Le Quotidien du 25 septembre 2025 : Droit pénal spécial

[Commentaire] L’Autorité de la concurrence peut enquêter sur des pratiques déjà investiguées par le régulateur sectoriel sans avoir à présenter au juge des libertés une vue exhaustive de cette précédente enquête

Réf. : Cass. crim., 17 juin 2025, pourvoi n° 24-81.355, F-B N° Lexbase : B2137AKD

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N2817B3Q

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[Commentaire] L’Autorité de la concurrence peut enquêter sur des pratiques déjà investiguées par le régulateur sectoriel sans avoir à présenter au juge des libertés une vue exhaustive de cette précédente enquête. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/124381967-commentaire-lautorite-de-la-concurrence-peut-enqueter-sur-des-pratiques-deja-investiguees-par-le-reg
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par Nathalie Jalabert-Doury, Avocat

le 24 Septembre 2025

Mots-clés : visite et saisie • concurrence • ARCEP • indices • loyauté

Comme chaque année, 2025 apporte son lot de nouvelles jurisprudences en matière de visites et saisies de concurrence. L’arrêt de la Cour de cassation du 17 juin 2025 s’inscrit clairement dans la tendance actuelle d’un contrôle de légalité léger, prenant de fait rarement en défaut l’administration saisissante, et ce, à rebours d’autres juridictions comme la Cour de justice de l’Union européenne qui ont plutôt accentué leur contrôle au cours des dernières années.


En 2022, le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence a sollicité et obtenu du juge des libertés et de la détention une autorisation de visite et saisie sur le fondement de l’article L 450-4 du Code de commerce N° Lexbase : L6272L43 dans les locaux d’une entreprise du secteur des télécommunications en vue de la recherche de preuves de pratiques d’abus de position dominante.

De telles visites et saisies permettent aux agents de l’Autorité de la concurrence et de la répression des fraudes de procéder à la recherche et à la saisie d’éléments de preuve pertinents dans le champ de leurs enquêtes. L’ordonnance obtenue du juge des libertés les autorise notamment à procéder à la fouille des locaux et des moyens de communication utilisés par les membres de l’entreprise visée et de saisir en masse des documents, messageries et contenus de téléphones portables, en ayant tant que de besoin recours à la force publique. Il s’agit donc d’opérations lourdes et intrusives, avec un risque d’ingérence particulièrement prégnant dans le droit au respect de la vie privée des entreprises et des personnes.

La société visée par les opérations de visite et saisie diligentées sur cette base a relevé appel de cette ordonnance en faisant valoir qu’elle aurait été délivrée en présence d’indices d’agissements anticoncurrentiels insuffisants et aurait au surplus été obtenue en violation de l’obligation de loyauté à laquelle l’administration est tenue quand elle sollicite une telle mesure.

En l’occurrence, le rapporteur général avait fait valoir quatre pratiques suspectes distinctes, mais ayant toutes pour objet de restreindre l’accès aux services de gros aux autres opérateurs de télécommunications à l’occasion du basculement de la boucle locale cuivre vers la fibre.

Sur ce terrain, l’autorité de régulation des télécommunications – l’ARCEP – dispose de ses propres attributions et pouvoirs d’enquête et, selon le demandeur au pourvoi, l’ARCEP avait émis un certain nombre de directives pour le bon déroulement de ce basculement, dont l’Autorité de la concurrence s’était elle-même félicitée. En outre, le rapporteur général n’aurait annexé à sa requête qu’un seul des trois questionnaires que l’Autorité avait renseignés dans ce contexte, de même qu’il aurait indiqué une mise en demeure de l’ARCEP à l’encontre de la société sans mentionner qu’elle se serait soldée par un non-lieu. Un certain nombre d’éléments jugés à décharge n’auraient pas été portés à la connaissance du juge des libertés.

Le délégué du premier président de la cour d’appel de Versailles auprès duquel l’appel a été introduit avait néanmoins confirmé l’ordonnance, en estimant notamment que de tels éléments n’étaient en tout état de cause pas de nature à écarter les indices des faits reprochés et que l’Autorité de la concurrence avait toute latitude pour enquêter sur des pratiques suspectées dans un secteur régulé.

C’était la décision attaquée et l’arrêt de rejet rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation s’inscrit dans la tendance actuelle de contrôle de l’existence d’indices suffisants d’agissements anticoncurrentiels (I), confirme largement la possibilité pour le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence d’ordonner des visites et saisies dans le champ de compétences de l’ARCEP (II), et rejette les branches du moyen critiquant l’absence de fourniture au juge des libertés de l’ensemble des éléments pertinents sur les enquêtes réalisées précédemment par l’ARCEP au titre du devoir de loyauté et de transparence du demandeur de telles mesures (III).

I. L’exigence d’indices suffisants d’agissements anticoncurrentiels

Si l’article L 450-4 du Code de commerce ne mentionne pas expressément la nécessité pour l’administration saisissante de faire valoir des indices suffisants d’agissements anticoncurrentiels pour autoriser valablement une opération de visite et saisie, cette condition a été assez rapidement dégagée par la jurisprudence.

Aux termes de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme N° Lexbase : L4798AQR, « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance » et il ne peut dès lors y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

Ceci suppose l’existence de présomptions fondant la demande et, pour assurer la légalité de son ordonnance, le juge des libertés doit dès lors analyser les éléments remis par l’autorité saisissante « fût-ce succinctement » aux fins de vérifier « qu’il existe des indices laissant apparaître des faisceaux de présomptions d’agissements prohibés » d’une licéité apparente, qui justifient la visite [1], « sans qu’il soit nécessaire que soient caractérisées des présomptions précises, graves et concordantes ou des indices particulièrement troublants des pratiques » [2]. Seuls des indices permettant de présumer la pratique sont requis, non des preuves matérielles de l’infraction [3].

Reste que les juridictions françaises se satisfont d’indices plus légers que d’autres juridictions comme la Cour de justice de l’Union européenne ou la Cour européenne des droits de l’Homme. C’est ainsi que la Cour de justice de l’Union européenne a, au cours des récentes années, annulé, en tout ou partie, des décisions d’inspection de la Commission qui n’étaient pas appuyées par des indices d’infraction suffisants.

Ainsi, dans l’affaire des « French Supermarkets », la Cour de justice de l’Union européenne a annulé dans sa totalité une décision d’inspection de la Commission européenne qui n’était pas justifiée par des indices d’infraction [4]. Encore récemment, dans l’affaire « Michelin », le tribunal de l’Union a considéré que la Commission disposait bien d’indices pour l’une des périodes visées dans sa décision d’inspection, mais pas dans la période antérieure, pour laquelle elle avait néanmoins ordonné à l’entreprise de se soumettre aux mêmes vérifications.

Au contraire, en France, il est rarissime qu’une entreprise visitée parvienne à obtenir l’annulation d’une ordonnance de visite et saisie au motif que les indices rassemblés par l’administration étaient insuffisants pour justifier la mesure, et il faut remonter le temps pour retrouver des arrêts qui rappellent avec force le principe et énoncent un niveau d’exigences élevé en la matière [5]. Certaines d’entre elles ont d’ailleurs ultérieurement fait l’objet d’une cassation.

Le pourvoi portait précisément sur le choix des indices qui sont présentés par l’administration saisissante au juge des libertés dans un cas où le régulateur sectoriel avait déjà mené des investigations en la matière, auxquelles l’Autorité de la concurrence avait d’ailleurs participé.

La Cour de cassation rejette assez rapidement cette partie du moyen. Avant tout juge du droit [6], elle ne relève rien dans l’ordonnance qui mettrait valablement en doute l’existence d’indices suffisants. Notamment l’absence de lien entre les quatre pratiques visées entre elles, ainsi qu’avec le basculement du réseau cuivre sur le réseau fibre, n’est pas critiquable. La Cour de cassation approuve donc globalement l’ordonnance attaquée sur ce terrain avant d’adresser deux points plus spécifiques du pourvoi.

II. Conditions de visites et saisies de concurrence dans le champ de compétences partagées

Les télécommunications font partie des domaines régulés, en ce sens qu’une réglementation ex ante a été jugée nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des marchés concernés compte tenu des positions historiques des acteurs et de la nécessité d’organiser l’accès aux réseaux. Cette réglementation confie à une autorité le soin d’organiser les équilibres entre concurrence et autres impératifs d’intérêt général.

Le choix du législateur a été dans la plupart des cas de créer des compétences partagées entre l’autorité de régulation et l’Autorité de la concurrence, plutôt que de créer des zones de compétence exclusives. C’est heureux, parce que le rôle de régulateur n’exclut pas l’intervention d’autorités plus spécialisées sur les sujets de concurrence. Le danger réside dans un éventuel manque de coordination entre les deux autorités ; le législateur a donc créé quelques mécanismes de coopération [7], mais ceux-ci ne sont pas toujours suffisants pour éviter la duplication. Il n’est ainsi pas rare de faire l’objet d’actes d’enquête des deux autorités dans le même champ sans avoir le sentiment qu’elles se soient parlées ni a fortiori qu’elles aient échangé les informations dont chacune disposait.

C’est d’ailleurs probablement ce qui avait troublé l’entreprise ici, constatant qu’après avoir fait l’objet d’actes d’enquête du régulateur auxquelles l’Autorité de la concurrence avait été associée, celle-ci reprenait des éléments issus de cette même enquête pour démarrer ses propres investigations dans le même champ.

Le premier président de la cour d’appel de Versailles avait jugé que le suivi de la situation du secteur économique par l’ARCEP, dans le domaine de compétences qui est le sien, n’empêche en rien l’Autorité de la concurrence d’enquêter sur d’éventuels agissements anticoncurrentiels, dont la connaissance relève de ses attributions.

La Chambre criminelle l’approuve et va même plus loin en indiquant que « les conclusions de l’Arcep, à l’issue de ses vérifications, quand bien même s’agirait-il de constater l’absence de tout manquement, sont sans effet sur la compétence de l’Autorité de la concurrence et de ses choix de modes d’investigation, dont elle n’est pas tenue de rendre compte ».

La lecture des moyens du pourvoi révèle cependant que la société ne demandait pas à la Cour de juger que l’Autorité de la concurrence n’avait pas compétence pour intervenir. La lecture de l’arrêt donne donc le sentiment que la Cour a pris appui sur ce préalable pour ignorer assez largement les arguments du pourvoi relatifs aux obligations de transparence et de loyauté de l’administration dans sa demande d’ordonnance de visite et saisie.

III. Étendue des obligations de transparence et de loyauté de l’administration requérante

Les quatre branches du moyen reproduit sous l’arrêt contestaient en effet le niveau d’informations fourni par les services d’instruction de l’Autorité de la concurrence au juge des libertés au titre de l’obligation de transparence et de l’administration qui sollicite une autorisation de visite et saisie.

Le moyen reprochait notamment à l’administration de ne pas avoir révélé au juge des libertés des éléments à décharge dont elle avait connaissance et qui étaient, selon la société, de nature à modifier son appréciation. En particulier, lorsque les infractions alléguées se rapportent à des pratiques soumises à la supervision d’une autorité administrative de régulation, le demandeur au pourvoi soutenait que « le rapporteur général doit loyalement informer le juge des libertés et de la détention des conclusions que cette autorité de régulation sectorielle a retiré de son instruction ».Or, si la requête mettait en exergue une mise en demeure adressée à la société sur la base de plaintes reçues de concurrents et certains éléments adressés à l’ARCEP par l’Autorité de la concurrence, le pourvoi soutenait que le rapporteur général s’était abstenu d’informer le juge des libertés du fait que des lignes directrices avaient été fixées par l’ARCEP, ce dont l’Autorité s’était félicitée et qu’il aurait dissimulé au juge les passages d’un avis révélant les résultats positifs de sa supervision et louant le travail accompli par la société. Au total, la société estimait que la présentation des faits allégués à l’appui de la requête était trompeuse.

Il incombe en effet à l’administration saisissante d’accompagner sa requête de « tous les éléments d’information » en sa possession, y compris le cas échéant les pièces « de nature à remettre en cause l’appréciation du juge sur les présomptions de pratiques anticoncurrentielles » soulevées dans sa requête [8].

En effet, il ne s’agit pas d’alourdir les demandes en les accompagnant de strictement tout ce qui a été rassemblé par l’administration dans le cadre de son enquête préliminaire, mais bien plutôt de ne pas dissimuler des pièces à décharge contredisant directement et gravement les soupçons mis en avant pour obtenir l’autorisation.

Mais, dans la période récente, rares sont les recours dans lesquels ces principes ont trouvé à s’appliquer. C’est ainsi que la Cour de cassation a eu l’occasion de considérer qu’il ne saurait être fait grief à l’Autorité de ne pas avoir communiqué au juge des libertés une décision acceptant les engagements de l’une des entreprises visées pour limiter le risque de transmission d’informations à ses concurrents via une filiale commune au centre des présomptions d’échanges d’informations mises en avant par l’Autorité au motif qu’il n’était pas établi que cette pièce soit de nature à modifier l’appréciation portée sur les éléments étayant les présomptions de fraude [9].

Sans ajouter à la jurisprudence existante sur le plan des principes et sans même rappeler le devoir de loyauté de l’administration, la Cour relève que l’absence d’annexion à la requête de certaines réponses faites par la société à l’Autorité est « sans conséquence sur la régularité de l’ordonnance attaquée » dès lors qu’à ce stade de la procédure, le premier président est seulement tenu d’examiner les indices qui lui sont soumis et non de vérifier le bien-fondé de ceux-ci.

Ce faisant, la Chambre criminelle répond ici aussi au pourvoi en retrait par rapport à la jurisprudence existante. Elle se satisfait du fait que les indices n’aient pas à être vérifiés par le juge sans s’assurer que les éléments en question n’étaient pas de nature à modifier l’appréciation du juge.

C’est donc un arrêt assez décevant sur le plan du respect des droits des entreprises, avec une motivation lapidaire qui s’explique sans doute par les spécificités de l’espèce. C’est en tout état de cause ce qu’on en retiendra dans l’attente d’affaires plus illustratives de l’importance d’un respect strict des obligations de transparence et de loyauté de l’administration saisissante lorsqu’elle présente ses indices au juge des libertés ex partes, donc sans possibilité pour la société visée de contester ou de nuancer les constatations qu’elle en retire.

À retenir :

  • Pour obtenir l’autorisation du juge des libertés et de la détention de pratiquer une opération de visite et saisie de l’article L 450-4 du Code de commerce, le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence doit faire état d’indices d’agissements anticoncurrentiels.
  • Le suivi de la situation du secteur économique par l’ARCEP et l’absence de tout manquement éventuellement constaté par elle n’empêchent en rien l’Autorité de la concurrence d’enquêter dans le cadre de ses propres attributions.
  • L’absence d’annexion à la requête des éléments fournis par l’Autorité à l’ARCEP est sans conséquence sur la régularité de l’autorisation accordée.


     


    [1] Cass. crim., 8 novembre 2017, n° 16-84.525, F-D N° Lexbase : A8408WY3.

    [2] CA Paris, 5-1, 28 juin 2017, n° 15/24387 N° Lexbase : A4307WL4.

    [3] CA Versailles, 6-11, 28 juin 2018, n° 16/05666 N° Lexbase : A0259Y7Q.

    [4] TUE, 5 octobre 2020, aff. T-255/17, Les Mousquetaires c/ Commission européenne N° Lexbase : A72743WC et CJUE, 9 mars 2023, aff. C-682/20, Les Mousquetaires et ITM Entreprises c/ Commission européenne N° Lexbase : A08899HE.

    [5] CA Paris, 5-7, 18 février 2010, n° 09/12549 N° Lexbase : A9037ESI ; CA Paris, 5-7, 14 septembre 2010, n° 09/12967 N° Lexbase : A5282E9I ; CA Paris, 6 janvier 2016, n° 13/23245.

    [6] Alors que l’appréciation du caractère suffisant des indices relève de l’appréciation souveraine des juges du fond : Cass. crim., 5 septembre 2007, n° 06-80.540.

    [7] Voir notamment l’article L 36-10 du Code des postes et des communications électroniques N° Lexbase : L9865LS8.

    [8] Cass. crim., 27 septembre 2006, n° 05-84.413 ; v. égal. Cass. crim., 5 septembre 2007, n° 06-80.540, précitée.

    [9] Cass.crim., 27 septembre 2006, n° 05-84.413, précitée ; Cass. crim., 11 juillet 2017, n° 16-81.039, FS-P+B N° Lexbase : A9815WMH.

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