La lettre juridique n°414 du 28 octobre 2010 : Sociétés

[Questions à...] Quand la cour d'appel de Versailles renforce l'efficacité des pactes d'actionnaires - Questions à Maître Bruno Cavalié, Avocat associé, Cabinet Racine, et Antoine Hontebeyrie, Avocat associé, Cabinet Racine, Professeur agrégé des facultés de droit

Réf. : CA Versailles, 14ème ch., 27 juillet 2010, n° 10/00559 (N° Lexbase : A4674E7A)

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N4362BQM

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[Questions à...] Quand la cour d'appel de Versailles renforce l'efficacité des pactes d'actionnaires - Questions à Maître Bruno Cavalié, Avocat associé, Cabinet Racine, et Antoine Hontebeyrie, Avocat associé, Cabinet Racine, Professeur agrégé des facultés de droit. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3211266-questions-a-quand-la-cour-dappel-de-versailles-renforce-lefficacite-des-pactes-dactionnaires-questio
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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition privée générale

le 04 Janvier 2011

Si les statuts de sociétés sont assurément le lieu privilégié de l'organisation des rapports entre associés, ils n'en ont pas le monopole. Souvent, et ce essentiellement dans les sociétés par actions, certains actionnaires concluent entre eux un pacte afin d'organiser la gestion de la société ou la détention de son capital. Ces pactes d'actionnaires ont, la plupart du temps, pour objectif d'assurer la protection des intérêts convergents de leurs signataires ou le respect d'un certain équilibre. Aujourd'hui largement utilisées, ces conventions, au contenu le plus divers, présentent les avantages indéniables de la discrétion et de la souplesse inhérente à la liberté contractuelle qui les anime. La validité des pactes extrastatutaires ne fait aucun doute, encore qu'il faille qu'ils respectent les règles impératives aux droits des sociétés et le principe de primauté des statuts. Toutefois, leur régime n'est pas si limpide qu'il y paraît ; comme tout contrat, l'interprétation des clauses qu'ils contiennent peut s'avérer être un exercice ardu, de même la sanction attachée à leur inexécution peut être source d'interrogation juridique. En témoigne un arrêt de la cour d'appel de Versailles du 27 juillet 2010, relatif à un pacte de non-acquisition et dans lequel les juges versaillais rendent une décision très intéressante concernant notamment la sanction de la violation. Pour faire le point sur cet arrêt Lexbase Hebdo - édition privée générale a rencontré Maître Bruno Cavalié, Avocat associé, Cabinet Racine, et Maître Antoine Hontebeyrie, Avocat associé, Cabinet Racine, Professeur agrégé des facultés de droit.

Lexbase : La cour d'appel de Versailles a rendu, le 27 juillet 2010, un arrêt intéressant les pactes d'actionnaires. Le litige, qui opposait deux sociétés, S. E. et S. F., à une société V., portait notamment sur la sanction susceptible d'être prononcée en cas de violation d'un tel pacte. Le Cabinet Racine défendait les sociétés S. E. et S. F.. Pouvez-vous nous exposer les termes du litige ?

Antoine Hontebeyrie et Bruno Cavalié : Oui. A titre liminaire, cependant, nous devons vous préciser que la société V. a formé un pourvoi en cassation contre cette décision. Les propos qui vont suivre s'entendent donc, évidemment, avec toutes les réserves qu'impose l'instance actuellement pendante et le respect qui est dû à la Haute juridiction.

A la fin des années soixante, les sociétés S. et V. entrent à parité dans le capital de la société E. ayant pour activité le traitement des déchets industriels et ménagers dans le nord de la France, marché dans lequel elle jouait -et joue encore- un rôle stratégique. Ayant progressivement augmenté leurs participations, toujours à parité, pour devenir les principaux actionnaires, ces deux sociétés sont détentrices, en 1992, chacune de 45 % environ du capital.
Toujours en 1992, intervient un pacte aux termes duquel les deux sociétés, S. et V., promettent à M. X, minoritaire, de lui acquérir ses titres.
Ces mêmes sociétés concluent, en 1994, un protocole formalisant la gouvernance paritaire de la société E. telle qu'elle existait déjà depuis longtemps.
Quelques années plus tard, en 1999, un avenant à ce protocole d'accord intervient, qui rappelle le principe historique de parité, précise que M. X est titulaire de 10 % des actions, et ajoute que les parties s'interdisent réciproquement d'acquérir seules les actions de ce dernier, ce dans le but de maintenir la parité capitalistique.

Postérieurement, la société S. cède sa participation moins une action dans le capital de la société E. à la société S. F., la cédante étant par ailleurs absorbée quelques années plus tard par la société S. E..
En 2009, la société S. F. apprend que la société V. a acquis auprès des autres actionnaires la quasi totalité des actions restantes, portant sa participation à 54 % environ.

Un litige s'ensuit, dans lequel se posent, notamment, les trois questions de droit suivante :
- la recevabilité de l'action en justice de la société S. F., puisque la société V. soutenait que, non signataire du pacte, elle ne pouvait s'en prévaloir ;
- la portée du pacte de non-acquisition, la société V. estimant qu'il ne visait que les actions détenues par le fondateur et non par les autres minoritaires ;
- la sanction de la violation du pacte de non-acquisition, la société S. F. sollicitant la rétrocession de la moitié des titres acquis par V..

Lexbase : La cour d'appel de Versailles, comme le tribunal de commerce de Nanterre (1) en première instance, a retenu la recevabilité de l'action de la société S. F.. Sur quel fondement ?

Antoine Hontebeyrie et Bruno Cavalié : Comme nous vous le rappelions précédemment, la société S. F. n'est pas signataire du pacte, puisque le protocole d'accord et son avenant ont été signés entre la société S. et la société V.. La société V. en déduisait que l'action en justice de S. F. était irrecevable.

S. F. objectait que, s'étant vu transmettre la quasi-totalité des actions de E., elle avait nécessairement recueilli les actes qui en étaient l'accessoire, dont l'avenant. C'est la théorie dite de l'"intuitu rei" : les droits et actions attachés à une chose déterminée (en l'occurrence les actions) doivent suivre cette chose lorsqu'elle vient à être transmise.

Il s'agit d'un mécanisme comparable à celui qui joue dans le domaine de la garantie des vices cachés : le sous-acquéreur est recevable à exercer l'action en garantie des vices cachés contre le vendeur originaire (cf., Cass. civ. 3, 7 mars 1990, n° 88-15.668 N° Lexbase : A3787AHQ).

S. E. est néanmoins intervenue dans le procès dès la première instance, à toutes fins utiles.

L'arrêt de la cour d'appel de Versailles, confirmant la décision du tribunal, s'est situé dans la logique de l'"intuitu rei" pour déclarer recevable l'action de S. F., retenant notamment que le signataire du pacte avait "nécessairement cédé [à la société cessionnaire] le contenu de l'accord sur les modalités de gouvernance [...] qui constituent l'accessoire de ladite cession d'actions".

Lexbase : Comme vous nous l'exposiez précédemment, la société V. soutenait que le pacte ne pouvait s'appliquer qu'aux actions du fondateur. Pourtant la cour d'appel en a décidé autrement.

Antoine Hontebeyrie et Bruno Cavalié : En effet. L'avenant stipulait que les parties s'interdisaient d'acquérir seules les actions de M. X, lequel était présenté comme détenteur de 10 % du capital. Or, dans les faits, M. X détenait un peu moins de 10 %. La société V. en déduisait qu'en tout état de cause, seules les actions de M. X. pouvaient être concernées par l'interdiction. De son côté, S. F. et S. E. soutenaient qu'il s'induisait nécessairement de la référence exprès de l'avenant à une participation de 10 % et du but poursuivi par les parties, à savoir le maintien de la parité capitalistique, que l'interdiction portait sur les 10 % eux-mêmes, peu important qu'une partie de ces 10 % soit détenue par d'autres personnes. S'ajoutaient d'autres arguments d'ordre factuel tenant, notamment, au fait qu'historiquement, le nom "X" avait toujours été considéré par les parties comme mentionnant l'ensemble des minoritaires.

L'arrêt de la cour d'appel s'est également situé dans cette logique, retenant, comme le tribunal, que l'avenant portait sur les 10 % minoritaires et non sur les titres de M. X individuellement considéré. Dès lors qu'une ambiguïté existait quant au périmètre de l'interdiction (10 % ou les titres de M. X), la cour a fait usage de son pouvoir d'interprétation. Elle a alors jugé qu'au regard du but poursuivi par les parties (maintenir la parité capitalistique) et de divers éléments de fait qui éclairaient leur intention, ladite interdiction portait bien sur les 10 % dans leur ensemble.

Lexbase : Comment les juges ont-il sanctionné la violation du pacte ?

Antoine Hontebeyrie et Bruno Cavalié : La société V. soutenait que, quand bien même la société S. F. pourrait se prévaloir du pacte de non-acquisition et quand bien même il porterait sur les 10 %, ce pacte devrait en tout état de cause se résoudre en dommages-intérêts, c'est-à-dire par l'attribution d'une indemnité au bénéfice de S. F.. Elle invoquait notamment en ce sens l'article 1142 du Code civil (N° Lexbase : L1242ABM), aux termes duquel l'obligation de faire se résout en dommages-intérêts. Elle pointait également une clause de l'avenant stipulant qu'une acquisition faite en violation de l'interdiction serait sanctionnée par la nullité. Elle faisait par ailleurs valoir que l'attribution de la moitié des actions aurait pour effet de porter la participation de S. F. à un quantum plus élevé que celui qui était le sien initialement, ce qui, selon elle, contrevenait aux principes de la responsabilité civile imposant un retour au statu quo ante.

De son côté, S. F. soutenait que la violation du pacte devait se résoudre en nature, par le partage des actions acquises par V., donc par la rétrocession de la moitié de ces actions. Selon elle, cette obligation de rétrocession s'évinçait nécessairement de l'avenant lui-même. En s'interdisant d'acquérir seules pour maintenir la parité, les parties sont implicitement mais nécessairement convenues que, dans l'hypothèse où l'une d'elles acquerrait seule des actions, elle devrait en rétrocéder la moitié à l'autre partie. Elle ajoutait que la clause prévoyant la nullité corroborait cette obligation puisqu'attestant la volonté des parties maintenir la parité capitalistique en toute hypothèse, étant précisé que cette nullité ne pouvait être prononcée qu'en cas de mauvaise foi des cédants, laquelle n'était pas établie. En outre, S. F. faisait valoir qu'en tout état de cause, la rétrocession s'imposait au regard des principes gouvernant la responsabilité civile en matière de réparation en nature, et notamment de l'article 1143 du Code civil (N° Lexbase : L1243ABN) aux termes duquel le créancier d'une obligation de ne pas faire a le droit de demander la destruction de ce qui a été fait par contravention à l'engagement. Elle observait, enfin, que le retour au statu quo ante imposait précisément, en l'occurrence, de rétablir la parité, ce qui ne pouvait se faire qu'avec la rétrocession de la moitié des actions.

L'arrêt de la cour d'appel s'est également situé sur ce terrain, relevant, en substance, que l'obligation de rétrocession s'évinçait nécessairement du pacte et résultait au demeurant de l'article 1143 du Code civil ; elle a donc condamné la société V. sous astreinte à rétrocéder la moitié des actions litigieuses.

Lexbase : Quel est selon vous l'apport de cet arrêt ?

Antoine Hontebeyrie et Bruno Cavalié : La solution retenue par la cour d'appel de Versailles revêt, à notre sens, un intérêt à la fois théorique et pratique.

D'abord, en ce qui concerne le droit des contrats et de la responsabilité, nombreux sont ceux qui s'interrogent sur la question de savoir si un cocontractant victime d'une inexécution doit se contenter de dommages-intérêts ou peut au contraire exiger une exécution ou une réparation en nature. L'arrêt opte, dans la présente affaire, pour la seconde solution. Cette décision est donc à replacer dans le débat "exécution ou réparation en nature versus article 1142 du Code civil". Il vient conforter le sentiment que l'exécution en nature a "le vent en poupe", comme en témoignent plusieurs décisions de jurisprudence rendues récemment, ainsi que les perspectives de réforme du droit des contrats actuellement en gestation.

Mais l'arrêt présente l'intérêt supplémentaire de faire application de cette solution à un pacte d'actionnaires. Les exemples en sont rares. Et, à notre connaissance, c'est la première fois qu'une cour d'appel se prononce en ce sens s'agissant d'un pacte de non-acquisition. L'efficacité des pactes d'actionnaires s'en trouve incontestablement consolidée. Sur un plan plus général, cette solution renforce, nous semble-t-il, la foi que les cocontractants peuvent accorder à la parole donnée, y compris dans le monde des affaires où la prévisibilité compte peut-être plus que tout.


(1) T. com. Nanterre, 22 janvier 2010, aff. n° 2009F03289 ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 3371635, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "T. com. Nanterre, 22-01-2010, aff. n\u00b0 2009F03289", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A4804E4P"}}).

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