La lettre juridique n°148 du 23 décembre 2004 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] A propos de la rétroactivité des revirements de jurisprudence : une évolution en trompe l'oeil !

Réf. : Cass. soc., 17 décembre 2004, n° 03-40.008, Société SAMSE c/ M. Christian Breschi , FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4376DES)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010


Alors que le groupe de travail dirigé par notre collègue Nicolas Molfessis rendait le 30 novembre 2004 au Premier Président de la Cour de cassation, Monsieur Guy Canivet, un rapport consacré aux revirements de jurisprudence (Les revirements de jurisprudence ne vaudront-ils que pour l'avenir ?, Entretien avec Guy Canivet et Nicolas Molfessis, JCP éd. G, 2004, I, 189), la Chambre sociale de la Cour de cassation confirme, dans cet arrêt du 17 décembre 2004, sa volonté de faire une application immédiate de sa nouvelle jurisprudence relative à la contrepartie financière de la clause de non-concurrence, y compris à des clauses conclues avant cette date. La Chambre sociale confirme ainsi sa position sur la question, ce qui ne devrait donc pas surprendre, et produit un louable effort de motivation qui pourrait susciter quelque espoir (1). Pourtant, le problème reste entier et la Cour élude volontairement la question de l'insécurité liée à la rétroactivité de ses revirements (2).
Décision

Cass. soc., 17 décembre 2004, n° 03-40.008, Société SAMSE c/ M. Christian Breschi, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4376DES)

Rejet (cour d'appel de Chambéry, Chambre sociale, 5 novembre 2002)

Mots clef : clause de non-concurrence ; contrepartie pécuniaire ; application dans le temps des arrêts du 10 juillet 2002 ; application immédiate ; compatibilité avec l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CESDH)

Textes visés : article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) ; article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CESDH)CESDH (N° Lexbase : L7558AIR)

Lien base :

Faits

1. La cour d'appel de Chambéry a, le 5 novembre 2002, annulé, en raison de l'absence de contrepartie financière, la clause de non-concurrence convenue le 4 mars 1996 entre la société SAMSE et M. Breschi, dans le cadre d'une relation de travail liant les parties depuis le 1er août 1990.

2. La société SAMSE reproche à la cour d'appel d'avoir ainsi statué alors, selon le moyen, qu'en application des dispositions de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR) selon lesquelles toute personne a droit à un procès équitable, il est interdit au juge d'appliquer rétroactivement un revirement de jurisprudence. En l'espèce, la société SAMSE qui avait conclu le 4 mars 1996 avec M. Breschi une clause de non-concurrence dépourvue de contrepartie financière, s'était alors conformée à la jurisprudence en vigueur de la Cour de Cassation ne soumettant nullement la validité des clauses de non-concurrence à l'exigence d'une contrepartie financière. Ce n'est que le 10 juillet 2002 que la Cour de Cassation a modifié sa jurisprudence en exigeant, à peine de nullité de la clause de non-concurrence, une contrepartie financière. En faisant rétroactivement application de cette jurisprudence inaugurée en juillet 2002 à un acte conclu en 1996, la cour d'appel a sanctionné les parties pour avoir ignoré une règle dont elles ne pouvaient avoir connaissance, violant ainsi les articles 1 (N° Lexbase : L3088DYZ), 2 (N° Lexbase : L2227AB4) et 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC), ainsi que l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme (N° Lexbase : L7558AIR) ;

Problème de droit

L'exigence d'une contrepartie financière à la clause de non-concurrence, imposée par la Cour de cassation depuis le 10 juillet 2002, s'applique-t-elle à des clauses conclues antérieurement ?

Solution

1. "L'exigence d'une contrepartie financière à la clause de non-concurrence répond à l'impérieuse nécessité d'assurer la sauvegarde et l'effectivité de la liberté fondamentale d'exercer une activité professionnelle ; [...] loin de violer les textes visés par le moyen et notamment l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la cour d'appel en a, au contraire, fait une exacte application en décidant que cette exigence était d'application immédiate ; que le moyen n'est pas fondé".

2. Rejet

Commentaire

1. Une solution mieux motivée

  • Le revirement en cause

Le 10 juillet 2002, la Chambre sociale de la Cour de cassation décidait de modifier son analyse des conditions de validité des clauses de non-concurrence en exigeant, notamment, une contrepartie financière, sous peine de nullité (Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 00-45.135, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A1225AZE ; Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 00-45.387, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A1227AZH ; Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 99-43.334, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0769AZI, La Cour de cassation prise en flagrant délit de violation du principe de la prohibition des arrêts de règlement, Lexbase Hebdo n° 33 du 25 juillet 2002 - édition sociale N° Lexbase : N3574AAM).

Aussitôt, la question de la portée de ce revirement sur les clauses conclues antérieurement, sans contrepartie financière, allait se poser. Dans une décision que la Cour aurait sans doute voulu discrète, puisqu'elle n'a pas été publiée au Bulletin, la Haute juridiction allait refuser de limiter l'application de sa nouvelle jurisprudence, au motif que "la sécurité juridique, invoquée sur le fondement du droit à un procès équitable prévu par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence immuable, l'évolution de la jurisprudence relevant de l'office du juge dans l'application du droit" (Cass. soc., 7 janvier 2003, n° 00-46.476, F-D N° Lexbase : A6000A4Y, voir Pour en finir avec la rétroactivité des revirements de jurisprudence, Lexbase Hebdo n° 55 du 23 janvier 2003 - édition sociale N° Lexbase : N5616AAA).

  • Une solution aux effets identiques

C'est à une solution comparable que conduit ce nouvel arrêt, cette fois-ci destiné à la plus large publicité (P+B+R+I), certainement pour faire taire les critiques essuyées après l'arrêt rendu, en catimini, le 7 janvier 2003.

Dans cette affaire, l'entreprise, qui avait subi l'application immédiate de la jurisprudence nouvelle dégagée en 2002, avait également opposé à la Chambre sociale la nécessité de respecter le principe de sécurité juridique, issu de l'article 6-1 de la CESDH, mais en vain, puisque l'argument avait été écarté par les juges du fond.

L'argument n'a pas plus de succès devant la Haute juridiction, qui rejette le pourvoi au motif que "l'exigence d'une contrepartie financière à la clause de non-concurrence répond à l'impérieuse nécessité d'assurer la sauvegarde et l'effectivité de la liberté fondamentale d'exercer une activité professionnelle ; [...] loin de violer les textes visés par le moyen et notamment l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la cour d'appel en a au contraire fait une exacte application en décidant que cette exigence était d'application immédiate".

  • Une argumentation plus structurée

Si le résultat est, pour l'entreprise, rigoureusement identique puisque la clause a été annulée, l'argumentation retenue retient l'attention puisqu'elle n'est pas comparable à celle qui avait été précédemment retenue.

Dans l'arrêt rendu le 7 janvier 2003 (Cass. soc., 7 janvier 2003, n° 00-46.476, F-D N° Lexbase : A6000A4Y), la Chambre sociale avait, en effet, justifié sa position par la seule référence à l'office du juge. Parce qu'il est censé interpréter la loi, et que l'interprétation est, par nature, rétroactive, les justiciables ne peuvent que se plier à la solution.

Cette fois, la solution est plus fortement motivée, et la position de la Chambre beaucoup plus nuancée.

En premier lieu, la Cour accepte de se justifier sur les motifs du revirement intervenu en 2002 et ne se réfugie plus derrière une pétition de principe, très artificielle, tirée de la notion très hypocrite de l'interprétation de la loi. Selon les termes de l'arrêt du 17 décembre 2004, "l'exigence d'une contrepartie financière à la clause de non-concurrence répond à l'impérieuse nécessité d'assurer la sauvegarde et l'effectivité de la liberté fondamentale d'exercer une activité professionnelle".

Le choix des termes n'est pas anodin. Au regard des principes qui gouvernent le droit français, il n'est pas sans rappeler l'article L. 120-2 du Code du travail (N° Lexbase : L5441ACI), qui subordonne la validité des atteintes réalisées aux droits et libertés des salariés à une double exigence de nécessité et de proportionnalité. Mais c'est, cette fois-ci, le juge qui soumet sa propre jurisprudence à l'exigence de nécessité.

Au regard des principes européens qui gouvernent l'interprétation de l'article 6-1 de la CESDH, la Chambre sociale cherche à motiver sa position en se référant aux exigences de la Cour de Strasbourg.

En second lieu, la justification de l'application immédiate ainsi formulée aligne le statut de la jurisprudence sur celui du législateur soumis à une même exigence par le Conseil constitutionnel en matière civile (décision n° 98-404 DC du 18 décembre 1998, Loi de financement de la Sécurité sociale pour 1999 N° Lexbase : A8750AC3). Certes, la jurisprudence n'est pas, au sens formel du terme, une source de droit, mais il était pour le moins paradoxal que la Cour de cassation ne se soumette pas, au moins, aux mêmes règles que celles qui conditionnent l'action du législateur.

Du point de vue de la motivation, la solution est donc à saluer.

2. Une motivation qui élude la véritable difficulté

  • Un progrès possible pour les justiciables

Telle qu'elle est formulée, la solution constitue un progrès important pour les justiciables. La jurisprudence n'est plus, en effet, par principe et sans appel, rétroactive. Le revirement doit, désormais, répondre à une exigence de nécessité caractérisée pour s'appliquer de manière immédiate. Autrement dit, un revirement de jurisprudence ne s'appliquera à des actes juridiques conclus antérieurement que s'il répond à l'impérieuse nécessité d'assurer la sauvegarde et l'effectivité d'une liberté fondamentale. A contrario, tout revirement ne reposant pas sur une telle nécessité ne devrait pas produire d'effet rétroactif. Théoriquement, donc, la Cour de cassation admet implicitement, et pour la première fois, qu'un revirement pourrait ne produire effet que pour l'avenir.

  • Un progrès illusoire ?

Effectivement, nous doutons fortement que la Cour puisse, un jour, autolimiter la portée de ses propres revirements.

Il nous semble, en effet, que la Cour ne modifie sa jurisprudence que lorsqu'elle l'estime socialement nécessaire. On imagine mal, dans ces conditions, la Haute juridiction considérer comme nécessaire de revirer sa jurisprudence, tout en affirmant que les enjeux ne sont pas tels que ce revirement ne vaudrait que pour l'avenir. Il appartiendra donc à la Cour de cassation de prouver que ses bonnes intentions ne sont pas uniquement destinées à faire taire les critiques suscitées par ses décisions antérieures.

  • Une solution critiquable

Surtout, il nous semble que la solution retenue est, à plusieurs égards, critiquable.

En premier lieu, la Cour ne se préoccupe que des libertés du salarié, sans même envisager, un seul instant, les conséquences du revirement pour les entreprises et la nécessité, pourtant consacrée par le Conseil constitutionnel, de préserver les intérêts des entreprises et, singulièrement, la liberté du commerce et de l'industrie (Cons. const., décision n° 99-423 DC, du 13 janvier 2000, loi relative à la réduction négociée du temps de travail N° Lexbase : A8786ACE ; Cons. const., n° 2001-455, du 12 janvier 2002, loi de modernisation sociale N° Lexbase : A7588AXC).

Or, l'article 6-1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR) n'est pas, à l'instar de l'article L. 120-2 du Code du travail, un texte destiné à protéger les seuls salariés, mais bien à protéger tous les justiciables, entreprises comprises ! En ignorant cette dimension, la Cour de cassation se trompe, nous semble-t-il, de règle.

En second lieu, nous persistons à ne pas comprendre en quoi l'exigence d'une contrepartie financière permet de sauvegarder la liberté du travail du salarié. Cette protection est, incontestablement, assurée par l'exigence de nécessité et de proportionnalité de la clause, mais certainement pas par l'exigence d'une contrepartie financière. La liberté ne s'achète pas, et un salarié rémunéré en contrepartie de la clause n'en demeure pas moins un salarié privé d'une partie de sa liberté professionnelle. L'argent n'a rien à avoir ici.

Enfin, et surtout, la Chambre sociale de la Cour de cassation refuse de répondre à la véritable question du respect du principe de sécurité juridique, pour ne s'intéresser qu'à l'objet particulier du litige, et sans apporter de réponse de principe.

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a, d'ailleurs, montré la voie dans un arrêt du 8 juillet 2004, où elle a considéré que l'interprétation nouvelle d'une règle de procédure ne devait pas être appliquée de manière immédiate dès lors qu'elle priverait un justiciable du droit de voir sa cause entendue par un tribunal (Cass. civ. 2, 8 juillet 2004, n° 01-10.426, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A0975DDH).

Or, en matière contractuelle également, une autre solution devrait prévaloir, comme c'est désormais le cas devant le Conseil d'Etat lorsque est en cause la validité d'un acte administratif (CE, 1° s-s, 11 mai 2004, n° 255886, Association AC ! et autres N° Lexbase : A1829DCQ : "l'annulation d'un acte administratif implique en principe que cet acte est réputé n'être jamais intervenu ; [...] toutefois, s'il apparaît que cet effet rétroactif de l'annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu'il était en vigueur que de l'intérêt général pouvant s'attacher à un maintien temporaire de ses effets, il appartient au juge administratif - après avoir recueilli sur ce point les observations des parties et examiné l'ensemble des moyens, d'ordre public ou invoqués devant lui, pouvant affecter la légalité de l'acte en cause - de prendre en considération, d'une part, les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d'autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l'annulation ; [...] il lui revient d'apprécier, en rapprochant ces éléments, s'ils peuvent justifier qu 'il soit dérogé à titre exceptionnel au principe de l'effet rétroactif des annulations contentieuses et, dans l'affirmative, de prévoir dans sa décision d'annulation que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de celle-ci contre les actes pris sur le fondement de l'acte en cause, tout ou partie des effets de cet acte antérieurs à son annulation devront être regardés comme définitifs ou même, le cas échéant, que l'annulation ne prendra effet qu'à une date ultérieure qu'il détermine").

Le législateur, même s'il peut modifier en cours d'exécution les effets s'attachant aux contrats, ne pourrait pas adopter de disposition qui rendrait nulle, rétroactivement, un contrat valablement formé sous l'empire de la loi ancienne. Or, c'est exactement à cette situation que conduisent les arrêts du 10 juillet 2002, ce qui n'est pas admissible.

Nous attendrons donc de la Chambre sociale de la Cour de cassation, comme des autres chambres d'ailleurs, une réponse plus tranchée qui garantisse l'effectivité du principe de sécurité juridique en s'appuyant, notamment, sur les propositions du Groupe Molfessis, qui revendique le pouvoir de moduler l'application dans le temps de certaines décisions (préc.).

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