La lettre juridique n°626 du 24 septembre 2015 : Éditorial

Obligation de déconnexion : bâtir sur des sables mouvants

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 24 Septembre 2015


Il est un fait avéré -et donc têtu, à paraphraser Lénine- que la société de l'information et de la communication numériques ne s'arrête pas aux portes de l'entreprise, malgré toutes les digues instaurées afin d'empêcher la violation de la vie privée du salarié, quant à l'ouverture des fichiers figurant sur son ordinateur professionnel ou le contrôle de ses pages personnelles affichées sur tout réseau social au regard des intérêts même légitimes de son employeur.

La mise à disposition d'outils nomades de communication, essentiellement des portables à forte capacité de datas et des "tablinateurs" ultra-connectés, modifie sensiblement l'appréhension de certaines catégories de salariés (cadres ou ceux relevant d'entreprises d'informations et de conseils), quant à leurs "plages horaires" de travail, quant à leur disponibilité au service de l'entreprise, engendrant parfois un stress, "un sentiment de fatigue" et "posant en creux la question des risques psychosociaux". Il en découle une ambiguïté de la relation cadres/tic qui en facilitant l'activité professionnelle augmentent la charge de travail, l'interpénétration entre vie privée et professionnelle. Une étude du cabinet américain Roambi auprès de 1 300 cadres et patrons français révélait ainsi que 93 % d'entre eux consultent des données professionnelles chez eux, dont la moitié... au lit (Alternatives Economiques n° 339 - octobre 2014).

L'impact de cette "transformation numérique de notre économie" n'est en fait que récemment pris en considération par les partenaires sociaux, d'abord, les pouvoirs publics, ensuite, alors que les premiers soubresauts pointaient déjà à la fin du XXème siècle. L'on a fait grand cas de la signature, en avril 2014, d'un accord au sein de la branche Syntec prévoyant une "obligation de déconnexion des outils de communication à distance", pour garantir le respect des durées minimales de repos. Mais, l'initiative en est restée là et une généralisation de l'inscription de ce nouveau droit, dans les contrats de travail de l'ensemble des cadres impactés, peine à devenir réalité pour ces "victimes" de "l'infobésité".

Aussi, à l'orée de la conférence sociale du 19 octobre 2015, et à la suite des premières actions de sensibilisation des syndicats en mars dernier, le Gouvernement ne pouvait qu'accueillir en "grande pompe" le rapport, rendu, le 15 septembre 2015, par Bruno Mettling, directeur général adjoint d'Orange, chargé des ressources humaines. Ce dernier y formule ainsi trente-six préconisations, en suivant une approche qui se veut "équilibrée" (sic) : "Le numérique est d'abord une opportunité pour penser différemment l'organisation du travail, le fonctionnement de l'entreprise au quotidien", confie M. Mettling au Monde. "Mais il peut aussi être porteur de risques pour la santé des salariés, qu'il convient d'anticiper. Il ne faut pas que ça serve de prétexte pour mettre à bas le Code du travail".

Et, c'est bien là le problème ! D'abord, parce qu'à l'heure où une refonte complète de ce code, pour tendre à une réelle simplification, est dans tous les esprits, à la suite des rapports "Combrexelle", de l'"Institut Montaigne" et "Barthélémy - Cette" -tous trois commentés par notre édition sociale de cette semaine-, craindre de "mettre à bas" ledit code ne devrait pas hanter les esprits réformateurs. On le sait le Code du travail souffre de deux maux principaux : il est encore assis sur le socle de la Révolution industrielle du XIXème siècle et il ne laisse pas suffisamment de place à la négociation collective et individuelle pour que l'égalité juridique ne devienne pas, dans certaines entreprises et dans certaines situations salariales, un carcan mortifère. La propension du code à généraliser un certain nombre d'obligations, faisant mine de les adapter à la taille de l'entreprise -seul indicateur objectif de différenciation, aujourd'hui-, au détriment d'une réelle liberté de négociation au sein de chaque profession -toujours la hantise des corporations- est désormais plus que contre-productive.

Ce qui est à craindre aujourd'hui, c'est l'édification de nouvelles obligations pour le salarié certes, mais aussi pour l'employeur, l'efficience un droit à la déconnexion, venant se surajouter à l'ensemble des protections et contrôles existants, notamment quant à l'encadrement du temps de travail. Car, bien entendu, le premier écueil d'une telle généralisation, même négociée branche par branche, est de considérer, encore, que l'alpha et l'oméga de la quantification du travail demeure le temps de travail ; quand, d'une part, il ne s'agit pas nécessairement de la mesure la plus opportune dans une société de services, d'informations et de conseils, où la productivité et l'inventivité doivent être à l'honneur ; et, d'autre part, quand le reste du monde table sur une valorisation du travail au regard du résultat. D'où l'incompréhension de nos partenaires, quand il est fait grand cas de réductions ou d'aménagements du temps travail en France.

Bien entendu, le rapport "Mettling" n'est pas dupe. C'est bien parce qu'il a conscience que le développement des formes non salariales de travail, avec l'explosion de l'auto-entreprenariat, qu'il est convenu d'encourager pour résorber un chômage endémique, qu'il préconise une certaine souplesse d'application d'un tel droit à déconnexion. On ne peut pas continuer à fractionner une population active dont une partie significative (10 % : agriculteurs, artisans, commerçants, professions libérales, auto-entrepreneurs) ne compte plus ses heures, depuis longtemps ; et d'autant plus à l'heure numérique. D'abord, le rapport préconise l'instauration du forfait jour, afin d'écarter la question du temps réel de travail de l'équation pour les cadres ; ensuite, il prévoit les "coups de bourre" et autres "charettes" pour lesquels le respect des onze heures consécutives par jour et des trente-cinq heures consécutives par semaine, au minimum, est une gageure. Mais en même temps, il impose à l'entreprise de prendre les mesures nécessaires pour que le salarié respecte son droit à déconnexion. L'exemple de Volkswagen ayant lancé un "dispositif de mise en veille des serveurs", entre 18h15 et 7 heures du matin, pour les smartphones professionnels, est ainsi servi. Il ne suffira plus d'inscrire ce droit au contrat ("Le présent avenant rappelle qu'en votre qualité de la salariée cadre, vous êtes aussi acteur de votre santé et sécurité au travail. A ce titre, vous devez respecter, en toutes circonstances, le repos minimal quotidien de onze (11) heures consécutives, le repos hebdomadaire (35 heures), ainsi que les durées maximales : journalière et hebdomadaire de travail. Pendant ce temps de repos, vous devez laisser déconnectés vos outils de communication à distance (téléphone et ordinateur portables)"), laissant à la charge du salarié le soin d'user de son droit et de se responsabiliser. L'employeur sera, sans nul doute comme pour tout ce qui a trait à la santé du salarié, soumis à une obligation de résultat. On imagine sans peine, même après négociation collective, la désorganisation de ces entreprises ayant provoqué la croissance sur le terreau de l'investissement de leurs salariés, en misant sur la culture du résultat pour, et ce n'est que juste rétribution, que ces salariés profitent eux aussi de l'expansion de leur entreprise par voie d'attributions gratuites d'actions, de stock-options, ou tout simplement d'augmentations salariales dépassant le cadre de l'inflation annuelle !

Oui, et on le constate notamment dans la branche Syntec, l'instauration du forfait jour avec un cadre minimal de responsabilisation des salariés comme des employeurs quant à l'emploi des moyens de communication hors plage traditionnelle de travail, est un compromis efficace. Mais, concrètement, seuls les cadres supérieurs ou dirigeants d'une entreprise peuvent en bénéficier. Les cadres moyens, qui sont parfois tout autant impactés par cette transformation numérique, sont hors de portée d'un tel forfait, pour des raisons proprement rémunératoires. Sans coller au Smic, bien entendu, l'ensemble des cadres moyens d'une entreprise n'a pas un salaire proche de celui de leurs dirigeants -dans un pays où le ratio salarial entre salarié/patron peut atteindre 1 à 1 000 !-. En négociant ce droit à déconnexion dans la branche Syntec, les partenaires sociaux auraient tôt fait de porter attention au mécanisme du forfait jour pour qu'il puisse bénéficier à plus de cadres qu'aujourd'hui. Car, attention, le forfait jour n'est pas un blanc-seing pour asservir le salarié. Les mêmes règles relatives à sa santé, à son rythme de travail et ses congés sont préservées.

En conséquence, négocier, même branche par branche, l'instauration de cette obligation de déconnexion au sein des entreprises, sans revoir la question du temps de travail et celle de la rémunération, c'est prendre le risque d'imposer une obligation salutaire et nécessaire pour préserver la santé des salariés et, in fine, la productivité des entreprises, en faisant peser sur ces dernières une charge lourde, une désorganisation importante de leur fonctionnement ; alors qu'il convient, à la veille d'une refonte du Code du travail et d'une communautarisation européenne de notre droit social, de "pulvériser" la notion de lieu et de temps de travail -pour reprendre l'expression de d'Yves Lasfargue, chercheur et consultant spécialisé dans le management des nouvelles technologies, directeur de l'Observatoire des conditions de travail et de l'ergostressie (Obergo)-. Car l'autre pendant de la transformation numérique de notre société, c'est au-delà de l'hyper-connectivité informationnelle, la question du télétravail qui peine encore à être accepté par le management... quand le temps de travail est encore et toujours la base du salaire versé. CQFD !

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