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par Virginie Natkin et Yann Le Foll
le 10 Juillet 2025
Jacques Bouyssou, récemment nommé coprésident du Litigation Committee de l’International Bar Association – une première pour un avocat français – revient sur une année 2025 marquée par de nombreuses actualités pour la communauté juridique. Cofondateur du cabinet Alerion, où il dirige le département Contentieux, Arbitrage et pénal des affaires ainsi que le Spanish & Latam Desk, il évoque également la dynamique de l’association Paris Place de Droit, qui célèbre cette année son 10ᵉ anniversaire avec le lancement du Paris Dispute Resolution Day. Spécialiste du contentieux international et de l’arbitrage, il analyse les évolutions de la discipline, notamment la convergence des pratiques procédurales entre les systèmes de droit et l’émergence de nouveaux standards inspirés de l’arbitrage. Enfin, il partage sa vision de l’impact croissant de l’intelligence artificielle sur la pratique du droit, entre opportunités d’efficacité et enjeux de responsabilité.
Virginie Natkin. Vous êtes le fondateur de Paris, Place de Droit. Quelle est l'actualité de l’association en 2025 ?
Jacques Bouyssou. 2025 marque le 10e anniversaire de Paris, Place de Droit, qui rassemble les acteurs de l’écosystème du droit des affaires. Après avoir conduit cette belle association pendant dix ans, Frank Gentin et moi avons transmis la présidence et le secrétariat général à Patrick Sayer, Valence Borgia et Stéphanie Smatt-Pinelli. C’est à la fois l’illustration du dynamisme de l’association et de sa diversité professionnelle ! A titre personnel, cela me permet de me concentrer sur le Paris Dispute Resolution Day, une manifestation majeure que lance Paris Place de Droit et qui sera la première d’un rendez-vous annuel dédié à tous les acteurs du contentieux des affaires, quel que soit leur univers professionnel ou leur discipline : directeurs juridiques, experts, financeurs, juges, universitaires, avocats – toutes catégories confondues.
Cette journée, prévue le 2 décembre, prendra la forme d’un colloque, avec 12 thématiques d’actualité : intelligence artificielle, financement du procès, contentieux devant des chambres internationales, règlements amiables, etc. Le programme est en cours de finalisation.
L’événement est ouvert à tous, avec une dimension internationale. Déjà soutenu par FTI, le Cercle Montesquieu, l’AFJE, l’Association Nationale des Juristes de Banque, le Barreau de Paris, et de nombreux grands cabinets d’affaires parisiens, il devrait réunir entre 350 et 500 participants. C’est une première du genre en France.
Virginie Natkin. Vous avez récemment été nommé coprésident du Litigation Committee de l’International Bar Association. En quoi consiste cet organisme et quel est votre rôle ?
Jacques Bouyssou. L’International Bar Association (IBA) est le plus grand réseau d’avocats au monde, avec plus de 30 000 membres. Elle permet aux avocats d’échanger sur leurs pratiques professionnelles, de créer des liens et bien sûr de travailler ensemble.
Le Litigation Committee, qui réunit des praticiens du contentieux international venant du monde entier, est l’un des plus importants comités de l’IBA. Il. Il se retrouve deux fois par an pour réfléchir à des problématiques communes. En avril dernier, à Singapour, nous avons travaillé sur l’innovation dans le procès en droit des affaires, en particulier l’usage de l’intelligence artificielle et le développement des chambres commerciales internationales, à Singapour, mais aussi à Paris.
J’ai eu l’honneur d’être le premier Français à présider ce comité. C’est important pour la communauté française du droit, car l’IBA est un lieu de dialogue entre common law et civil law. Il est essentiel que les spécificités du droit français et ses solutions originales en contentieux internationaux y soient mises en valeur.
Virginie Natkin. Vous avez fondé Alerion en 2003. En quoi ce cabinet se différencie-t-il des cabinets où vous avez travaillé ?
Jacques Bouyssou. J’ai eu la chance de travailler dans de très beaux cabinets : Gide à Paris, puis Gómez-Acebo & Pombo en Espagne, et enfin August & Debouzy à Paris. J’y ai beaucoup appris, notamment auprès d’avocats de très haut niveau, qui m’ont transmis la dimension entrepreneuriale du métier.
C’est dans cet esprit que, avec mes associés, nous avons fondé Alerion en 2003, avec trois piliers :
C’est sans doute notre plus grande réussite, au-delà de la satisfaction de nos clients.
Virginie Natkin. Quels sont les critères pour devenir associé au sein de chez Alerion ?
Jacques Bouyssou. Chez Alerion, il y a deux voies pour devenir associé : interne ou externe.
La voie interne, c’est pour les collaborateurs du cabinet : on devient senior, puis counsel, et ensuite on peut postuler pour être associé, après cooptation par les associés. Il faut avoir développé une clientèle, maîtriser techniquement sa matière, et savoir animer une équipe — c’est une qualité essentielle pour piloter un portefeuille de clients.
Pour un associé externe, c’est une autre démarche : on regarde si la compétence technique peut compléter l’offre d’Alerion et si le candidat partage les principes sur lesquels s’est construit le cabinet : excellence dans le domaine de compétence et agilité dans l’accompagnement du client.
Dans tous les cas, nous voulons des associés proches de nos clients, connaissant leur domaine d’activité, les particularités de leur entreprise et les hommes et les femmes qui la constituent.
Virginie Natkin. Vous avez récemment présenté en Espagne le dispositif des chambres commerciales internationales du tribunal et de la Cour d'appel de Paris à l'occasion de la consécration de sa compétence exclusive en matière d'arbitrage international. Quelle en a été la réception ?
Jacques Bouyssou. La réception a été très positive. La Cour d’appel de Paris, en matière d’arbitrage international, bénéficie d’un prestige reconnu dans le monde entier. Ses décisions sont lues et suivies notamment dans la sphère du monde civiliste et dans le monde de l’arbitrage internationale. Le fait pour la France de pouvoir offrir une juridiction spécialisée pour les enjeux du commerce international est un grand atout et offre une grande sécurité juridique aux plaideurs.
L’intérêt en Espagne s’explique par la proximité de nos cultures juridiques : l’Espagne, comme la France et une grande partie du monde, appartient à la famille civiliste. Ce modèle intéresse aussi l’Amérique latine, également très proche de la place de Madrid.
Virginie Natkin. Votre spécialité est le contentieux international intégrant le contentieux devant les juridictions étatique et l'arbitrage. Quelles sont les évolutions marquantes de cette discipline ?
Jacques Bouyssou. L’évolution la plus significative de cette discipline est, selon moi, étroitement liée aux attentes des plaideurs, qui sont en grande majorité des entreprises opérant dans un environnement économique globalisé, imprégné de common law et de culture anglo-saxonne. De la même manière que l’on observe une forme d’uniformisation de la culture du commerce international – avec l’anglais comme lingua franca –, on constate dans le domaine du contentieux une convergence des attentes procédurales des entreprises, indépendamment de leur système juridique d’origine.
Cette évolution se manifeste notamment par l’émergence de standards procéduraux internationaux, communs à la fois aux traditions de common law et à celles du droit civil. Il s’agit là d’un phénomène relativement nouveau : auparavant, ces deux systèmes proposaient des règles processuelles nettement distinctes. Aujourd’hui, les contentieux commerciaux internationaux révèlent une volonté des juridictions étatiques d’offrir des pratiques harmonisées, en phase avec celles de l’arbitrage international, pour répondre aux exigences des entreprises.
L’un des exemples les plus parlants est l’implication accrue des parties dans la gestion du procès. Inspirée de l’arbitrage, la conférence de gestion du calendrier de procédure est une pratique qui tend à se généraliser. Elle permet une concertation entre le juge, les avocats et les parties – en particulier les entreprises – pour organiser de manière conjointe les différentes étapes du procès. C’est un outil essentiel, car il répond à l’une des principales préoccupations des entreprises : la prévisibilité, tant en termes de coût que de calendrier. Savoir à l’avance combien de temps une procédure durera – combien d’exercices elle affectera – et quel en sera le coût permet aux entreprises de mieux anticiper et maîtriser les risques liés au contentieux.
Une autre tendance notable, également héritée de l’arbitrage, est la valorisation croissante de l’oralité des débats, à travers l’audition des parties, des témoins et des experts. Dans les systèmes de droit civil, comme en France, la preuve écrite est traditionnellement prédominante, malgré les outils offerts par notre Code de procédure civile pour recourir à la preuve orale. On observe désormais une évolution de la culture procédurale: l’oralité prend une place plus importante dans le déroulement des procédures, notamment au sein des chambres internationales du tribunal des activités économiques et de la cour d’appel de Paris.
Enfin, dans un monde de plus en plus instable, marqué par une multipolarité croissante, une multiplication des crises et une remise en question de l’État de droit dans certaines régions, la vie des affaires a plus que jamais besoin de stabilité et de confiance. Les entreprises recherchent des juridictions fiables et prévisibles. À ce titre, l’émergence de places judiciaires internationales majeures – telles que Paris, aux côtés de Londres, New York ou Singapour – constitue un facteur clé de stabilité et de confiance. Elle illustre aussi le rôle essentiel que joue la communauté du droit dans le maintien d’un environnement propice à la prospérité des échanges économiques à l’échelle mondiale.
Virginie Natkin. Quel est votre regard sur l’intelligence artificielle juridique ? Que pensez-vous de son utilisation par les avocats, et selon vous, quelles évolutions la profession peut-elle connaître avec l’essor de l’intelligence artificielle générative ?
Jacques Bouyssou. Je suis à la fois très curieux, intéressé et enthousiaste face aux outils proposés par l’intelligence artificielle. Je suis convaincu qu’ils offrent une opportunité réelle d’améliorer la qualité du service rendu aux clients, notamment en le rendant plus rapide et, dans certains cas, plus complet.
Cela étant dit, je n’ignore pas les défis que pose cette technologie. Deux me semblent particulièrement importants. Le premier concerne la nécessité de conserver un esprit critique, qui est au cœur du métier d’avocat. Un avocat ne peut évidemment pas se contenter d’adopter sans recul une solution suggérée par une intelligence artificielle. Il doit exercer son raisonnement juridique, mobiliser sa culture, son expérience, pour évaluer la pertinence des réponses générées. D’autant plus que l’on sait qu’en l’état actuel, ces outils peuvent être sujets à ce que l’on appelle des « hallucinations ». Des erreurs notables ont déjà été observées dans la pratique, ce qui impose une vigilance constante et un contrôle rigoureux.
Le deuxième enjeu majeur est celui de la confidentialité. Nous traitons des informations sensibles, confiées par nos clients dans un cadre protégé. Il est absolument fondamental de garantir la sécurité de ces données lorsqu’on recourt à des outils d’intelligence artificielle. La profession devra donc encadrer strictement l’usage de ces technologies pour que la confidentialité demeure absolue.
Une fois ces deux enjeux identifiés et correctement maîtrisés – l’esprit critique et la confidentialité –, je crois que l’intelligence artificielle peut véritablement servir la profession. Elle permettra aux avocats de se recentrer sur ce qui constitue l’essence même de leur métier : la valeur ajoutée.
Ce que les clients attendent d’un avocat, ce n’est pas l’exécution de tâches répétitives ou standardisées – celles-ci peuvent parfaitement être confiées à une machine. Ce qu’ils recherchent, c’est un regard avisé, le fruit d’une expérience, une capacité à apprécier des situations complexes, à proposer des solutions sur mesure. C’est précisément là que l’avocat démontre toute sa plus-value.
Dans mon domaine, le contentieux international, cette plus-value est encore plus marquée : l’expertise dans les conflits de lois, la maîtrise de systèmes juridiques différents, la gestion de la compétence juridictionnelle, tout cela ne peut s’improviser ni être délégué à un algorithme. Cela exige un savoir-faire humain, nourri par la pratique.
En définitive, je crois que l’intelligence artificielle va nous aider à nous concentrer sur l’essentiel, sur la technicité, sur l’accompagnement stratégique, et sur une prestation sur mesure à haute valeur ajoutée.
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