La lettre juridique n°271 du 6 septembre 2007 : Contrats administratifs

[Jurisprudence] Le recours direct des candidats évincés contre les contrats administratifs

Réf. : CE Assemblée, 16 juillet 2007, n° 291545, Société Tropic travaux signalisation (N° Lexbase : A4715DXW)

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par François Brenet, Maître de conférences en droit public à la Faculté de droit de l'Université de Poitiers (Institut de droit public, EA 2623)

le 07 Octobre 2010

1- Attendu puis annoncé (1) comme étant l'un des futurs grands arrêts de la jurisprudence administrative pour l'année 2007, l'arrêt "Société Tropic travaux signalisation Guadeloupe" lu le 16 juillet dernier par l'assemblée du contentieux du Conseil d'Etat (2) est sans doute plus que cela (3). Il n'est pas seulement un grand arrêt, il est un très grand arrêt comme peuvent l'être les arrêts "Blanco" ou "Nicolo". D'abord, parce qu'il opère un double revirement de jurisprudence. Après avoir ouvert aux candidats évincés à l'attribution d'un contrat public une voie de recours juridictionnel spécifique leur permettant de faire valoir directement leurs droits devant le juge du contrat, il module dans le temps les effets du revirement ainsi opéré au nom de la sacro-sainte sécurité juridique, ce qui n'est pas sans rappeler un autre grand arrêt prononcé récemment (4), en réservant l'exercice du recours nouvellement créé aux contrats dont la procédure de passation a été engagée après le 16 juillet 2007. L'arrêt en cause est, également, un très grand arrêt parce qu'il a été rendu dans des conditions très particulières. D'abord instruite par la 7ème sous-section, l'affaire a, ensuite, été soumise à la Section du contentieux réunie en formation d'instruction sur décision de son président en vertu des pouvoirs que lui confère l'article R. 611-20 du Code de justice administrative (CJA) (N° Lexbase : L3115ALX) avant d'être directement portée au rôle de l'assemblée du contentieux. Avec cette décision, c'est ainsi la quatrième fois seulement (5) que la formation de jugement la plus solennelle du Conseil d'Etat est saisie d'un projet de décision émanant de la Section du contentieux toute entière. Très grand arrêt, la décision "Société Tropic travaux signalisation Guadeloupe" l'est encore parce que ses incidences sont tout aussi bien doctrinales que pratiques. Elle invite, en effet, à voir sous un jour nouveau le contentieux des contrats administratifs, et plus largement le contentieux administratif si l'on songe à la possibilité qui est désormais ouverte de procéder à des revirements de jurisprudence pour l'avenir, en même temps qu'elle évite aux candidats évincés de l'attribution d'une procédure de passation d'un contrat public d'avoir à se contenter de recourir à la théorie des actes détachables, laquelle exige bien souvent de la patience et, parfois même, de l'acharnement pour porter ses fruits.

2- Aux origines de ce très grand arrêt de l'été 2007, se trouve le lancement d'une procédure d'appel d'offres par la Chambre de commerce et d'industrie de Point-à-Pitre (ci-après "CCI") pour l'attribution d'un marché à bons de commande d'une durée de trois ans et portant sur le marquage des aires d'avions et chaussées routières de l'aéroport de Point-à-Pitre le Raizet. L'offre présentée par la société Tropic travaux signalisation Guadeloupe a été rejetée le 14 novembre 2005 et le marché a finalement été attribué à la société Rugoway. La société écartée a alors saisi le tribunal administratif (ci-après "TA") de Basse-Terre d'une demande d'annulation de la décision de rejet de son offre, de la décision de retenir celle de l'entreprise lauréate ainsi que du marché lui-même en assortissant cette requête de demandes de suspension des actes attaqués sur le fondement de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3058ALT). Cette demande a été rejetée par une ordonnance du 2 mars 2006 et la société a alors saisi le Conseil d'Etat d'un recours en cassation en présentant, notamment, le moyen tiré de l'erreur de droit commise par le juge des référés qui aurait regardé les décisions attaquées comme exécutées, alors qu'elle avait demandé la suspension de l'exécution du marché et que les actes détachables produisaient leurs effets jusqu'à l'achèvement du marché. Reprenant une jurisprudence désormais classique (6), le Conseil d'Etat a rejeté la seconde branche du moyen relative aux actes détachables du marché en considérant que la signature du contrat rendait sans objet les conclusions dirigées contre eux. En revanche, il a fait droit à la première branche du moyen relative aux conclusions de suspension dirigées contre le marché au motif que l'entreprise requérante, en sa qualité de candidat évincé, pouvait parfaitement contester la validité du contrat devant le juge de plein contentieux et demander sa suspension. Par application de l'article L. 821-2 du CJA (N° Lexbase : L3298ALQ), il a ensuite réglé l'affaire au titre de la procédure de référé et considéré que le moyen tiré du détournement de pouvoir qu'aurait commis la collectivité publique n'était pas de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité du marché. Enfin, le Conseil d'Etat a affirmé que l'ouverture d'une nouvelle voie de recours devant le juge du contrat rendait la société irrecevable à demander au juge de l'excès de pouvoir l'annulation des actes détachables.

3- Afin de cerner les apports de l'arrêt "Société Tropic travaux signalisation" au contentieux des contrats administratifs (la partie de l'arrêt relative à la modulation des effets dans le temps des revirements de jurisprudence ne sera pas abordée ici (7)), nous tenterons de démontrer en quoi cette solution constitue une dérogation supplémentaire au principe de l'irrecevabilité des recours en annulation des tiers dirigés contre les contrats administratifs (I) avant d'évoquer les conditions dans lesquelles ce nouveau recours direct peut être exercé (II).

I. Une dérogation supplémentaire au principe de l'irrecevabilité des tiers à exercer un recours direct en annulation contre les contrats administratifs

4- Le principe de l'irrecevabilité des tiers à demander au juge d'annuler un contrat administratif est ancien et ses fondements se sont enrichis au fil des ans (A). Mais parce qu'il engendrait parfois de réelles difficultés, il lui a ensuite été dérogé dans au moins quatre hypothèses (B).

A. Le principe de l'irrecevabilité et ses fondements

5- On fait traditionnellement remonter à la deuxième moitié du XIXème siècle l'époque à laquelle le Conseil d'Etat a posé le principe selon lequel les tiers à un contrat sont irrecevables à en demander l'annulation au juge administratif. Plusieurs arguments, parfaitement décrits par le commissaire du Gouvernement Didier Casas dans ses conclusions, ont été avancés pour justifier un tel principe. Un argument que l'on peut qualifier de pédagogique, tout d'abord. Souhaitant mettre de l'ordre dans les recours contentieux, en distinguant notamment l'excès de pouvoir du plein contentieux, le Conseil d'Etat a estimé que les contrats étaient des actes de gestion relevant fort naturellement du contentieux de pleine juridiction. Et de ce premier constat, la jurisprudence a déduit que le contrat était la "chose" des parties, ainsi que les actes sur la base desquels il avait été conclu (c'est la fameuse théorie du "tout indivisible"), et que leur légalité ne pouvait être contestée que par le juge de plein contentieux auquel seuls les contractants pouvaient accéder. Un argument lié à la protection des droits acquis par les parties a, par ailleurs, justifié le principe de l'irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir exercé par les tiers. Enfin, un argument lié à la nature objective du recours pour excès de pouvoir a également justifié l'irrecevabilité à l'encontre des contrats administratifs, considérés comme étant à l'origine de droits purement subjectifs.

B. Les dérogations au principe et leur portée

6- Progressivement, il est apparu que le principe de l'impossibilité pour les tiers de demander au juge d'annuler un contrat administratif emportait certains inconvénients difficilement surmontables. Tel était le cas, notamment, lorsqu'il apparaissait que le contrat avait été conclu en méconnaissance des règles les plus élémentaires de la légalité telles que celles relatives à la compétence des autorités signataires ou des règles de publicité et de mise en concurrence pour prendre un exemple plus contemporain. La théorie des actes détachables a permis de corriger partiellement ces inconvénients en permettant aux tiers (et ce, après l'avoir admis pour les parties elles-mêmes (8)) de saisir le juge administratif d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre un acte administratif détachable d'un contrat administratif. Sur la base de la célèbre jurisprudence "Martin" du 4 août 1905 (9), le juge de l'excès de pouvoir a ainsi pu contrôler la légalité de l'activité contractuelle des personnes publiques, sans pour autant s'immiscer dans le coeur du contrat qui restait l'affaire du juge de plein contentieux et des parties. A la faveur de la réforme décentralisatrice des années 1982-1983, le Conseil d'Etat a, ensuite, admis une nouvelle dérogation au principe de l'irrecevabilité des tiers à demander au juge d'annuler un contrat administratif. Il a considéré que la juridiction administrative, saisie dans le cadre du déféré préfectoral, pouvait annuler un contrat conclu par une collectivité territoriale (10) avant de préciser, quelques temps plus tard, que le déféré préfectoral n'était rien d'autre qu'une forme de recours pour excès de pouvoir (11). Avec cette jurisprudence, un tiers, le préfet en l'occurrence, est ainsi autorisé à demander au juge d'annuler un contrat administratif local, même s'il n'est pas soumis par ailleurs à l'obligation de transmission (12). Une autre dérogation importante au principe a été consacrée, en 1998, par la Section du contentieux du Conseil d'Etat dans l'arrêt "Ville de Lisieux" (13) au sujet des contrats administratifs de louage de services. A vrai dire, on a quelques difficultés à dire si cette jurisprudence déroge vraiment au principe que l'on sait, ou si, au contraire, elle ne vient pas la conforter car la solution consacrée est justifiée par la nature spécifique du contrat en cause. Ce dernier placerait l'agent dans une situation légale et réglementaire et il ne serait finalement peut-être pas un vrai, mais un faux contrat. Une même remarque peut-être faite au sujet de la solution posée par la décision "Cayzelle" du 10 juillet 1996 (14). En admettant que les tiers puissent former un recours pour excès de pouvoir (REP) contre les clauses réglementaires (et divisibles) d'un contrat administratif, le Conseil d'Etat a, une nouvelle fois, admis que de telles stipulations avaient l'apparence contractuelle, mais ne possédaient peut-être pas une nature authentiquement contractuelle, et que l'admission du REP à leur égard n'était finalement rien d'autre qu'un juste retour des choses.

7- Parmi les quatre dérogations consacrées par le juge administratif, il n'est guère douteux que c'est celle relative à la théorie des actes détachables qui a produit les effets les plus importants en pratique. Les solutions relatives au déféré préfectoral, au REP contre les contrats de louages de services et contre les clauses réglementaires n'ont eu, à l'inverse, qu'un impact limité. Ce succès de la théorie des actes détachables vient de ce que le juge administratif a su la faire évoluer au cours des années pour la transformer, au final, en une véritable arme juridique à la disposition des tiers souhaitant contester la légalité d'un contrat administratif. On sait, en effet, que le juge administratif a retenu une conception extrêmement large de la notion d'acte administratif détachable en admettant la détachabilité de l'autorisation de conclure (15), de la décision d'approbation du contrat (16) ou encore, et c'est plus remarquable, de la décision même de conclure le contrat, alors même qu'elle ne se détache du contrat que du point de vue intellectuel (17). Surtout, le juge administratif s'est attaché, avec l'impulsion du législateur et sous l'effet des critiques doctrinales (18), à donner plein effet aux annulations prononcées. Il s'est, en effet, écarté de la conception originelle de la théorie des actes détachables qui établissait une frontière parfaitement imperméable entre le contentieux de l'excès de pouvoir et le plein contentieux (l'annulation des actes détachables devant rester platonique pour reprendre les termes de Romieu (19)) pour établir des passerelles entre les deux et obliger les parties à tirer toutes les conséquences des annulations prononcées en excès de pouvoir. Plusieurs étapes peuvent être identifiées. Dans une réponse de la Section du rapport et des études de 1989 (20), le Conseil d'Etat a, tout d'abord, rappelé le principe de l'étanchéité des deux contentieux avant de lui apporter un tempérament d'importance en précisant que "cependant, la légalité qui inspire l'action de l'administration peut conduire celle-ci, à la suite de l'annulation d'un acte détachable du contrat [...] à saisir le juge du contrat pour lui demander de prononcer la nullité ou à le résilier elle-même" avant d'ajouter que "la seule obligation qui incombe à l'administration est de décider sous le contrôle du juge de la suite à donner à l'exécution du contrat en cause". La deuxième étape de l'évolution est constituée par l'arrêt "Société le Yacht club de Bormes les Mimosas" du 1er octobre 1993 (21). En l'espèce, le Conseil d'Etat précisa, à l'occasion d'une demande d'indemnisation formulée par l'une des parties, à la suite de l'annulation d'un acte détachable à la demande d'un tiers, que c'est "eu égard au motif" ayant justifié l'annulation qu'il y a lieu d'apprécier si le contrat est frappé de nullité. Encore une fois, le principe de l'étanchéité entre les contentieux de l'excès de pouvoir et du contrat est nuancé. Dans une troisième étape, le Conseil d'Etat précisa qu'en cas d'illégalité d'un acte détachable, le tiers pouvait saisir le juge administratif d'une demande d'astreinte (22), voire d'une demande d'injonction, afin de contraindre les parties à saisir leur juge (le juge de plein contentieux), afin que celui-ci tire toutes les conséquences de l'illégalité décelée (23). La quatrième étape de l'évolution jurisprudentielle réside dans l'arrêt "Institut de recherche pour le développement" du 10 décembre 2003 (24). Malgré les précautions prises par le Conseil d'Etat pour ne pas établir une corrélation systématique entre l'annulation d'un acte détachable et la remise en cause du contrat (nullité constatée par le juge, résiliation par les parties ou résolution judiciaire), lesquelles se concrétisaient par la prise en compte du vice de légalité entachant l'acte en cause et de sa nature, le Conseil d'Etat a pris conscience que sa jurisprudence audacieuse, combinée avec l'utilisation des procédures d'astreinte et d'injonction, débouchait de plus en plus sur un anéantissement du contrat. L'effet platonique de l'annulation de l'acte détachable défendue par Romieu avait, ainsi, progressivement laissé la place à une remise en cause quasi-systématique des contrats administratifs concernés. Pour tempérer cette situation, le juge administratif a mis en place une soupape de sécurité aux termes de laquelle il lui appartient toujours de vérifier que le constat de la nullité du contrat, résultant de l'annulation d'un acte détachable, ne porte pas une atteinte excessive à l'intérêt général. Ce standard jurisprudentiel, qualifié de "réserve d'intérêt général" par la doctrine (25), permet ainsi au juge administratif de moduler les conséquences de l'annulation de l'acte détachable et même de ne pas en tenir compte si un impérieux motif d'intérêt général l'exige. L'arrêt "Société Tropic travaux signalisation" s'inscrit assurément dans le prolongement de cette évolution jurisprudentielle qui cherche à trouver un meilleur équilibre entre les exigences de la légalité et de la sécurité juridique.

II. L'exercice du recours direct par les candidats évincés devant le juge de plein contentieux

8- L'arrêt du 16 juillet 2007 comporte de nombreuses précisions concernant les conditions de recevabilité du nouveau recours (A) et les pouvoirs susceptibles d'être activés par le juge du contrat (B).

A. Les conditions de recevabilité du recours

9- Ces conditions sont nombreuses et portent principalement sur l'identité des requérants (1°), sur la nature du contrat attaqué (2°), sur le délai de recours (3°). Mention doit être faite, également, de l'articulation entre ce recours direct et les recours existants (4°).

1° La condition relative à l'identité des requérants

10- La décision du 16 juillet 2007 précise, dans un premier temps, que le recours de pleine juridiction qu'elle institue est ouvert à "tout concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif". C'est assurément un changement considérable en ce sens que, pour la première fois, le Conseil d'Etat admet que le juge du contrat puisse être saisi par un tiers et non par les seules parties comme il le jugeait jusqu'à présent (26). Encore faut-il préciser que ce changement n'est pas aussi important que celui préconisé par Didier Casas dans ses conclusions. Ce dernier proposait, en effet, que l'exercice de ce recours direct soit ouvert à l'ensemble des personnes justifiant d'un droit patrimonial lésé et il estimait que pourraient entrer dans cette catégorie "les entreprises évincées de la procédure d'attribution d'un contrat, les usagers du service public en tout cas lorsqu'est en cause une délégation de service public ou un marché public de service public, ainsi que, peut-être, le contribuable local qui pourrait éventuellement se prévaloir de ce que les conditions financières d'un contrat ont des répercussions nécessaires sur ses droits patrimoniaux". Le Conseil d'Etat a finalement opté pour une solution plus restrictive même si l'on a aujourd'hui quelques difficultés à identifier le contenu exact de la notion de candidat évincé. Dans leur chronique de jurisprudence, Claire Landais et Frédéric Lénica soulignent, ainsi, qu'elle "recouvrira des réalités différentes selon la procédure ayant abouti à la signature du contrat" (27). En effet, si l'éviction d'un candidat est due au comportement de l'administration qui a manqué à son obligation d'organiser une procédure de mise en concurrence comme les textes le lui imposaient, tout porte à croire que pourront être considérés comme concurrents évincés l'ensemble des candidats qui aurait eu une chance d'obtenir le marché. En revanche, si l'éviction d'un candidat fait suite au déroulement d'une procédure de mise en concurrence, il y a tout lieu de penser que le juge administratif sera plus exigeant et ne regardera comme candidats évincés que ceux qui auront effectivement présentés leur candidature et a fortiori ceux qui auront présenté une offre (28).

2° La condition relative à la nature du contrat attaqué

11- L'arrêt "Société Tropic travaux signalisation" précise que "tout concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif est recevable à former devant ce même juge un recours de pleine juridiction contestant la validité de ce contrat ou de certaines de ses clauses". Une lecture rapide de cette formule pourrait laisser croire que le recours direct nouvellement ouvert concerne l'ensemble des contrats administratifs. En réalité, tel n'est pas le cas, car la mention des contrats administratifs ne peut pas être déconnectée de la référence aux concurrents évincés. En effet, pour être un concurrent évincé de la procédure de passation d'un contrat administratif, encore faut-il que ce dernier soit soumis à une obligation de mise en concurrence. Et en tout logique, il faut donc considérer que les seuls contrats administratifs concernés par le nouveau recours sont ceux qui, tels les marchés publics, délégations de services publics ou contrats de partenariat, sont soumis à une procédure de publicité et de mise en concurrence. Sans doute faut-il ajouter les contrats soumis volontairement à une telle procédure par l'administration. En revanche, ne sont pas visés la plupart des conventions domaniales (29) et des contrats de recrutement d'agents publics. Les implications d'une telle restriction sont nombreuses. Elle conduit, comme l'a souligné le Professeur Stéphane Braconnier, à introduire une forme de discrimination entre les requérants surprotégés bénéficiant à la fois des vertus du référé précontractuel et du nouveau recours, et les autres tiers condamnés à utiliser les voies de recours classiques pour faire valoir leurs droits (juge de l'excès de pouvoir, juge de l'exécution et juge du contrat). Il nous semble, ensuite, qu'elle est révélatrice de l'émergence dans notre ordre juridique d'un véritable droit des contrats administratifs spéciaux, c'est-à-dire d'un corps de règles ne concernant que les contrats réglementés par les textes (on pense ici aux principes applicables en matière de cession de contrats, d'avenants, etc.).

3° La condition relative au délai dans lequel le recours doit être exercé

12- Le nouveau recours ouvert au profit des candidats évincés doit être exercé devant le juge du contrat "dans un délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d'un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi". L'institution d'un délai de recours de deux mois se comprend aisément. Il est de nature à assurer la sécurité juridique des contrats et, donc, de rassurer leurs signataires. Encore faut-il pour cela que le délai de deux mois, également applicable aux contrats portant sur des travaux publics, soit déclenché par les mesures de publicité idoines. L'intérêt de l'administration (et de son contractant) est évidemment de procéder à une publicité rapide de la conclusion du contrat, afin de purger rapidement le délai de recours. Mais en droit, rien ne lui interdit de différer de quelques jours, voire de plusieurs semaines la date de publicité appropriée par rapport à la date de conclusion du contrat. Immédiatement se pose la question de savoir ce que peuvent être ces "mesures de publicité appropriées" évoquées par la décision du 16 juillet 2007. Si le juge administratif ne leur impose pas de procéder à une publication de leurs contrats et semble vouloir leur laisser une marge de manoeuvre importante (30), il précise que cette exigence pourra "notamment" être satisfaite "au moyen d'un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi". Comme le notent Claire Landais et Frédéric Lénica (31), "il faut souhaiter que les juges chargés d'apprécier la validité des conditions de déclenchement du délai usent d'un grand pragmatisme. La mesure de publicité exigée par la décision commentée intervient en effet pour conclure le cycle de formation du contrat. Son objet étant très différent de la mesure de publicité qui ouvre la procédure, sa portée doit, selon nous, revêtir une bien moindre intensité".

4° L'articulation entre ce recours direct et les recours existants

13- L'arrêt du 16 juillet 2007 pose clairement en principe que, "à partir de la conclusion du contrat [...] le concurrent évincé n'est, en revanche, plus recevable à demander l'annulation pour excès de pouvoir des actes préalables qui en sont détachables". L'ouverture de cette nouvelle voie de recours au profit des concurrents évincés a pour conséquence directe de leur fermer l'accès au juge de l'excès de pouvoir sur le fondement de la théorie des actes détachables, et tout cela au nom de l'exception de recours parallèle. Est-ce à dire pour autant que le contentieux des contrats administratifs se trouve simplifié ? Sans doute pas, car la théorie des actes détachables conserve toute son actualité pour les tiers ne possédant pas la qualité de candidats évincés.

B. Les pouvoirs du juge

14- Dans un long considérant, le Conseil d'Etat énumère les pouvoirs considérables du juge de plein contentieux chargé de se prononcer sur le recours direct exercé contre le contrat administratif par les concurrents évincés : "il appartient au juge, lorsqu'il constate l'existence de vices entachant la validité du contrat, d'en apprécier les conséquences ; qu'il lui revient, après avoir pris en considération la nature de l'illégalité éventuellement commise, soit de prononcer la résiliation du contrat ou de modifier certaines de ses clauses, soit de décider de la poursuite de son exécution, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation par la collectivité contractante, soit d'accorder des indemnisations en réparation des droits lésés, soit enfin, après avoir vérifié si l'annulation du contrat ne porterait pas une atteinte excessive à l'intérêt général ou aux droits des cocontractants, d'annuler, totalement ou partiellement, le cas échéant avec un effet différé, le contrat".

15- Les pouvoirs du juge du contrat sont ainsi très étendus : pouvoir de résiliation, de modification, d'annulation totale ou partielle du contrat avec éventuellement une modulation dans le temps de ses effets, pouvoir d'indemnisation et pouvoir d'injonction. Il dispose aussi du pouvoir "de ne rien faire si l'intérêt général s'y oppose" (32). On retrouve ici la réaffirmation du principe consacré par l'arrêt "Institut de recherche pour le développement", précité, au sujet des conséquences de l'annulation des actes détachables sur le contrat. Nul doute que si le juge du contrat est doté de pouvoirs aussi étendus, c'est avant tout pour lui permettre de peser au trébuchet toutes les conséquences du vice de légalité identifié et d'imposer la mesure adéquate permettant de préserver les exigences élémentaires de la légalité tout en préservant la sécurité juridique des contractants. Il reste maintenant à savoir comment le juge du contrat fera usage de ses pouvoirs.


(1) Jean-Bernard Auby, Contentieux contractuel et revirements de jurisprudence, Dr. adm. 2007, Repère n° 7.
(2) CE Assemblée, 16 juillet 2007, n° 291545, Société Tropic travaux signalisation : AJDA 2007, p. 1497, obs. S. Braconnier, p. 1577, chron. C. Landais et F. Lénica ; Dr. adm. 2007, repère n° 7, J.-B. Auby, JCP éd. A, 2007, 2212, note F. Linditch ; LPA du 24 juillet 2007, p. 9, note Y. Gaudemet ; LPA du 21 août 2007, p. 13, note F. Chaltiel. Nous remercions vivement le commissaire du Gouvernement Didier Casas d'avoir accepté de nous communiquer ses riches conclusions.
(3) Pour le Professeur Stéphane Braconnier, "le Conseil d'Etat vient de provoquer le plus fort séisme que le contentieux administratif des contrats ait connu depuis plus d'un siècle" (AJDA 2007, p. 1497). Pour le Professeur Yves Gaudemet, le Conseil d'Etat "réinvente" le contentieux des contrats administratifs (LPA du 24 juillet 2007, p. 9).
(4) L'arrêt "KPMG", bien sûr. CE Assemblée, 24 mars 2006, n° 288460, Société KPMG (N° Lexbase : A7837DNL), Rec. CE, p. 154 : RFDA 2006, p. 463, concl. Y. Aguila, p. 483, note F. Modene ; AJDA 2006, p. 1028, chron. C. Landais et F. Lénica ; Europe 2006, 142, comm. D. Symon ; D. 1006, 1190, note P. Cassia.
(5) Un tel scénario s'est déjà présenté pour l'arrêt "Barel" (CE Assemblée, 28 mai 1954, n° 28238, Barel et a. Rec. CE, p. 308), pour l'arrêt "Croissant" (CE Assemblée, 7 juillet 1978, n° 10079, Sieur Croissant N° Lexbase : A5442AIE, Rec. CE, p. 292) et pour la décision "Election des représentants à l'Assemblée des communautés européennes" (CE Assemblée, 22 octobre 1979, n° 18449, Election des représentants à l''Assemblée des Communautés européennes N° Lexbase : A2902AKP, Rec. CE, p. 385).
(6) CE, 27 novembre 2002, n° 248050, Région Centre (N° Lexbase : A4631A4B), Rec. CE, p. 854 ; CE, 9 février 2004, n° 258369, Société d'économie mixte de la Lozère et syndicat intersyndical pour l'aménagement du mont Lozère (N° Lexbase : A3489DBT), Rec. CE, p. 773.
(7) Sur ce point voir, notamment : Claire Landais et Frédéric Lénica, chronique de jurisprudence sous CE Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic travaux signalisation, AJDA 2007, p. 1577.
(8) CE, 11 décembre 1903, Commune de Gorre, Rec. CE, p. 770 ; CE, 22 avril 1904, Commune de Villers-sur-Mer, Rec. CE, p. 324.
(9) CE, 4 août 1905, n° 14220, Martin (N° Lexbase : A2989B7T), Rec. 749, concl. J. Romieu ; RDP 1906, p. 249, note G. Jèze ; S. 1906, III, p. 49, note M. Hauriou.
(10) CE, 2 novembre 1988, n° 64954, Commissaire de la République des Hauts-de -Seine c/OPHLM de Malakoff (N° Lexbase : A8321APU), Rec. CE, p. 659.
(11) CE S, 26 juillet 1991, n° 117717, Commune de Sainte-Marie (N° Lexbase : A9996AQB), Rec. CE, p. 302, concl. H. Legal.
(12) CE, 4 novembre 1994, n° 099643, Département de la Sarthe (N° Lexbase : A3411AS7), Rec. CE, p. 801, AJDA 1994, p. 898, concl. C. Maugué.
(13) CE S, 30 octobre 1998, n° 149662, Ville de Lisieux (N° Lexbase : A8279ASG), Rec. CE, p. 375, concl. J.-H. Stahl, RFDA 1999, p. 128, concl. J.-H. Stahl, note D. Pouyaud.
(14) CE Assemblée, 10 juillet 1996, n° 138536, Cayzeele (N° Lexbase : A0215APN), Rec. CE, p. 274, RFDA 1997, p. 89, note P. Delvolvé.
(15) CE, S, 26 novembre 1954, Syndicat de la raffinerie de soufre française, Rec. CE, p. 620, Dr. adm. 1955, p. 6, concl. C. Mosset, D. 1955, p. 472, note G. Tixier.
(16) CE, 29 décembre 1905, Petit, S. 1906, III, p.49, note M. Hauriou.
(17) CE, 8 avril 1911, Commune d'Ousse-Suzan, S. 1913, III, p. 49, note M. Hauriou ; CE, S, 8 novembre 1974, n° 83517, Epoux Figueras (N° Lexbase : A5937B7Z), Rec. CE, p. 545.
(18) Par exemple : Dominique Pouyaud, La nullité des contrats administratifs, LGDJ 1991, p. 327 ; Philippe Terneyre, Les paradoxes du contentieux de l'annulation des contrats administratifs, EDCE 1987, n° 39, p. 69 et s., etc.
(19) Jean Romieu, conclusions précitées sur CE, 4 août 1905, Martin, Rec. CE, p. 749 : "bien souvent l'annulation de l'acte pour excès de pouvoir restera platonique, mais elle aura pour avantage de dire le droit, de ne pas fermer le prétoire aux citoyens [...] de censurer l'illégalité, d'éclairer l'opinion publique et de prévenir le retour de pratiques condamnées".
(20) EDCE 1990, n° 41, p. 127, CJEG 1991, p. 115, note B. Pacteau.
(21) CE, 1er octobre 1993, n° 54660, Société le Yacht-Club International de Bormes -les-Mimosas (N° Lexbase : A1058ANI), Rec. CE, p. 971 : AJDA 1993, p. 180, concl. M. Pochard, Dr. adm. 1993, n° 445, obs. M.P., JCP 1994, I, n° 3736, chron. E. Picard, RFDA 1994, p. 248, note B. Pacteau.
(22) CE, S, 7 octobre 1994, n° 124244, Epoux Lopez (N° Lexbase : A3055ASX), Rec. CE, p. 430, concl. R. Schwartz : AJDA 1994, p. 867, chron. L. Touvet et J.-H. Stahl ; RFDA 1994, p. 1090, concl. R. Schwartz, note D. Pouyaud. En l'espèce, le locataire d'une dépendance du domaine privé de la commune de Moulins a obtenu à la suite d'un recours pour excès de pouvoir l'annulation de la délibération du conseil municipal autorisant la vente de la dépendance. Le Conseil d'Etat, saisi par lui, condamne la collectivité territoriale sous une astreinte de 5 000 francs par jour "à saisir le juge du contrat en vue d'obtenir le retour dans le domaine privé de la commune de la propriété aliénée".
(23) CE, S, 26 mars 1999, n° 202256, Société Hertz France (N° Lexbase : A3523AXR), Rec. CE, p. 96, concl. J.-H. Stahl, RFDA 1999, p. 777, note D. Pouyaud.
(24) CE, 10 décembre 2003, n° 248950, Institut de recherche pour le développement (N° Lexbase : A4046DA4), Rec. CE, p. 501 : AJDA 2004, p. 394, note J.-D. Dreyfus ; BJCP 2004, n° 33, p. 136, concl. D. Piveteau ; Dr. adm. 2004, comm. 59, note A. Ménéménis.
(25) Jean-Bernard Auby, A propos des réserves d'intérêt général, Dr. adm. 2003, repères n° 6 ; François Brenet, Les réserves d'intérêt général, Mélanges en l'honneur de Jean-François Lachaume, Le droit administratif : permanences et convergences, Dalloz 2007, p. 139.
(26) CE, S, 8 novembre 1974, Epoux Figueras, Rec. CE, p. 545.
(27) Chronique précitée, AJDA 2007, p. 1579.
(28) Cette solution se démarquerait de celle retenue par la jurisprudence au sujet du référé précontractuel.
(29) Voir contra Claire Landais et Frédéric Lénica (chronique de jurisprudence précitée, AJDA 2007, p. 1580) pour qui les conventions domaniales sont également concernées par la jurisprudence "Société Tropic travaux signalisation". Notons, toutefois, qu'ils sont plus réservés quant à son application aux contrats de recrutement d'agents publics.
(30) Ce qui n'est pas sans rappeler la jurisprudence relative à la notion de publicité adaptée (CE, 7 octobre 2005, n° 278732, Région Nord-Pas-de-Calais (N° Lexbase : A6994DKA), Rec. CE, p. 423 : AJDA 2005, p. 2128, note J.-D. Dreyfus).
(31) Claire Landais et Frédéric Lénica, chronique de jurisprudence précitée, AJDA 2007, p. 1581.
(32) Claire Landais et Frédéric Lénica, chronique de jurisprudence précitée, AJDA 2007, p. 1581.

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