement le plus grand nombre d'entre nous, à titre individuel- ; et que, dans le cadre d'un "choix de vie personnelle" -dixit le Conseil d'Etat-, la liberté de conscience des femmes enceintes, ayant avorté ou souhaitant avorter, relève, en revanche, de l'intérêt général, en son acceptation française ; celle "qui fait appel à la capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique". D'où la logique implacable du dispositif de l'arrêt rapporté. CQFD ?

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