Lexbase Fiscal n°555 du 23 janvier 2014 : Procédures fiscales

[Textes] Communication des rulings édictés à l'étranger (loi de finances pour 2014, art. 98) : l'administration se rêve en "Big Brother"

Réf. : Loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013, de finances pour 2014, art. 98 (N° Lexbase : L7405IYW)

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par Sophie Cazaillet, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 23 Janvier 2014

George Orwell, tout comme Jules Verne, était un précurseur. L'auteur du célébrissime roman 1984, met en scène un futur contrôlé par une entité omnisciente, ou qui ambitionne de l'être, nommée "Big Brother", représentée par un être humain dont l'existence soulève le doute. Si cette histoire a inspiré de nombreuses adaptations théâtrales, musicales, et cinématographiques, elle a aussi fait rêver les administrations. A une époque où les gens ont pour vice de se régaler de toute information, de toute étincelle présageant un scandale, l'Etat n'est pas en reste. En France, deux lois récentes et majeures donnent à l'administration fiscale les pouvoirs de connaître, en forçant les contribuables à révéler leurs secrets, le tout sous couvert de la sempiternelle lutte contre la fraude. La sécurité est toujours le bouclier derrière lequel se cachent les atteintes à la liberté. Si le tout libertaire a ses failles, comme la fraude, le tout sécuritaire en a de bien plus terribles, à savoir la fin d'une économie de libre-échange (ce qui est, rappelons-le, le fondement de l'Union européenne...). Certes, les agents des impôts français ne disposent pas encore des serveurs et des bases de données de la NSA. Cela ne veut pas dire qu'ils y ont renoncé. Le Conseil constitutionnel a beau ralentir la course du service, ce gardien des libertés fondamentales n'est pas un filtre infranchissable, et une disposition est passée, au tamis, certes, mais est passée tout de même : l'article 98 de la loi de finances pour 2014. Cet article dispose que les entreprises françaises qui répondent à certaines conditions (les grosses entreprises) doivent transmettre à l'administration le contenu des rulings étrangers dont elles ont bénéficié à raison d'entreprises liées implantées localement. Autrement dit, l'administration fiscale abolit les barrières et élève la mondialisation au rang de facilitatrice de lutte contre la fraude. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Non. I - Comment tout savoir ?

La part de mystère fait le sel de toute relation, dit-on. L'administration fiscale met ses relations avec les contribuables au régime hyposodé.

A - Genèse de l'article 98

Il était une fois, un article 60 septies du projet de loi de finances pour 2014, dont la naissance n'était pas désirée par le Gouvernement mais a été provoquée et confirmée par les députés (et les sénateurs, malgré leur rejet du projet de loi dans sa totalité, comme c'est le cas depuis deux ans).

Cet article est issu d'un amendement II-CF225, introduit par le rapporteur général du projet de loi, et adopté par la commission des finances avant tout examen par les députés (rapport n° 1619, déposé le 11 décembre 2013, p. 109). L'idée de la transmission des rulings étrangers à l'administration fiscale française provient d'un rapport sur l'optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international, présenté par Pierre-Alain Muet. Comme toute reprise d'idée, la proposition originelle a été quelque peu modifiée. La proposition n° 18 du rapport d'information précité s'inscrit dans la dynamique qui est celle de l'OCDE depuis plusieurs années, celle de la systématisation des échanges d'information entre Etats. Si les conventions internationales prévoyant un échange de renseignements sont de plus en plus nombreuses, elles se heurtent à deux écueils : l'échange doit se faire sur demande, et remplir des conditions strictes ; les Etats requis ne font pas toujours preuve de bonne volonté. L'idée est donc de modifier les intervenants dans cet échange d'information. Mieux, de supprimer tout échange, et d'instaurer une transmission unilatérale obligatoire d'informations. Cela exclut les relations entre Etats, qui partagent, pour la plupart, la règle de la réciprocité des obligations (si l'un n'exécute pas un Traité, l'autre n'est pas tenu de le faire), et qui n'acceptent pas de recevoir d'ordres entre eux. Mais les contribuables, eux, sont soumis à la loi ! Il est donc beaucoup plus facile d'exiger d'eux qu'ils fournissent à l'administration les informations qu'ils détiennent, notamment celles relatives à une situation à l'étranger. C'est sur ce point que l'article 60 septies, futur article 98, va plus loin que le rapport, qui ne proposait qu'une "favorisation" de la transmission à l'administration des rulings étrangers bénéficiant à des entités françaises.

Qu'est-ce qu'un ruling ? Et pourquoi l'administration fiscale française veut en connaître la teneur ?

A l'Etat, les fiscalistes répondent que le ruling est l'équivalent du rescrit fiscal français. Ce dernier vise à sécuriser une situation juridique ou fiscale lorsqu'un doute naît sur sa légalité. Deux techniques de rescrits notamment sont mises en avant : celle portant sur l'existence ou non d'un établissement stable en France, et celle relative aux prix de transfert (dite "accord préalable de prix de transfert" ; LPF, art. L. 80 A N° Lexbase : L4634ICM et L. 80 B, 7° N° Lexbase : L0201IWD). Par exemple, pour cette dernière, il s'agit pour l'administration de prendre position sur la qualification ou non des prix intragroupe de prix de transfert, c'est-à-dire de prix qui, par voie de majoration ou de minoration, constituent en réalité des transferts indirects de bénéfices (CGI, art. 57 N° Lexbase : L3365IGQ). Ces procédures sont peu utilisées en France, alors que leurs "alter egos" étrangers connaissent un succès foudroyant. Pourquoi ?

Parce que le ruling ne se contente pas de rappeler la norme existante et de l'appliquer. La technique du rescrit est abandonnée au profit d'une certaine souplesse. Il ne s'agit pas de jeter des ponts d'or entre administration fiscale locale et entreprise étrangère, mais tout de même, d'instaurer un dialogue constructif, teinté d'une part de négociation, de façon à ce que personnes publiques et privées partagent des intérêts communs. Deux sortes de rulings existent : les rulings généraux, qui s'appliquent à une catégorie de personnes, comme par exemple le ruling dit "des 30 %" applicable aux expatriés aux Pays-Bas, et des rulings plus personnalisés, individuels. Pourquoi une administration fiscale accorderait-elle des avantages fiscaux à des sociétés ? L'Etat français se pose naïvement la question. La réponse est claire : la compétitivité ! Ce terme, répété à l'envi, est réalisé à l'étranger, et depuis très longtemps (2001 aux Pays-Bas pour la nouvelle version du ruling). Les entreprises sont attirées par deux choses : par le côté "négociation" du ruling, c'est une évidence. Mais aussi pour la sécurité juridique qu'il leur apporte ! Le rescrit fiscal français ne connaît qu'un seul de ces deux volets, celui de la sécurité juridique. Si les entreprises en sont friandes, elles ne partagent pas leurs secrets et leurs schémas sans contreparties (la technique du "donnant-donnant" fonctionne dans les deux sens).

Qui pratique le ruling ? Les sempiternels vilains petits canards de l'Union européenne, c'est-a-dire les Pays-Bas, l'Irlande et le Luxembourg. Mais ce ne sont pas les seuls. En effet, la Commission européenne a, révèle le Financial Times en novembre 2013, déclenché des enquêtes sur les rulings, qu'elle soupçonne de constituer des aides d'Etat (non déclarées à la Commission et donc illégales de facto), à l'encontre de sept Etats membres : les trois précités, mais aussi la Hongrie, la Belgique, Chypre et le Royaume-Uni. La Commission européenne, par la voix d'Antoine Colombani, porte-parole du commissaire à la Concurrence, a confirmé cette information le 12 septembre 2013.

Christian Eckert, député, avait, lors de la présentation du rapport de Pierre-Alain Muet, demandé à ce qu'une telle transmission des rulings (dans le rapport, la transmission s'effectuait d'Etat à Etat, pas de contribuable français à Etat français) devienne une règle du droit de l'UE. Il semblerait qu'en tout cas, la Commission ne soit pas indifférente à la question.

L'article 60 septies est devenu tranquillement article 98 de la loi de finances pour 2014, sans autre forme de procès. Tout au plus le Conseil constitutionnel s'y est intéressé, saisi en ce sens par les 60 députés et sénateurs, mais il a considéré que le dispositif passait le filtre constitutionnel (Cons. const., décision n° 2013-685 DC du 29 décembre 2013 N° Lexbase : A9152KSR). Selon les requérants, le nouvel article L. 13 AA du LPF (N° Lexbase : L1053IZZ), tel que modifié par l'article 98, institue une obligation impossible à tenir pour l'entreprise française, qui n'a pas accès à la transmission des solutions retenues par les administrations étrangères pour une entreprise étrangère, même associée. Les Sages de la rue de Montpensier déclarent que "les dispositions de l'article 98 n'ont ni pour objet ni pour effet d'imposer aux entreprises intéressées de tenir à la disposition de l'administration des documents émanant d'administrations étrangères que ces entreprises n'auraient pas en leur possession". Sans appeler cette déclaration une "réserve constitutionnelle", le Conseil constitutionnel semble indiquer aux entreprises qu'à l'impossible, nul n'est tenu. Si une entreprise ne parvient pas à se procurer le ruling dont une entité liée a bénéficié à l'étranger, elle n'est pas tenue de le livrer à l'administration fiscale française. Toutefois, il va falloir parvenir à prouver qu'elle a opéré toutes diligences pour se procurer ce ruling. Il faudra veiller à ne pas se contenter d'appeler son homologue deux ou trois fois pour lui réclamer le document, mais ménager des preuves écrites et solides (par exemple, un courrier envoyé avec accusé de réception).

B - Contenu de l'article 98

L'article 98 de la loi de finances pour 2014 dispose que, à compter de l'entrée en vigueur de la loi, le lendemain de sa publication au Journal officiel, c'est-à-dire le 31 décembre 2013, les entreprises qui sont soumises à une obligation documentaire relative aux prix de transfert devront compléter les documents qu'elles sont tenues de produire de la liste des rulings dont ont bénéficié les entités à l'étranger auxquelles elles sont liées.

Voici ce qu'énonce l'article L. 13 AA du LPF, dans sa nouvelle rédaction :

"I - Les personnes morales établies en France :

a) Dont le chiffre d'affaires annuel hors taxes ou l'actif brut figurant au bilan est supérieur ou égal à 400 millions d'euros, ou
b) Détenant à la clôture de l'exercice, directement ou indirectement, plus de la moitié du capital ou des droits de vote d'une entité juridique -personne morale, organisme, fiducie ou institution comparable établie ou constituée en France ou hors de France- satisfaisant à l'une des conditions mentionnées au a, ou
c) Dont plus de la moitié du capital ou des droits de vote est détenue, à la clôture de l'exercice, directement ou indirectement, par une entité juridique satisfaisant à l'une des conditions mentionnées au a, ou
([...])
e) Appartenant à un groupe relevant du régime fiscal prévu à l'article 223 A du même code (N° Lexbase : L5018IPK) lorsque ce groupe comprend au moins une personne morale satisfaisant l'une des conditions mentionnées aux a, b, c ou d, doivent tenir à disposition de l'administration une documentation permettant de justifier la politique de prix de transfert pratiquée dans le cadre de transactions de toute nature réalisées avec des entités juridiques liées au sens du 12 de l'article 39 du même code établies ou constituées hors de France, ci-après désignées par les termes : "entreprises associées .

II. - La documentation mentionnée au I comprend les éléments suivants :

[...]

3° Les décisions de même nature que les interprétations, instructions et circulaires mentionnées à l'article L. 80 A, prises par les administrations fiscales étrangères à l'égard des entreprises associées".

Qui est concerné ?

L'obligation documentaire relative aux prix de transfert, énoncée à l'article L. 13 AA du LPF, s'applique aux entreprises dont le chiffre d'affaires excède 400 millions d'euros ou qui détiennent ou sont détenues par des entreprises ayant un tel chiffre d'affaires, ou encore faisant partie d'un groupe fiscal intégré dont au moins un membre réalise un tel chiffre d'affaires. Eu égard à l'objet de la loi, qui est la transmission des rulings dont ont bénéficié les entités liées à une société française, il faut aussi que ces entreprises disposent d'entités liées à l'étranger.

Qu'est-ce qu'une entité liée ? Au sens du 12 de l'article 39 du CGI (N° Lexbase : L3894IAH), comme de l'article L. 13 AA du LPF, deux entreprises sont considérées comme liées lorsque :
- l'une détient directement ou par personne interposée la majorité du capital social de l'autre ou y exerce en fait le pouvoir de décision ;
- ou elles sont placées l'une et l'autre, directement ou indirectement, sous le contrôle d'une même entreprise.

Il s'agit donc des filiales et succursales (et donc des établissements stables) liées à l'entreprise française, par lien capitalistique ou de contrôle.

Quelles sont les informations à transmettre ? Il s'agit des rulings, décisions rendues par l'administration fiscale étrangère, sur demande, dont la force obligatoire est équivalente à celles des rescrits, instructions et circulaires, mentionnés à l'article L. 80 A du LPF. Ces décisions sont clairement identifiables, mais ne sont que rarement publiées. Leurs auteurs sont même bien connus des contribuables. Par exemple, au Luxembourg, il s'agit des décisions rendues par le bureau 6 de l'administration. A sa tête, l'ancien "Monsieur ruling", Marius Kohl, a été remplacé par Jean-Claude Limpach, qui dirige aujourd'hui le plus gros bureau des impôts du pays avec ses 48 agents. En Belgique, le service des rulings est dénommé "Service des Décisions Anticipées en matière fiscale" (qu'il est possible de contacter via son site internet).

II - Pourquoi tout savoir ne sert à rien ?

Lorsqu'il n'y a plus de mystère, les gens se voilent de pudeur, et se rebellent. Le respect de la vie privée, on le sait aujourd'hui plus que jamais, est sacrée.

A - Les conséquences de l'article 98

Quelles sont les conséquences de l'entrée en vigueur d'un tel dispositif ? Elles sont de deux ordres.

Tout d'abord, la conséquence a priori relève de l'administration de l'entreprise. Un travail de fourmi s'annonce pour les fiscalistes des entreprises françaises entrant dans le champ de l'obligation documentaire : recenser toutes les entités étrangères éligibles au nouveau dispositif, dans un premier temps, les contacter, dans un deuxième temps, obtenir d'elles les rulings qu'elles ont obtenu, dans un troisième temps (si elles acceptent ne serait-ce que de répondre à ce type de demande), et introduire le contenu de ces règles, dans un dernier temps. Chacun de ces stades peut prendre un temps plus ou moins long. Soit la société française est tête de groupe, auquel cas il sera plus aisé pour elle de se faire obéir de ses filiales, et de connaître le nombre des entités à l'étranger, soit ce n'est pas le cas, la filiale française étant l'une des 250 filiales d'un groupe, détenue, dans le cas le plus simple qui soit, par une holding qui détient aussi toutes les autres entités, dont une ou plusieurs atteignent le seuil fatidique des 400 millions d'euros de chiffre d'affaires (à cet égard, ce seuil risque de devenir un véritable enjeu en matière de prix de transfert), et alors la tâche risque d'être nettement plus ardue, sans compter les problèmes de traduction des rulings, qui ne sont pas tous rédigés dans la langue de Molière. La difficulté documentaire ne s'arrête pas là. En effet, en admettant que l'entreprise française ait obtenu le ruling que l'entreprise étrangère lui a envoyé, ce dernier est relatif à une législation fiscale étrangère, dont les contours sont mal connus en France. En France, les fiscalistes chargés de l'obligation documentaire vont donc devoir, non seulement donner le contenu du ruling, mais encore l'expliquer, s'il apparaît opaque tel quel. Cela fait peser sur l'entreprise une obligation de renseignement de l'administration fiscale française sur la législation étrangère, ce qui, d'une part, n'est pas son rôle, et, d'autre part, immobilise du personnel alors que de tels renseignements ne lui sont d'aucune utilité. A la limite, cette obligation aurait du sens si le "cerveau" du groupe, celui qui insuffle sa politique économique et fiscale, est en France. Car, en effet, la filiale française qui n'a aucun poids dans les décisions d'optimisation fiscale du groupe se retrouve à devoir justifier une politique qu'elle n'a pas elle-même menée, et dont elle n'a parfois pas connaissance !

Ensuite, l'autre conséquence, plus dramatique encore, intervient a posteriori. Si l'administration fiscale se rend compte que l'entreprise étrangère profite d'un ruling particulièrement avantageux aux Pays-Bas, que va-t-elle faire ? Si elle considère que l'implantation aux Pays-Bas de l'entité en cause n'a de but que de profiter du ruling ? Ne va-t-elle pas considérer qu'il y a abus de droit (LPF, art. L. 64 N° Lexbase : L4668ICU) ? Il n'existe pas d'étanchéité des procédures fiscales, et si l'administration a vent d'une optimisation fiscale qu'elle juge illégale, mettant en scène une entité étrangère, elle risque de sévir sur un terrain différent de celui des prix de transfert. De plus, dans certains rulings, les Etats proposent aux entreprises étrangères désireuses de s'installer sur leurs terres de s'y implanter en deux fois : une fois en "métropole", une autre fois dans un territoire lui appartenant, en général insulaire, très favorable fiscalement (par exemple, les Bermudes pour les Pays-Bas). La complexité d'un tel schéma pourrait être taxée de fraude fiscale. Nous pensons ici particulièrement aux entreprises du numérique (comme Google, Facebook ou Amazon). Ces entreprises, qui n'ont pas besoin d'une réalité territoriale, ont le choix de s'implanter où elles le souhaitent. Qu'elles aient le malheur de s'implanter en France, et l'obligation documentaire s'abattra sur elles, avec ses fâcheuses conséquences.

Les Assises de la fiscalité promises par le Président de la République François Hollande (lire N° Lexbase : N0281BUX) seront peut-être le moment opportun d'expliquer aux pouvoirs publiques que les obligations déclaratives pesant sur les grandes entreprises n'ont qu'un seul effet : les faire fuir.

B - Les limites de l'article 98

En théorie du droit, il existe un concept, celui de la "preuve diabolique". Il s'agit, pour la personne sur qui pèse cette charge, de prouver qu'elle n'a pas exécuté tel acte, ou qu'elle n'a pas reçu telle ou telle chose. Qui peut, aujourd'hui, justifier tous ses faits et gestes ? Aucun être humain. Seule une machine, un ordinateur notamment, enregistre dans un endroit atteignable par un cercle plus ou moins restreint de personnes des informations sur ces faits et gestes. La NSA pourra le confirmer. Mais des hommes ? Non. Des entreprises ? Cela dépend de la définition de l'entreprise. S'il s'agit d'une PME française, implantée uniquement en France alors oui, il est possible de tout savoir. Ne serait-ce que parce qu'il existe des règles comptables. Mais quid d'un grand groupe mondial ? Il est impossible que chacune des entités du groupe puisse prouver chacun des faits et gestes du groupe.

Toutefois, à l'impossible l'administration ne croit pas. Alors que le Conseil d'Etat s'acharne à renier au groupe tout intérêt propre, et donc toute existence en tant qu'une seule et même entité, l'administration est plus progressiste, pour le malheur des fiscalistes chargés de veiller au respect des obligations déclaratives de l'entité française. Cette course à l'information, devenue le leitmotiv du monde, est fatigante. Elle coûte extrêmement cher, et ne récompense pas toujours les efforts mis en oeuvre. L'administration fiscale veut tout savoir de ce qu'il se passe à l'étranger ? Tout d'abord, elle dispose déjà des moyens le lui permettant. Les progrès en matière d'échange de renseignements dont se targuent les Etats membres de l'OCDE existent, et ils continuent leur ascension vers l'automatisation des échanges. Pourquoi vouloir aller plus vite que la musique ? Pourquoi faire cavalier seul ?

En outre, l'administration ne se donne pas les moyens de ses ambitions. Le chef de l'Etat a annoncé une baisse sans précédent de la dépense publique. Est-ce vraiment le moment de créer tout un arsenal d'obligations documentaires supplémentaires, dont la complexité laissera à l'arrière toute une partie des agents des impôts ? Ces derniers ne sont pas assez nombreux pour assurer des contrôles rapides et efficaces. En témoigne la fameuse cellule de régularisation "Cazeneuve", en place depuis juin 2013, et qui n'a pas encore traité un seul dossier de demande de régularisation ! Les agents affectés à cette cellule sont en nombre trop restreint pour traiter les milliers de demandes qui affluent. Il en sera de même avec cette novelle obligation documentaire, qui risque de mettre à jour des schémas d'une complexité tentaculaire.

Une autre limite à cet article, plus immatérielle, a été posée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 29 décembre 2013, précitée. Ce dernier a censuré deux dispositions phares de la loi de finances pour 2014, qui allaient de pair avec l'article 98 : l'obligation de déclarer les schémas d'optimisation fiscale (dont le ruling fait partie) et l'élargissement de la définition de l'abus de droit de façon à y inclure les opérations dont le but est principalement fiscal (à propos de ces deux articles censurés, lire Thibaut Massart, Chronique de fiscalité des entreprises (Spéciale loi de finances pour 2014 et loi de finances rectificative pour 2013) : la chasse à l'habileté fiscale n'est pas encore ouverte -à propos des articles 96 et 100 de la loi de finances pour 2014, Lexbase Hebdo n° 555 du 22 janvier 2014 - édition fiscale N° Lexbase : N0319BUD). En effet, par la censure de ces deux articles, l'administration deux alliés de choix, l'un ante contrôle et l'autre post contrôle. Les rulings vont être listés, pour ceux que l'entreprise française a réussi à obtenir, dans sa déclaration des prix de transfert. Mais l'absence d'obligation de déclaration des schémas d'optimisation va priver l'administration fiscale d'information de première importance lui permettant de retracer l'impact de ces rulings dans l'organisation fiscale d'un groupe. Le contrôle risque d'être beaucoup plus long. Au niveau des poursuites, la conservation de la définition de l'abus de droit, attachée aux seules opérations fictives et dont le but est exclusivement fiscal, limite l'action répressive du service. Au moins au niveau théorique, les entreprises échappent à de potentiels redressements en cascade et à la chaîne.

Les hommes naissent libres et égaux en droits, scande l'article 1er de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (N° Lexbase : L1365A9G). Les rédacteurs de la Déclaration étaient donc conscients de cette nécessité il y a déjà 225 ans. La liberté s'amenuise au contact du contrôle. La France n'avait-elle pas pourtant choisi de faire confiance à ses contribuables, en optant pour l'imposition par voie de rôle ? D'aucuns diront que cette confiance a été trahie par les abus, toujours plus nombreux, commis par les contribuables. Certes, l'abus existe. Mais il existe aussi dans les systèmes de retenue à la source. Ce que revient à faire le nouvel article L. 13 AA du LPF, c'est de faire peser sur une entreprise, en France, la responsabilité d'un schéma mettant en scène un Etat étranger et une entité étrangère, qui a fait le choix malheureux de s'accoupler à une entité française. L'on fait payer en France l'opportunité saisie à l'étranger. N'est-ce pas contraire à la liberté d'établissement ? Il est trop tôt pour en juger, tant que le juge ne connaîtra pas de cet article et des difficultés qu'il soulèvera par son application. Mais les critiques sont déjà nombreuses et véhémentes.

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