La lettre juridique n°676 du 17 novembre 2016 : Droit social européen

[Jurisprudence] La voie de la clause d'exception n'est pas tout à coup le moyen d'éviter l'application de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail au contrat de travail international

Réf. : Cass. soc., 13 octobre 2016, n° 15-16.872, FS-P+B (N° Lexbase : A9670R7B)

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[Jurisprudence] La voie de la clause d'exception n'est pas tout à coup le moyen d'éviter l'application de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail au contrat de travail international. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/35893174-jurisprudence-la-voie-de-la-clause-dexception-nest-pas-tout-a-coup-le-moyen-deviter-lapplication-de-
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par Jean-Pierre Laborde, Professeur émérite à la Faculté de droit de Bordeaux, Membre du Centre de droit comparé du travail et de la Sécurité sociale (UMR CNRS-Université n° 5114)

le 17 Novembre 2016

Pour être assez largement répandue et parfois fort brillamment défendue (1), l'idée selon laquelle la Chambre sociale de la Cour de cassation ne manquerait pas une occasion d'appliquer la loi française à un contrat de travail international et, pour ce faire, de pratiquer une lecture délibérément extensive de ce que l'on appelle la clause d'exception, est assez contestable, tout au moins dans la jurisprudence la plus récente, comme le montre assez clairement, selon nous, l'arrêt de cassation ici commenté, rendu le 13 octobre 2016 par la Chambre sociale de la Cour de cassation.
En l'absence de choix de la loi applicable au contrat de travail international par les parties, la compétence de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail ne peut être écartée au profit de la loi du pays avec lequel le contrat aurait des liens plus étroits qu'au vu de l'ensemble des éléments qui caractérisent la relation de travail et, dans une appréciation précise, des plus significatifs d'entre eux.

En l'occurrence, le texte applicable au litige était encore la Convention de Rome du 19 juin 1980 (N° Lexbase : L1180ASI) qui, dans son article 6, énonce que, si le contrat de travail international relève de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail quand les parties n'ont pas choisi une autre loi, il en va autrement s'il résulte de l'ensemble des circonstances de l'espèce que le contrat a des liens plus étroits avec un autre pays dont la loi doit alors lui être exceptionnellement applicable. Cette disposition, fort connue, s'inspire manifestement du principe de proximité, selon lequel le contrat doit relever de la loi du pays dont il est le plus proche, mais elle a aussi au moins indirectement affaire à celui de la protection du salarié, dans la mesure où la loi du pays avec lequel le contrat est le plus proche pourra être plus protectrice que celle du lieu d'accomplissement habituel du travail. Et c'est ainsi que la loi française pourra, dans certains cas, s'appliquer en lieu et place de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail, non pas directement parce qu'elle sera plus protectrice qu'elle mais en ce qu'elle sera plus proche de la relation de travail et, ce qui ne gâtera rien, effectivement plus protectrice.

On devine la dialectique qui s'ensuit entre réalité de la proximité et effectivité de la protection et l'on doit dire ici que cette dialectique reste tout à fait d'actualité avec les dispositions du Règlement (CE) n° 593/2008 du 17 juin 2008 (Rome I) sur la loi applicable aux obligations contractuelles (N° Lexbase : L7493IAR), aujourd'hui applicable (2). En d'autres termes, faut-il comprendre largement ce lien exceptionnel de proximité, dans un souci de protection du salarié, ou vaut-il mieux le considérer comme l'exception qu'il constitue d'ailleurs et se garder de l'interpréter extensivement ?

Les données de l'espèce pouvaient, au moins en apparence, susciter la tentation d'une interprétation extensive. Plusieurs éléments de la situation concernée révélaient, en effet, ce que l'on pourrait appeler une présence française. L'employeur était en l'occurrence l'Association des parents d'élèves de l'école française de Delhi, relevant elle-même de l'Association nationale des écoles françaises de l'étranger dont le siège est à Paris. La salariée défenderesse au pourvoi principal était très certainement d'origine et de nationalité française (3). Il était également d'autres indices de cette présence, soigneusement relevés par la juridiction d'appel. Ainsi, l'objet de l'association était de dispenser une instruction en français, son mode de fonctionnement lui imposait l'homologation de l'établissement par le ministère de l'Education nationale, la nomination du chef d'établissement était assurée par l'agence pour l'enseignement français à l'étranger et, du reste, de nombreux collègues exerçaient les mêmes fonctions sous le régime des expatriés.

Rien cependant de tout cela n'a suffi à sauver de la cassation un arrêt d'appel qui avait cru pouvoir substituer à la loi indienne du lieu d'accomplissement habituel du travail une compétence exceptionnelle de la loi française. Le juge de cassation ne se contente d'ailleurs pas de l'indéniable localisation du travail sur le territoire indien. Il ajoute, pour faire bonne mesure et en reprenant les constatations de l'arrêt d'appel, que la salariée avait été engagée directement en Inde comme "recrutée locale", que les contrats étaient rédigés en langue française ou anglaise, qu'ils contenaient des références à la monnaie locale, que les bulletins de paie étaient établis en roupies ou en euros et que la salariée ne démontrait pas acquitter ses impôts en France. Autant dire que beaucoup d'indices pesaient en faveur de ce que l'on pourrait appeler le rattachement indien et qu'un éventuel rattachement français ne faisait aucunement la preuve de son incontestable prééminence. L'arrêt d'appel (CA Paris, 18 février 2015, n° 12/08077 N° Lexbase : A5696NBL) est donc cassé très clairement pour violation de la loi puisqu'il n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations.

La règle de conflit de lois applicables au contrat de travail international, quand les parties n'ont pas choisi la loi compétente, repose sur une structure assez complexe, puisqu'elle fait jouer d'abord un facteur de rattachement proprement dit avant de réserver, par exception, la compétence d'une autre loi que celle désignée par ce facteur. En d'autres termes, la loi compétente est alors, en principe, celle du lieu d'accomplissement habituel du travail. Ce lieu est bel et bien un facteur de rattachement au sens classique puisqu'il s'agit d'un élément objectif de la situation dont la détermination suffit à permettre la désignation de la loi applicable à l'ensemble du rapport juridique. Cependant, il en est autrement, par exception, lorsqu'il apparaît qu'au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, le contrat est en réalité plus proche d'un autre pays que de celui du lieu du travail. Ici, nous n'avons plus de facteur de rattachement proprement dit puisque c'est de l'ensemble de la situation et non pas d'un seul de ses éléments que va jaillir la loi applicable. Pour autant, l'analyse de l'ensemble de la situation ne peut pas être menée sans méthode et surtout sans une claire distinction des éléments véritablement significatifs et de ceux qui le sont moins ou qui ne le sont pas du tout, en d'autres termes et pour reprendre une expression de notre arrêt, de ceux qui sont inopérants. A quoi il faut ajouter, ce qui renforce l'exigence de rigueur dans le raisonnement, que ce n'est pas peu de chose que de renverser la désignation de la loi par le facteur de rattachement classique et que la loi désignée par ce facteur ne doit être écartée qu'à titre exceptionnel et si la proximité avec un autre ordre juridique ne fait en définitive pas de doute.

On observera que c'est précisément le raisonnement qu'a suivi notre arrêt, qui prend du reste la peine d'énoncer un certain nombre d'éléments qui eussent été significatifs s'ils avaient été réunis en l'espèce. Il aurait fallu à tout le moins que la salariée n'accomplisse pas exclusivement son travail à Delhi, que les contrats ne soient pas, selon les cas, rédigés en français ou en anglais, que les bulletins de paie ne soient pas établis en roupies ou en euros, que la salariée enfin fasse la preuve qu'elle payait effectivement ses impôts en France. Au fond, on peut avoir le sentiment qu'il aurait fallu que tous les éléments du contrat, autres que le lieu d'accomplissement habituel du travail, désignent l'ordre juridique français comme le plus proche du contrat. Et même si, encore une fois, la présence française, et notamment celle de la langue française, n'étaient aucunement anodines dans le travail fourni, ce n'est pas à de tels éléments tenant au travail lui-même que s'attache la désignation de la loi compétente pour régir le contrat de travail international.

Il convient alors de se demander si nous ne sommes pas ici en présence d'une inflexion nette de la jurisprudence dans le sens d'un moindre recours à la clause d'exception. La réponse à cette question n'est assurément pas très simple dans la mesure où le facteur de rattachement retenu par la règle de conflit concernée, en l'occurrence le lieu d'accomplissement habituel du travail, se situait exclusivement sur le territoire indien et qu'il était de surcroît renforcé par l'engagement direct de la salariée en Inde. Encore une fois, pour que ce très fort motif de désignation de la loi indienne fût écarté, il aurait fallu que tout le reste de la situation, et pas seulement certains éléments, penche, et pas seulement en partie, du côté français (4). Assurément, un cantonnement pur et simple de la clause d'exception ne pourrait être constaté que s'il jouait aussi dans une hypothèse où le lieu du travail n'aurait pas une telle force, qui plus est augmentée par celle du lieu de conclusion.

Il reste cependant que l'arrêt pourrait tout de même être significatif d'une évolution. Une telle observation serait certes confortée par la remarque, déjà faite, qu'une partie non négligeable de la doctrine n'a pas manqué d'exprimer de vives réserves sur une utilisation à ses yeux trop large de la clause d'exception. On serait alors ici en présence de ce qui pourrait ressembler à un dialogue des juges et des auteurs. Il est cependant un autre dialogue, celui qui se noue entre les juges, qui paraît en l'occurrence jouer un rôle tout à fait important.

La Chambre sociale de la Cour de cassation prend grand soin en effet de préciser un point particulier de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne en ce qui concerne précisément le maniement de la clause d'exception. Dans ce cadre, elle se réfère explicitement à l'arrêt "Schlecker" (5), rendu le 12 septembre 2013, selon lequel "le juge appelé à statuer sur un cas concret ne saurait cependant automatiquement déduire que la règle énoncée à l'article 6, paragraphe 2, sous a), de la Convention de Rome doit être écartée du seul fait que, par leur nombre, les autres circonstances pertinentes, en dehors du lieu de travail effectif, désignent un autre pays". Dans cette formulation, dont on voit quel lien étroit elle a avec notre espèce, c'est, si l'on peut dire, le poids plus que le nombre des éléments significatifs qui doit être pris en compte dans l'éventuelle mise à l'écart du principe de compétence de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail. Et l'arrêt "Schlecker", en son § 41, de poursuivre, ce qui n'est pas sans grande résonance dans notre espèce, que "parmi les éléments de rattachement, il convient de prendre notamment en compte le pays où le salarié s'acquitte des impôts et des taxes afférents aux revenus de son activité ainsi que celui dans lequel il est affilié à la sécurité sociale et aux divers régimes de retraite, d'assurance maladie et d'invalidité". Et d'ajouter que "par ailleurs, la juridiction nationale doit également tenir compte de l'ensemble des circonstances de l'affaire, telles que, notamment, les paramètres liés à la fixation du salaire ou des autres conditions de travail".

Rien dans tout cela n'est véritablement surprenant, tant ce rappel correspond à la hiérarchie des normes à l'intérieur de l'ordre européen, tant aussi le renversement du rattachement à la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail doit être très soigneusement pesé et rester l'exception, tant enfin les circonstances de l'espèce pouvaient servir un tel rappel. Il n'en reste pas moins que, à supposer qu'il n'ait jamais existé, le temps des facilités dans le recours à la clause d'exception est peut-être ici signalé comme étant sur sa fin. Et si l'on veut vraiment que la clause permette d'ajouter le souci de la protection du salarié à celui de la proximité de l'affaire, il faudra alors peut-être songer à une réforme du texte, comme un auteur vient de nous y inviter (6).


(1) Cf. P. Morvan, L'expulsion de la norme étrangère par le droit du travail français, JCP éd. S, 2016, 1153, p. 41 à 48, spéc. n° 5, p. 42 et 43.
(2) L'article 8, §2 du Règlement énonce en effet que, à défaut de choix de la loi applicable au contrat de travail individuel par les parties, le contrat individuel de travail est régi par la loi du pays dans lequel ou, à défaut, à partir duquel le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail. Il en est cependant autrement, selon l'article 8, §4, "s'il résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays que celui visé au paragraphe 2 ou 3", car alors la loi de cet autre pays s'applique.
(3) Elle est du reste signalée par l'arrêt de cassation comme domiciliée en France.
(4) Ainsi, dans l'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 14 mars 2006 (Cass. soc., 14 mars 2006, n° 04-43.119, FS-P N° Lexbase : A6126DN9, JCP éd. E, 2006, 2081, note Marion Del Sol), et parfois cité en exemple de l'interprétation extensive de la clause d'exception, les éléments retenus en faveur de la localisation française et au détriment de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail en Arabie Saoudite étaient nettement plus significatifs que dans notre espèce ; le premier contrat de travail avait été conclu en France, le salaire était libellé en francs français, le salarié bénéficiait de la couverture sociale française et l'employeur cotisait à la caisse de sécurité sociale des Français à l'étranger, au régime de retraite complémentaire des cadres et au régime de l'assurance chômage.
(5) CJUE, 12 septembre 2013, aff. C-64/12 (N° Lexbase : A9617KKE), JCP éd. S, 2014, 1045, note J.-P. Tricoit.
(6) En ce sens en effet, N. Nord, La nécessaire refonte du système de conflit de lois en matière de contrat de travail international, Rev. crit. DIP, 2016, n° 2, p. 309 à 330, qui propose en page 330 une nouvelle formulation de l'article 8 du Règlement n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur les obligations contractuelles et notamment une disposition selon laquelle si la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail "instaure une protection du salarié manifestement plus faible par rapport à celle prévue par la loi d'un autre pays présentant des liens objectifs significatifs avec le contrat, la loi de cet autre pays s'applique".

Décision

Cass. soc., 13 octobre 2016, n° 15-16.872, FS-P+B (N° Lexbase : A9670R7B)

Cassation (CA Paris, 18 février 2015, n° 12/08077 N° Lexbase : A5696NBL)

Textes concernés : Convention de Rome du 19 juin 1980 (N° Lexbase : L1180ASI) ; Règlement n° 593/2008 du 17 juin 2008 dit "Rome I" (N° Lexbase : L7493IAR).

Mots-clés : loi applicable au contrat de travail international ; loi applicable à défaut de choix ; clause d'exception à la compétence de la loi du lieu d'accomplissement habituel du travail ; nécessité d'appuyer le jeu de cette clause sur des éléments significatifs ; éléments inopérants en l'espèce.

Lien base : (N° Lexbase : E5177EXZ)

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