Réf. : CJCE, 14 juillet 2005, aff. C-435/03, British American Tobacco International Ltd c/ Belgische Staat (N° Lexbase : A1686DKN)
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N8511AI3
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par Yolande Sérandour, Professeur à la Faculté de droit de Rennes, Directrice du Master de Droit Fiscal des Affaires de Rennes et du département Droit fiscal du CDA
le 07 Octobre 2010
Le tribunal de première instance d'Anvers a donné raison à l'administration belge. Il a précisé que les dispositions liant l'exigibilité de la TVA au paiement des droits d'accises visaient à simplifier la perception de la taxe, conformément à l'article 27 de la sixième directive-TVA. La cour d'appel saisie par Newman et BATI hésitait à propos de l'exigibilité de la TVA en cas de vol et de son lien avec la simple perception des droits d'accises. Deux articles de la sixième directive-TVA l'amenaient particulièrement à s'interroger. L'article 2 soumet à la TVA "les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l'intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel". Le vol est-il une livraison taxable ? L'article 27 de la sixième directive-TVA autorise, sous conditions, des mesures de simplification. Lier l'exigibilité de la TVA au paiement de droits d'accises constitue-t'il une telle mesure ?
A ces deux questions, la CJCE répond que :
"1) Le vol de marchandises ne constitue pas une "livraison de biens à titre onéreux" au sens de l'article 2 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme, et ne peut donc, en tant que tel, être soumis à la taxe sur la valeur ajoutée. La circonstance que des marchandises, comme celles en cause au principal, sont soumises à un droit d'accises n'a pas d'incidence sur cette analyse.
2) L'autorisation de mettre en oeuvre des mesures facilitant le contrôle de la perception de la taxe sur la valeur ajoutée, accordée à un Etat membre sur le fondement de l'article 27, paragraphe 5, de la sixième directive 77/388, n'habilite pas cet Etat à soumettre à cette taxe d'autres opérations que celles énoncées à l'article 2 de cette directive. Une telle autorisation ne peut donc donner de base légale à une réglementation nationale soumettant à la taxe sur la valeur ajoutée le vol de marchandises dans un entrepôt fiscal".
La CJE refuse, d'une part, d'assimiler le vol à une livraison de biens effectuée à titre onéreux (1) et, d'autre part, de considérer l'assimilation du vol à une livraison comme une mesure de simplification (2).
1. Le refus d'assimiler le vol à une livraison de biens effectuée à titre onéreux
L'article 2 de la sixième directive-TVA dispose : "Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée : 1. les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l'intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel ; 2. les importations de bien". Aux termes de l'article 5 § 1, de la même directive, "Est considéré comme 'livraison d'un bien' le transfert du pouvoir de disposer d'un bien corporel comme un propriétaire". L'article 10 § 2 de la sixième directive-TVA se réfère à la livraison ainsi définie pour fixer la date du fait générateur et d'exigibilité de la TVA. Enfin, l'assiette de la TVA exigible sur les livraisons de biens comprend "...tout ce qui constitue la contrepartie obtenue ou à obtenir par le fournisseur pour ces opérations de la part de l'acheteur, du preneur ou d'un tiers..." (sixième directive-TVA, art. 11).
L'ensemble de ces textes sous-tend un rapport juridique organisant un échange économique volontaire. En ce sens va la CJCE lorsqu'elle considère qu'un musicien de rue n'effectue pas des prestations dans le champ d'application de la TVA aux motifs qu'"une prestation de services n'est effectuée à titre onéreux [...] que s'il existe un rapport juridique au cours duquel des prestations réciproques sont échangées, la rétribution perçue par le prestataire constituant la contre-valeur effective du service fourni au bénéficiaire" (CJCE, 3 mars 1994, aff. C-16/93, R. J. Tolsma c/ Inspecteur der Omzetbelasting Leeuwarden N° Lexbase : A7246AHT ; lire les conclusions de Carl Otto Lenz, DF, 1995, n° 11, comm. 525 ; Maurice Cozian, Petites Affiches, 5 octobre 1994, n° 119). Dès le 1er avril 1982, elle avait déjà affirmé que "lorsque l'activité d'un prestataire consiste à fournir exclusivement des prestations sans contrepartie directe, il n'existe pas de base d'imposition, et lesdites prestations gratuites ne sont donc pas soumises à la taxe sur la valeur ajoutée" (CJCE, 1er avril 1982, aff. C-89/81, Staatssecretaris van Financiën c/ Hong-Kong Trade Development Council, quest. préj. N° Lexbase : A6251AU3).
A l'évidence, le vol se réalise contre la volonté du propriétaire et ne comporte aucune contrepartie caractérisant un échange économique. Rien ne permet sérieusement d'affirmer que le vol constitue une livraison définie par la Cour de Luxembourg comme "toute opération de transfert d'un bien corporel par une partie qui habilite l'autre partie à en disposer en fait comme si elle était le propriétaire de ce bien" (CJCE, 8 février 1990, aff. C-320/88, Staatssecretaris van Financiën c/ Shipping and Forwarding Enterprise Safe BV, § 7 N° Lexbase : A7357AHX ; CJCE, 4 octobre 995, aff. C-291/92, Finanzamt Uelzen c/ Dieter Armbrecht N° Lexbase : A7278AHZ). Certes, l'absence de rapport juridique à titre onéreux organisant un transfert de pouvoir de disposer comme un propriétaire n'exclut pas absolument l'application de la TVA. Ainsi, l'utilisation des moyens de l'entreprise pour satisfaire les besoins de l'exploitation ou ceux de tiers peut relever de la TVA. Néanmoins, le système des livraisons et prestations à soi-même résulte de la sixième directive-TVA et non du seul droit interne . Il en va de même du fait générateur de la TVA que constitue le passage en douane des marchandises importées. Le régime des importations découle des articles 7 et 10 § 3 de la sixième directive-TVA transposés sous les articles 258-I et 291 à 293 A bis du CGI.
Il pourrait être objecté que l'inapplication de la TVA au vol comporte un risque de consommation en franchise de TVA, par le voleur ou receleur. Une telle situation serait contraire à la notion même de taxe sur la valeur ajoutée, laquelle frappe toute consommation. La jurisprudence communautaire ne rassure que les opérateurs et consommateurs honnêtes. La Cour de Luxembourg exclut du champ d'application de la TVA les choses dont la commercialisation est absolument interdite sur tout le territoire de la communauté : fausse monnaie (CJCE, 6 décembre 1990, aff. C-343/89, Max Witzemann c/ Hauptzollamt München-Mitte N° Lexbase : A2010AIB ; lire les conclusions de F. G. Jacobs, Rec. CJCE, p. 4484) ou stupéfiants (CJCE, 28 février 1984, aff. C-294/82, Senta Einberger c/ Hauptzollamt Freiburg N° Lexbase : A2008AI9 ; lire les conclusions de G. Fédérico Mancini, Rec. CJCE, p. 1190 ; CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-269/86, W. J. R. Mol c/ Inspecteur der Invoerrechten en Accijnzen N° Lexbase : A2004AI3 et CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-289/86, Vereniging Happy Family Rustenburgerstraat c/ Inspecteur der Omzetbelasting N° Lexbase : A2006AI7 ; lire les conclusions de G. Fédérico Mancini, Rec. CJCE, p. 3639 et 3668). La sixième directive-TVA viserait "la réalisation d'un marché commun comportant une saine concurrence" (CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-269/86, W. J. R. Mol c/ Inspecteur der Invoerrechten en Accijnzen, § 14 précité ; CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-289/86, Vereniging Happy Family Rustenburgerstraat c/ Inspecteur der Omzetbelasting, § 16, précité). En cas d'interdiction absolue, il n'y a pas de marché concevable et partant de concurrence envisageable. En revanche, la réglementation d'un marché ne suffit pas à exclure de la TVA la commercialisation ne respectant pas l'ordre public économique interne. La CJCE considère que la notion d'assujetti "couvre généralement des opérations économiques sans distinguer des opérations licites et illicites" (CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-269/86, W. J. R. Mol c/ Inspecteur der Invoerrechten en Accijnzen, § 19 précité). La location d'une table affectée au commerce de la drogue relève de la TVA car la location est une activité concurrentielle (CJCE, 29 juin 1999, aff. C-158/98, Staatssecretaris van Financiën c/ Coffeeshop "Siberië" vof. N° Lexbase : A2002AIY ; lire Yolande Sérandour, Les activités illicites et la TVA, après l'arrêt Coffeeshop, JCP, éd. E., 2000, p. 72).
Mieux, les activités concurrentielles exercées illicitement bénéficient des mêmes exonérations que les opérateurs respectueux du droit interne (armes : CJCE, 2 août 1993, aff. C-111/92, Wilfried Lange c/ Finanzamt Fürstenfeldbruck N° Lexbase : A9746AUI ; lire les conclusions de F. G. Jacobs, Rec. CJCE, p. 4689). Les jeux illicites sont exonérés, comme les jeux licites (CJCE, 11 juin 1998, aff. C-283/95, Karlheinz Fischer c/ Finanzamt Donaueschingen N° Lexbase : A2005AI4 ; lire les conclusions de F.G. Jacobs, Rec. CJCE, p. 3371 ; CJCE, 17 février 2005, aff. C-453/02 et C-462/02, Finanzamt Gladbeck N° Lexbase : A7506DG4 ; lire T. Georgopoulos, DF 2005, n° 12, comm. 315 ; RJF 5/05, n° 440 ; Yolande Sérandour, Illicéité et TVA : ne pas confondre fiscalité et prophylaxie, Lexbase Hebdo n° 157, du 3 mars 2005 - édition fiscale N° Lexbase : A7506DG4). La sixième directive-TVA s'applique en considération de la nature des activités et non de l'identité de l'opérateur, de ses qualités ou de la structure juridique d'exercice de son activité indépendante (CJCE, 7 septembre 1999, aff. C-216/97, Jennifer Gregg et Mervyn Gregg c/ Commissioners of Customs and Excise N° Lexbase : A0499AWE ; CJCE, 17 février 2005, aff. C-453/02 et C-462/02, Finanzamt Gladbeck, § 25 à 28, précité). Aussi doit-on en déduire qu'il importe peu que la livraison porte sur des marchandises volées.
Cette absence de distinction entre le commerce licite ou le commerce illicite de biens en concurrence s'explique par le principe de neutralité de la TVA. La CJCE rappelle régulièrement que "ce principe s'oppose notamment à ce que des marchandises ou des prestations de services semblables, qui se trouvent donc en concurrence les unes avec les autres, soient traitées de manière différente du point de vue de la TVA" (CJCE, 29 juin 1999, aff. C-158/98, Staatssecretaris van Financiën c/ Coffeeshop "Siberië" vof., § 14, précité ; CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-269/86, W. J. R. Mol c/ Inspecteur der Invoerrechten en Accijnzen, § 18 précité ; CJCE, 5 juillet 1988, aff. C-289/86, Vereniging Happy Family Rustenburgerstraat c/ Inspecteur der Omzetbelasting, § 20, précité ; CJCE, 2 août 1993, aff. C-111/92, Wilfried Lange c/ Finanzamt Fürstenfeldbruck, § 16, précité ; CJCE, 11 octobre 2001, aff. C-267/99, Christiane Adam, épouse Urbing c/ Administration de l'enregistrement et des domaines, § 36 N° Lexbase : A4475AWN, lire les observations de M. Piétri, Europe 2001, n° 379 ; CJCE, 23 octobre 2003, aff. C-109/02, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d'Allemagne, § 20 N° Lexbase : A9731C9B ; CJCE, 17 février 2005, aff. C-453/02 et C-462/02, Finanzamt Gladbeck, § 24, précité). Ce principe peut conduire à des consommations en franchise de TVA, notamment en cas de vol. Il semble en effet peu probable que l'administration fiscale puisse réellement recouvrer la TVA auprès de tout voleur ou receleur devenu revendeur.
Si le principe de neutralité interdit de taxer le voleur ou le receleur de marchandises dont la livraison est exonérée, il doit aussi pouvoir profiter à la victime, nonobstant l'exigibilité de droits d'accises. La sixième directive-TVA n'opère aucune distinction entre la livraison de produits soumis à accises et celle de produits non soumis à accises. Le droit interne ne pouvant que transposer ladite directive, il doit s'en tenir aux faits générateurs de TVA qu'elle prévoit. Il est, par ailleurs, impossible d'assimiler le vol à une mesure de simplification autorisée.
2. Le refus de considérer l'assimilation du vol à une livraison comme une mesure de simplification
L'article 27 de la sixième directive-TVA autorise un Etat membre à introduire des mesures particulières dérogatoires afin de simplifier la perception de la taxe ou d'éviter certaines fraudes ou évasions fiscales. Respectant la procédure prévue par le paragraphe 5 de cet article 27, le Royaume de Belgique a notifié la mesure interne suivante :"En vue de faciliter le contrôle de la perception de la TVA, la TVA qui est due à l'occasion de la livraison de produits de tabacs manufacturés est acquittée [...] en même temps que l'accise, au moment de l'achat des bandelettes fiscales par le fabriquant ou l'importateur". A la lettre, cette notification n'assimile nullement le vol à la livraison. Elle se réfère expressément à la TVA applicable aux livraisons pour en anticiper le paiement à la date de règlement des droits d'assises. L'administration fiscale belge paraît l'avoir dénaturée en en tirant l'autorisation d'exiger la TVA en cas de vol, par définition sans livraison intervenue en exécution d'un contrat à titre onéreux.
Cette dénaturation heurte la jurisprudence communautaire. En effet, selon l'arrêt "Direct Cosmetics", rendu le 13 février 1985, les dérogations à la sixième directive-TVA "ne sont conformes au droit communautaire qu'à la condition, d'une part, qu'elles se maintiennent à l'intérieur du cadre des objectifs visés par l'article 27§ 1, et, d'autre part, qu'elles aient fait l'objet d'une notification à la Commission" (CJCE, 13 13 février 1985, aff. C-5/84, Direct Cosmetics Ltd c/ Commissioners of Customs and Excise, § 24 N° Lexbase : A4579AWI ; CJCE, 6 juillet 1995, aff. C-62/93, BP Soupergaz Anonimos Etairia Geniki Emporiki-Viomichaniki kai Antiprossopeion c/ Etat hellénique, § 22-23 N° Lexbase : A1750AWQ). En l'espèce, la Belgique n'a notifié qu'une mesure d'anticipation de l'exigibilité de la TVA sur les tabacs manufacturés et non l'assimilation du vol à une livraison. De plus, l'autorisation accordée en application de l'article 27 § 5 de la sixième directive-TVA ne peut s'étendre au-delà de la finalité au titre de laquelle elle a été demandée (§ 44 ; CJCE, 29 mai 997, aff. C-63/96, Finanzamt Bergisch Gladbach c/ Werner Skripalle, § 30 N° Lexbase : A0356AW4).
Il faut néanmoins envisager l'existence d'une éventuelle mesure dérogatoire interne ayant pour effet de permettre qu'un vol soit considéré comme une livraison de biens à titre onéreux. Une telle mesure peut-elle élargir les catégories de faits générateurs de TVA prévues par la sixième directive-TVA ? La CJCE considère que la possibilité de prendre des mesures dérogatoires organisée par l'article 27 de la sixième directive-TVA doit faire l'objet d'une interprétation stricte (CJCE, 10 avril 1984, aff. C-324/82, Commission des Communautés européennes c/ Royaume de Belgique, § 29 N° Lexbase : A8682AU4 ; CJCE, 29 mai 1997, aff. C-63/96, Finanzamt Bergisch Gladbach c/ Werner Skripalle, § 24, précité). Ne sont autorisées que les mesures "nécessaires et appropriées à la réalisation de l'objectif spécifique qu'elles poursuivent et si elles affectent le moins possible les objectifs et les principes de la sixième directive" (CJCE, 29 avril 2004, aff. C-17/01, Finanzamt Sulinge c/ Walter Sudholz, § 46 N° Lexbase : A9948DB3 ; CJCE, 19 septembre 2000, aff. C-177/99 et C-181/99, Ampafrance SA c/ Directeur des services fiscaux de Maine-et-Loire (C-177/99) et Sanofi Synthelabo c/ Directeur des services fiscaux du Val-de-Marne, § 43 N° Lexbase : A7225AH3 ; lire les observations de F. Deboissy, RTD com. 2001, p.280 ; instruction du 13 novembre 2000, BOI n° 3 D-2-00 N° Lexbase : X0350AA9) ; Adde J. Turot, Attention, ne jamais recongeler un produit décongelé, DF 2000, n° 43, p. 1404).
En l'espèce, assimiler à une livraison taxable, à titre dérogatoire, le vol établi aurait pour effet de créer un nouveau fait générateur de la TVA. Or, toute mesure dérogatoire doit être justifiée par un souci de simplification, par la fraude ou par l'abus. Le vol prouvé exclut tout risque de fraude ou d'abus. Taxer le vol complique l'application de la TVA, d'une part, par la création d'un cas de taxation non prévu par la sixième directive-TVA et, d'autre part, par l'inévitable question de savoir s'il faut distinguer entre le vol déclaré et le vol démontré. Une telle assimilation remet manifestement en cause la définition des opérations imposables posée par l'article 2 de la sixième directive-TVA (§ 46). La CJCE ne pouvait que rejeter une telle atteinte au droit communautaire (§ 48). Elle avait déjà refusé d'entériner des mesures dérogatoires trop générales (Commission/Belgique, préc. § 31 ; CJCE, 9 juillet 1992, aff. C-131/91, "K" Line Air Service Europe BV c/ Eulaerts NV et Etat belge, § 24-25 N° Lexbase : A9706AUZ ; CJCE, 29 mai 997, aff. C-63/96, Finanzamt Bergisch Gladbach c/ Werner Skripalle, § 26 et 31, précité).
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