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par Virginie Natkin et Yann Le Foll
le 04 Juillet 2025
À l’heure où l’intelligence artificielle bouleverse les pratiques professionnelles dans tous les secteurs, le droit n’échappe pas à cette transformation profonde. Avocat associé chez Fleurance De Gaulle, Henri-Nicolas Fleurance partage son analyse lucide et nuancée sur les effets déjà perceptibles de l’IA dans le traitement des dossiers juridiques, tout en esquissant les évolutions à venir. De la rédaction de contrats à l’analyse prédictive, en passant par l’optimisation des recherches ou la gestion de la conformité, il explique comment l’IA s’impose comme un levier stratégique. Mais au-delà de l’outil, c’est la capacité de l’avocat à formuler les bonnes questions – le prompting – qui devient centrale. Dans cet entretien, il explore les promesses, les limites et les enjeux éthiques de cette technologie, en soulignant un point essentiel : si l’IA accélère et amplifie les capacités, elle ne remplace ni la sensibilité ni le raisonnement humain.
Virginie Natkin : Comment l'IA a-t-elle influencé l'orientation de certains de vos dossiers ?
Henri-Nicolas Fleurance : Je ne dirais pas que l’IA a influencé l’orientation de mes dossiers et de mes avis, mais elle est indéniablement un outil. L’IA permet d’aller plus vite dans les recherches et d’avoir une vue plus exhaustive. Elle n’effectue pas le travail à notre place, mais nous fait gagner un temps précieux. Et ce temps gagné, on peut l’investir dans la réflexion, dans l’analyse pour un meilleur conseil auprès de nos clients.
L’IA ne peut pas traiter un dossier de A à Z. On peut cependant lui poser une question, et obtenir des éléments de réponse qui constituent des pistes, et non des solutions toutes faites. Et il est préférable de savoir ce que l’on cherche au risque de se tromper magistralement !
Il faut contextualiser, analyser, faire le tri. On peut “prompter” l’IA autant que l’on souhaite, mais cela ne remplacera pas le raisonnement et l’analyse. L’IA n’est pas encore assez sûre, pas assez aboutie pour s’y référer complètement.
Virginie Natkin : A plus long terme, quelles seront les transformations induites par l'IA sur la profession d'avocat ?
Henri-Nicolas Fleurance : C’est une question à la fois passionnante et complexe. Même si l’exercice de projection est délicat, on peut déjà entrevoir certaines évolutions.
Dans nos métiers, certaines expertises vont nécessairement évoluer. Prenons par exemple la rédaction de contrats : l’IA va indéniablement faire progresser cet aspect. On voit déjà apparaître des contrats dits « intelligents », associés à la blockchain, où l’adhésion, la signature et la traçabilité sont automatisées. Bien sûr, certains soulèveront des risques de sécurité ou de falsification, mais il faut garder une vision constructive : cela va surtout permettre de libérer du temps pour des tâches à plus forte valeur ajoutée, davantage en phase avec les besoins d’une société moderne.
Évidemment, toutes les clauses ne pourront pas être standardisées. Certaines nécessiteront encore une expertise humaine, notamment dans les cas complexes. Mais, comme souvent avec les technologies, il y aura un effet d’entonnoir : au départ, beaucoup de clauses devront être ajustées manuellement, puis, avec le temps, la qualité des contrats générés s’améliorera jusqu’à nécessiter de moins en moins d’interventions. On assistera à une progression asymptotique de l’efficacité contractuelle.
L’intégration de données chiffrées dans les contrats en est un autre exemple. Demain, vous pourrez entrer des données financières, juridiques ou opérationnelles, et l’IA générera un contrat structuré, pertinent et juridiquement cohérent. Cela ouvre la voie à une fusion entre le contrat et le chiffre, un peu comme ce que l’on observe déjà dans la comptabilité : les écritures manuelles ont disparu au profit des outils numériques.
À terme, je suis convaincu qu’un traité de fusion, par exemple, pourrait être largement généré par une IA à partir d’éléments bien renseignés. Cela ne veut pas dire que l’IA remplacera les avocats, mais plutôt qu’elle transformera profondément nos missions. Ce que l’on attendra d’un professionnel du droit ne sera plus tout à fait la même chose qu’aujourd’hui.
Virginie Natkin : Et à plus court terme ?
Henri-Nicolas Fleurance : L’intelligence artificielle va devenir un véritable levier au quotidien. Elle ne se limite pas à la recherche jurisprudentielle – même si c’est déjà un grand progrès en soi – mais s’étend désormais à la rédaction de contrats, à l’élaboration de matrices de conformité, ou encore à l’analyse réglementaire. L’IA permet également d’accroître sa capacité personnelle de mémoire.
Prenons l’exemple d’un projet impliquant des enjeux RSE : l’IA peut immédiatement générer l’ensemble des obligations applicables en fonction du secteur d’activité concerné. On parle ici de traitement de données et de réglementation pure, des domaines dans lesquels l’IA excelle en termes de rapidité et d’exhaustivité. Elle permet ensuite d’interroger des bases de données avec des questions spécifiques, d’en extraire des cas similaires et d’identifier des tendances. Ce type de raisonnement croisé devient un réel appui à la prise de décision. Enfin, l’IA peut aller rechercher, dans nos propres travaux, des actions, des conclusions, des propos que l’on a pu tenir : en cela, elle vient compléter notre mémoire, avant de peut-être un jour prochain l’intégrer !
Cependant, il faut rester lucide : l’IA ne décide pas à votre place. Elle ne dispose pas encore – et c’est sans doute heureux – de la sensibilité humaine. Peut-être que demain, avec les progrès de l’informatique quantique, on franchira une nouvelle étape. Mais pour l’instant, elle reste un outil d’aide, pas un substitut.
Ce qu’on observe déjà, en revanche, c’est une nette réduction des erreurs humaines grâce à l’automatisation. Le parallèle avec la médecine, notamment la radiologie, est éclairant : les algorithmes d’analyse d’imagerie surpassent aujourd’hui la moyenne des praticiens sur un grand nombre de cas. Dans le droit, on peut imaginer des performances similaires dans l’analyse prédictive ou la reconstitution de scénarios juridiques à partir de faits.
Cela dit, il y aura toujours des cas atypiques, imprévisibles ou inédits, et c’est là que l’humain reste irremplaçable. Mais pour 80 % des situations courantes, l’IA apportera une puissance d’analyse et une fiabilité redoutable. Elle permet d’évaluer les probabilités d’issue d’un litige, les stratégies les plus efficaces, ou encore les marges de manœuvre réglementaires. Cela commence déjà à exister, même si ce n’est pas encore totalement fiable, mais je suis persuadé que cela le deviendra dans les années à venir.
Je ne vois pas pourquoi le droit ferait exception à cette révolution. À partir du moment où il y a de la donnée – ce qui est le cas dans la plupart des domaines juridiques –, l’IA a sa place. Évidemment, certaines disciplines comme la psychologie ou la psychanalyse relèvent davantage de l’humain et de l’intuition. Mais le droit, dans sa dimension technique, factuelle et normative, est particulièrement propice à l’automatisation et à l’analyse algorithmique.
Au sein de notre cabinet, nous suivons de près toutes les avancées dans ce domaine. Il serait prématuré aujourd’hui de parier sur un outil unique, car tout évolue très vite. Mais l’important, c’est d’être informé, curieux, et prêt à expérimenter. On voit émerger des solutions impressionnantes, presque dignes de la science-fiction.
Pour conclure, je dirais que l’IA est un outil incontournable. Il faut l’adopter rapidement, se l’approprier intelligemment, et en faire un allié stratégique. C’est à ce prix que la profession d’avocat pourra évoluer en harmonie avec les mutations technologiques qui s’accélèrent.
Virginie Natkin : En effet, la formation à l’outil va être une des clefs pour se l’approprier rapidement. Quel rôle joue, selon vous, le prompting dans l’usage de l’IA par les avocats ?"
Henri-Nicolas Fleurance : Le prompting, autrement dit l’art de formuler correctement ses requêtes à une intelligence artificielle, est à la fois fondamental… et en réalité, déjà pratiqué par beaucoup sans qu’ils n’en aient conscience.
Certains professionnels font du prompting intuitivement : ils posent les bonnes questions, structurent leur raisonnement, cherchent à clarifier une situation, c’est déjà, en soi, une démarche de prompting. D’autres, en revanche, peinent à obtenir des résultats pertinents, tout simplement parce qu’ils ne savent pas formuler une question de manière claire ou méthodique. Or, c’est un point essentiel : une mauvaise question posée à l’IA produira une mauvaise réponse. Cela peut sembler évident, mais c’est un point de vigilance crucial.
Dans notre métier d’avocat, poser des questions, interpréter un texte, explorer ses différentes lectures : c’est notre quotidien. D’une certaine manière, ce sont déjà des gestes de prompting. La nouveauté, c’est qu’au lieu de s’adresser à soi-même ou à un collègue, on adresse désormais cette réflexion à une machine, qui fonctionne par logique et par structuration de données.
L’IA permet une accélération considérable dans certaines tâches, notamment parce qu’elle a accès à une masse de données qu’elle peut traiter de façon instantanée. On le voit déjà dans des domaines comme l’audit contractuel ou l’analyse de documents complexes. Cela dit, les formats actuels des documents juridiques ne sont pas toujours bien adaptés à une lecture automatisée : il y a encore des efforts à faire pour structurer l’information de façon standardisée, mais on s’en rapproche.
On est aujourd’hui dans une période charnière. Tout s’accélère, notamment grâce à la numérisation complète des supports : il n’y a quasiment plus de papier, tout est codé, digitalisé. Cela favorise un accès plus rapide, plus fiable et plus large à l’information. Mais pour exploiter cette puissance, encore faut-il savoir ce que l’on cherche, pourquoi on le cherche, et surtout comment on va contextualiser la réponse que l’IA fournit.
C’est là que réside toute la valeur du professionnel : dans sa capacité à poser les bonnes questions, interpréter les réponses dans un contexte juridique précis, et les relier à une stratégie globale. L’IA ne remplace pas cette intelligence humaine : elle l’amplifie, si elle est bien utilisée.
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