La lettre juridique n°213 du 4 mai 2006 : Propriété intellectuelle

[Evénement] L'expertise judiciaire informatique en matière de contrefaçon

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par Compte-rendu réalisé par Fabien Girard de Barros, Directeur de la rédaction

le 07 Octobre 2010


Chacun l'aura remarqué, les discussions au cours de l'adoption de la loi relative au droit d'auteur/droit voisin auront médiatiquement tourné autour de la question du piratage des oeuvres musicales et cinématographiques, et assez peu, en fait, de celui des logiciels. Pourtant la contrefaçon informatique est un business en plein boom, si l'on en juge les dernières statistiques en la matière. 37 % de l'ensemble des logiciels de gestion utilisés au sein de l'Union européenne seraient des copies illicites ; 43 % des logiciels professionnels utilisés en France seraient piratés contre 39 % en moyenne dans le monde ; enfin, selon une étude, menée par des analystes du marché du groupe IDC, le préjudice des éditeurs de logiciels pourrait être estimé à plus de huit milliards d'euros (source : BSA). Devant l'essor et la complexité de ce délit, on comprendra aisément que le contentieux juridique de la contrefaçon se doit d'être le plus éclairé possible, à la fois pour sanctionner pénalement et civilement la contrefaçon avérée, mais également, pour éviter une chasse aux sorcières qui conduirait inexorablement à une perte de confiance sur un marché de l'informatique en développement (+ 7 % l'année dernière). C'est à l'adresse de ce double objectif que les synergies entre avocats, magistrats et experts judiciaires doivent être actives. En effet, l'expertise judiciaire informatique est un élément probatoire indispensable à la condamnation, aussi bien civile que pénale, de la contrefaçon. Et, c'est dans une optique de dialogue et de travail en commun, que l'Association pour le développement de l'informatique juridique (l'ADIJ) a organisé une conférence sur ce thème, le 25 avril 2006. Les débats étaient placés sous la présidence de Stéphane Lipski, Expert en informatique agréé par la Cour de cassation, Expert en comptabilité près la cour d'appel de Paris. Cette table ronde a pu ainsi aborder la délicate question de l'expertise judiciaire informatique en matière de contrefaçon sous l'oeil de l'expert lui-même (volet civil et pénal) et de l'avocat (de la partie victime de la contrefaçon).

1. En amont de l'expertise judiciaire informatique, la saisie-contrefaçon revêt une importance toute capitale. Il s'agit à la fois d'une sanction par anticipation et d'une mesure probatoire. Et Stéphane Lipski d'insister sur la déontologie qui doit animer tout expert judiciaire au cours de la procédure de saisie, comme celle de l'expertise proprement dite. En effet, la première attention de l'expert doit se porter sur le cadre précis des missions qui lui sont conférées par ordonnance du juge. Autrement dit, il n'est pas question pour lui d'excéder le cadre des missions définies judiciairement, auquel cas la nullité de l'opération de saisie pourrait être requise ; si l'huissier conduit la saisie, l'expert judiciaire est responsable du respect de l'ordonnance. Par suite, même si aucun texte ne prévaut sur le sujet, une interdiction d'assister le demandeur de la saisie dans la suite du litige est de mise, afin d'assurer son indépendance. D'aucuns souligneront, ici, une différence sensible d'avec le droit des brevets, pour lequel la Cour de cassation ne voit aucune objection à ce que le conseiller en propriété intellectuelle, faisant office d'expert de la partie demanderesse, assiste aux opérations de saisie de brevets et à la suite du litige. Mais comme le rappelle, François Wallon, Expert en informatique agréé par la Cour de Cassation, et membre d'honneur de l'ADIJ, cette différence d'appréciation déontologique tient à la matière elle-même : en ce qui concerne l'informatique, il est nécessaire de tout voir et constater. Pour le domaine des brevets, il s'agit de saisir le produit lui-même. Par conséquent, les risques de remploi des constatations annexes ou accessoires à celles initialement recherchées sont plus minces en matière de brevet. Dans le même esprit, il est rappelé que la saisie-contrefaçon n'est pas une affaire à prendre à la légère, et ne doit ni être l'occasion pour un industriel de rechercher d'éventuelles et hypothétiques contrefaçons de la part d'un concurrent (NCPC, art. 146, al. 2 N° Lexbase : L2261AD4) ; ni de lui permettre, par le truchement de l'expert judiciaire, de prendre connaissance des secrets industriels de ce même concurrent. La règle du secret des affaires prévaut pleinement en la matière. Ainsi, lorsque les premières analyses d'expertise sont orchestrées par les forces de polices ou de gendarmerie spécialisées, les éléments saisis doivent faire l'objet d'une transmission uniquement à l'expert judiciaire, qui sera ainsi en charge de ne dévoiler que ce que de besoin, conformément à l'ordonnance.

2. La deuxième phase de la procédure d'expertise judiciaire concerne, bien évidemment, la caractérisation de la contrefaçon elle-même. Il s'agit d'apprécier les ressemblances et non les différences constatées entre un produit originel et un prétendu produit piraté. Plusieurs éléments de similitudes sont constitutifs de la contrefaçon : une similitude d'interface-utilisateur, de graphisme, de fonctionnalités, un même type d'erreur relevé entre deux logiciels, une ressemblance dans l'organisation des bases de données. Au besoin, l'expert judiciaire dispose de plusieurs logiciels ad hoc lui permettant de comparer les lignes de codes de programmes informatiques en apparence différents (tels EnCase, Toolkit). Mais attention, comme le souligne Stéphane Lipski, la présence de lignes de codes communes, libres d'accès sur internet, n'est pas constitutive, à elle seule, d'une contrefaçon. L'expert s'intéresse ainsi au processus de création informatique dans son entier. Donc, les semblants ne suffisent pas forcément : tous les logiciels de comptabilité reprennent les mêmes fonctionnalités qui s'organisent autour d'un plan comptable obligatoire ; les similitudes sont là évidentes, mais ne constituent pas un indice de contrefaçon.

3. Enfin, l'expert judiciaire doit s'atteler à l'évaluation du préjudice. Une fois les principes de la responsabilité civile rappelés (un fait dommageable, un préjudice et un lien de causalité), toute la difficulté rencontrée par l'expert judiciaire tient, en premier lieu, en ce que, si le fait dommageable doit être constaté et analysé chez le contrefacteur, le dommage doit, lui, subir les mêmes écueils chez le contrefait. Donc, il s'agit d'analyser la perte subie par le contrefait ; mais aussi de voir le lien de causalité (une diffusion large du produit contrefait par exemple) chez le contrefacteur. Deux types d'évaluation sont possibles : celle de la perte constatée, ou celle du manque à gagner.

Pour Jean-François Jésus, Avocat au Barreau de Paris, Cabinet August & Debouzy, toute l'utilité de l'expert réside dans cette détermination pédagogique du préjudice. Il s'agit pour l'expert d'établir un rapport présentant avec exhaustivité la masse contrefaisante. Mais au-delà des principes d'évaluation, les difficultés sont d'une intensité variable, selon les supports ou flux de diffusion de cette masse. Prenons le cas d'une unité centrale saisie ; il s'agit pour l'expert de vérifier que les données sont intègres, de constater la masse contrefaisant éditeur par éditeur et de déterminer ainsi le préjudice. La présentation faite par l'expert doit contenir la liste exhaustive des logiciels, des titres et de leurs versions, les noms exacts des éditeurs, les dates d'installation et la méthode d'inventaire (lecture entière de la partition ou utilisation d'un logiciel ad hoc). L'expert pourra ainsi annexer à son rapport des images d'impression pour le chiffrage du préjudice.

Dans une toute autre mesure, face à un "collectionneur" de cd-roms contrefaits, la quantité importante pour un seul contrefacteur oblige à une adaptation des méthodes d'expertise. Comment déterminer le préjudice ? La plupart du temps, l'expert judiciaire opèrera un sondage statistique : avec l'analyse de 15 % des volumes, il transcrira ses résultats sur la totalité de la masse contrefaisante. Mais ce faisant, il donne involontairement du grain à moudre à la partie défenderesse. Les clés de sondage ne sont parfois pas validées par les juges qui préfèrent, ainsi, user de leur pouvoir d'appréciation souveraine.

Par ailleurs, la question des sites FTP, c'est-à-dire la contrefaçon de masse par diffusion via internet, pose des problèmes préalables d'importance : quel est le serveur qui diffuse le logiciel contrefait ? Est-il en France ou non ? Quel est son statut (appartient-il au contrefacteur ou à une société d'hébergement) ? Enfin, comment déterminer la quantité de diffusion, et par là même le préjudice -notamment quand cette diffusion est déclarée, par expert, indéfinie- ? Il s'agit donc pour l'expert d'évaluer la perte vraisemblable, la perte de chance. Car, comme le souligne François Wallon, il n'y a pas de corrélation évidente entre le nombre de copies et les pertes de commercialisation.

Enfin, ultime question sur le terrain civil, comment évaluer le préjudice lorsque le logiciel ayant fait l'objet d'une contrefaçon n'est pas encore commercialisé ? Ce préjudice est-il nul ou correspond-il au prix de revient ? Pour Stéphane Lipski, avec un certain degré d'incertitude, sauf si le logiciel présente une malfaçon ou n'est pas adapté au marché, le préjudice est évalué à hauteur de la commercialisation probable. Par ailleurs, même si le contrefacteur ne commercialise par son produit contrefait, les faits de contrefaçon sont condamnables sur le terrain du parasitisme (à charge de la preuve par le contrefait).

4. En dehors de cette appréciation de l'expertise judiciaire informatique sur le théâtre civil, les entreprises victimes de la contrefaçon peuvent avoir tout intérêt à réclamer une expertise pour obtenir une condamnation pénale, afin de jeter l'opprobre immédiat sur le contrefacteur. Et François Wallon de rappeler combien le rôle de l'expert judiciaire informatique est important, car son analyse revêt une force probatoire dont il est difficile pour le magistrat de se détacher. Son objet commence dès l'enquête préliminaire et la garde à vue. Pourtant, c'est un technicien des forces de police ou de gendarmerie, et non un expert judiciaire, qui recueillera toutes les preuves (à charge). Il faut attendre qu'un expert judiciaire soit commis par le juge d'instruction pour que l'indépendance de l'expertise s'avère plus évidente -bien que le principe du contradictoire ne prévale pas en la matière-, car l'expert n'est pas un enquêteur. Après réception des scellés qu'il se doit de photographier, l'expert dresse l'inventaire des fichiers collectés, recherche les slacks et autres secteurs alloués. Et, en matière d'indépendance de l'investigation, il est rappelé que l'expert judiciaire n'est pas soumis à l'article 40 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L5531DYI), aux termes duquel "toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs". Il appartient à chaque expert judiciaire de déterminer s'il doit ou non porter à la connaissance du Ministère public les infractions constatées n'ayant aucun rapport, en apparence, avec le délit recherché. Par suite, il ne lui reste plus qu'à établir son rapport sur cd-rom, reconstituer les scellés, apporter son témoignage à l'audience et répondre aux questions des juges et avocats.

Chacun le perçoit, déjà, les plus grandes rigueurs et indépendance sont de mise dans ces opérations d'expertise judiciaire informatique en matière de contrefaçon, au risque d'emporter la nullité de l'opération de saisie ou le discrédit sur la détermination du préjudice subi. La coordination des investigations des techniciens, enquêteurs, experts et avocats est essentielle dans les rouages du contentieux pour contrefaçon lui-même.

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