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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 26 Mars 2015
Le 25 septembre 2014, sept handicapés mentaux déposaient un recours pour excès de pouvoir auprès du Conseil d'Etat au nom de la liberté d'expression et de l'égalité des citoyens. Face à la polémique, le CSA a publié un communiqué : "Le Conseil n'a nullement entendu gêner sa diffusion à la télévision. En effet, il a constaté que ce message présente un point de vue positif sur la vie des jeunes trisomiques et encourage la société à oeuvrer à leur insertion et à leur épanouissement. Cependant, il a observé que ce message était susceptible de troubler en conscience des femmes qui, dans le respect de la loi, avaient fait des choix de vie personnelle différents". Le remède appliqué par le Conseil est-il plus dangereux que le mal ? Admettre que des femmes puissent être troublées en conscience par leurs choix personnels en visionnant ce message, c'est faire peu de cas de leur libre arbitre, du droit garantissant leur liberté totale à disposer de leur corps et, disons-le, c'est admettre que le droit à l'avortement pourrait, en France, être remis en cause... par le sourire arboré de quelques trisomiques... La suppression du "délai de réflexion" en la matière, prévue actuellement devant le Parlement, n'est-elle pas la conséquence du fait que les femmes entamant cette démarche ont déjà mûrement réfléchi en conscience ?
En février 2015, une élève avocate de l'HEDAC (Versailles) se distinguait lors du concours de plaidoirie organisé par le Mémorial de Caen par une charge virulente contre la décision du CSA, estimant que c'est la liberté d'expression des personnes trisomiques qui a été bafouée. Pour Mariette Guerrien-Chevaucherie, le CSA était allé à l'encontre d'une de ses missions essentielles, la lutte contre les discriminations dans le domaine de l'audiovisuel. La plaidoirie est implacable : jusqu'à décision contraire, les trisomiques ont droit à la liberté d'expression au titre de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme ; cette liberté ne souffre pas d'exceptions autres que celles légalement admises par la loi du 24 juillet 1881 et applicables à tous. D'abord, si l'intérêt général est l'intérêt de tous, s'arrête-t-il devant l'intérêt des personnes handicapées ? Ensuite, si le message véhiculé par le "spot" peut paraître ambigu et ne pas susciter une adhésion spontanée et consensuelle, il en est tout autant d'un "spot" sur la prévention routière, contre l'usage du tabac ou de l'alcool, voire d'un "spot" s'inscrivant dans le cadre légal de la propagande politique. Enfin, quel est le fondement d'une scientifisation de la parole des trisomiques accordée une fois l'an (le 21 mars - Journée mondiale de la trisomie), au regard d'une nécessaire contextualisation et documentarisation du message en cause ? L'élève avocate finissait alors par une apostrophe provocatrice sur le caractère potentiellement culpabilisant du bonheur des handicapés.
Au-delà de la polémique sur la défense des intérêts philosophico-spirituels ou religieux de telle ou telle association, sur l'atteinte au droit à l'avortement ou, selon, au droit à la vie, qui fondamentalement n'a que peu de rapport avec la nécessaire déstigmatisation des personnes handicapées dont l'insertion dans la diversité sociale est une cause nationale depuis 2003, la décision du CSA emporte tout de même un questionnement certain sur la liberté d'expression en général, et pas seulement celle des trisomiques, et sur la liberté de l'audiovisuel en France, en particulier.
"Une finalité ambiguë et une adhésion non spontanée et non consensuelle" : que faut-il entendre par cette sentence pour le moins... ambiguë ? Est-ce à dire que toute émission dans laquelle il y aurait une assertion de ce type doit être condamnée et retirée de la diffusion ? Est-ce à dire que toute publicité ou campagne (de prévention ou politique) dont les idées ainsi véhiculées ne seraient pas spontanément admises et consensuelles devraient être interdites ? La programmation audiovisuelle fourmille d'idées véhiculées hors contexte ; c'est même le propre de la télé zapping où le message doit être court et percutant... entre une pub pour la poire et une réclame pour le fromage ! La politique, pour en revenir à elle, ne fait pas l'objet d'un monopole d'émissions spécialisées : on la trouve non seulement au coeur d'émissions de divertissement, mais aussi dans les "spots" de publicité les plus anodins, car tout est politique, tout a un lien avec la gestion et l'administration de la société ; de son caractère consumériste ou industriel, à l'émergence de tendances environnementalistes ou multiculturalistes. Autant de messages ambigus (on ne le serait à moins en 30 secondes) et pouvant ne pas susciter une adhésion spontanée et consensuelle : c'est le propre même de la liberté d'expression que de permettre l'expression d'idées diverses, voire dérangeantes. Et que dire des sondages et autres enquêtes statistiques ressassés à longueur de journée sur toutes les ondes, notamment en période électorale, dont les méthodes d'élaboration ne sont d'ailleurs pas contrôlées par des magistrats -le Conseil d'Etat estimant que le choix scientifique d'une méthodologie statistique ne peut faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir et la Commission de sondage étant la seule compétente pour régler la déontologie (sans appel) des institutions de sondages- ? Ne sont-ils pas à même de "troubler en conscience les citoyens par leurs choix personnels" ? Il est heureux que le marketing politique français ne soit pas d'inspiration états-unienne, avec une cohorte de "spots" publicitaires à la gloire d'un programme, d'une idée ou d'un candidat...
Nous souhaitons bon courage au Conseil d'Etat pour se sortir de cet imbroglio juridique sur fond de polémique, certes partisane, mais aussi politique, au regard du handicap. L'une des solutions pragmatiques pour rééquilibrer le message sur le bonheur affiché de trisomiques aurait peut-être été de s'assurer que soit diffusé également un "spot" sur les difficultés réelles d'insertion ou tout simplement de la vie courante que rencontrent les handicapés mentaux. La lutte contre les discriminations etl es stigmatisations conjuguée à la défense de la liberté d'expression passe plus assurément par le pluralisme équilibré de cette expression que par la censure... télévisuelle -rappelons qu'internet, premier média mondial audiovisuel, maintenant, n'est pas assujetti au même cadre législatif et réglementaire et, encore moins, aux décisions du CSA-.
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