Réf. : CJUE, 29 avril 2025, aff. C-452/23, Fastned Deutschland GmbH & Co. KG c/ Die Autobahn GmbH des Bundes N° Lexbase : A41600PR
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N2377B3G
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par Elise Simon, Avocate, et Anne-Andréa Vilerio, Avocate, cabinet Parme Avocats
le 13 Juin 2025
Mots clés : concession • in house • avenant • modification substantielle • commande publique • absence de mise en concurrence.
Sur les autoroutes allemandes, l’extension de concessions existantes pour y intégrer l’installation de bornes de recharge électrique a suscité des recours de la part d’opérateurs concurrents. En cause : des contrats initialement attribués sans appel d’offres à une société publique postérieurement privatisée. La CJUE a jugé qu’une telle modification n’est possible sans procédure de mise en concurrence que si elle découle de circonstances imprévisibles, sans remettre en cause l’attribution initiale une fois les délais de recours expirés.
Sur les autoroutes allemandes, la vitesse est libre, mais le déploiement des bornes de recharge pour les voitures électriques, lui, reste entravé.
En cause : un cadre juridique complexe, entre concessions, privatisations et concurrence parfois inexistante.
Autobahn Tank & Rast et Ostdeutsche Autobahntankstellen, opérateurs allemands en situation quasi monopolistique, assurent l’exploitation d’environ 90 % des stations-service et aires de repos situées le long des autoroutes fédérales, en vertu d’environ 360 contrats de concession conclus avec l’État fédéral.
Sur ce total, 280 concessions avaient été attribuées, entre 1996 et 1998, sans procédure d’appel d’offres, au prédécesseur des deux exploitants actuels. Ces contrats, d’une durée maximale de quarante ans, avaient alors été passés avec une entité in house, société publique entièrement détenue par l’État allemand, laquelle a, par la suite, fait l’objet d’une privatisation.
En 2022, les autorités publiques ont modifié environ 360 de ces contrats pour y intégrer l’installation et l’exploitation de bornes de recharge pour véhicules électriques.
C’est dans ce contexte que les sociétés Fastned et Tesla, actives sur le marché concurrentiel de la recharge électrique, ont contesté, devant les juridictions allemandes, l’extension de ces concessions sans mise en concurrence préalable. Selon elles, de telles modifications contractuelles, compte tenu des montants en jeu, auraient dû donner lieu à une procédure concurrentielle, en application du droit de l’Union.
Saisie d’une question préjudicielle présentée par l’Oberlandesgericht Düsseldorf, Cour d’appel régionale allemande, la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE »), réunie en grande chambre, a été appelée à interpréter les dispositions du droit européen applicables à l’attribution et à la modification des concessions accordées à des entités in house.
Plus précisément, elle devait se prononcer sur la possibilité de modifier un contrat initialement attribué sans mise en concurrence, lorsque, au moment de la passation de cet avenant, le concessionnaire ne présente plus les caractéristiques juridiques requises pour relever de ce régime dérogatoire.
Partant, la CJUE considère que, pour qu’une modification substantielle soit autorisée sans mise en concurrence sur le fondement de l’article 43, paragraphe 1, sous c), de la Directive 2014/23/UE du 26 février 2014, sur l'attribution de contrats de concession N° Lexbase : L8591IZ9 (ci-après « la Directive »), encore faut-il qu’elle soit rendue nécessaire, et non simplement souhaitable, par la survenance de circonstances imprévisibles au moment de la conclusion du contrat (I).
La Cour rappelle également que la circonstance selon laquelle la concession a été initialement attribuée à une entité in house, bien que cette dernière ait été ultérieurement privatisée, ne fait pas obstacle, en soi, à une modification contractuelle sans nouvelle procédure d’attribution. Elle précise, en outre, que la régularité de l’attribution initiale ne saurait être remise en cause si le délai de recours ouvert à cette fin est expiré, conformément aux principes de sécurité juridique et de stabilité contractuelle (II).
I. La modification contractuelle d’une concession
S’il est désormais acquis en droit interne qu’un contrat de concession peut faire l’objet de modifications sans qu’il soit nécessaire d’engager une nouvelle procédure de mise en concurrence, par la conclusion d’un avenant, conformément aux articles L. 3135-1 N° Lexbase : L7143LQM et R. 3135-1 N° Lexbase : L3654LRR et suivants du Code de la commande publique, la décision ici analysée précise, en droit de l’Union européenne, les conditions encadrant les modifications substantielles (A), ainsi que celles rendues nécessaires par des circonstances imprévues (B).
A. La modification d’une concession en droit de l’Union européenne
Le droit de l’Union encadre les modifications des contrats de concession en cours d’exécution, afin de prévenir tout contournement des obligations de publicité et de mise en concurrence qui s’imposent lors de l’attribution initiale.
L’objectif est d’éviter que des ajustements contractuels, en apparence techniques ou ponctuels, ne dissimulent en réalité de nouvelles concessions, contrairement aux obligations de mise en concurrence.
La CJUE rappelle dans cette affaire qu’une modification d’un contrat de concession peut être effectuée sans nouvelle procédure d’attribution sur le fondement de l’article 43, paragraphe 1, sous c), de la Directive, sous réserve de la réunion de trois conditions cumulatives :
Cette disposition offre ainsi une marge d’adaptation encadrée, sans pour autant consacrer une faculté de modification illimitée.
Dans ce cadre, la CJUE précise utilement que le droit applicable à l’appréciation du caractère substantiel de la modification est celui en vigueur à la date de ladite modification, et non celui applicable à la date de la conclusion du contrat initial, permettant d’assurer une continuité contractuelle.
Par conséquent, l’antériorité de la passation de la concession par rapport à l’entrée en vigueur de la Directive ne fait pas obstacle à l’application des règles prévues par son article 43, paragraphe 1, sous c).
Cette précision consacre une approche souple et dynamique du droit applicable, fondée sur la date de l’acte modificateur, et non sur celle de l’attribution initiale.
B. Les modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles
Plus encore, la CJUE considère, au regard de l’esprit de la Directive, que les pouvoirs adjudicateurs doivent pouvoir disposer d’une certaine marge d’appréciation pour adapter un contrat de concession en cours d’exécution, lorsqu’ils sont confrontés à des circonstances extérieures imprévisibles, et ce, sans être contraints d’engager une nouvelle procédure d’attribution.
À cet égard, elle précise que la modification peut être regardée comme « rendue nécessaire », au sens de l’article 43, paragraphe 1, sous c), de ladite Directive, dès lors que :
« La modification d’une concession est “rendue nécessaire”, au sens de cet article 43, si des circonstances imprévisibles exigent d’adapter la concession initiale afin d’assurer que l’exécution correcte de celle-ci puisse perdurer. »
De ce fait, la Cour insiste sur le strict respect des conditions énoncées à l’article 43, paragraphe 1, sous c), de la Directive. Elle rappelle en particulier que la modification ne peut être admise si elle est simplement utile ou opportune, par la survenance de circonstances imprévisibles au moment de la conclusion du contrat.
Ainsi, une telle faculté d’adaptation, bien que reconnue, demeure toutefois strictement encadrée. Elle ne saurait, en particulier, justifier une modification portant atteinte à la nature globale de la concession.
La Cour rappelle ainsi que :
« [...] tel est le cas, notamment, lorsque les travaux à exécuter ou les services à fournir sont remplacés par quelque chose de différent ou lorsque le type de concession est fondamentalement modifié. »
Autrement dit, la modification ne peut ni dénaturer l’objet du contrat initial, ni conduire à une substitution d’objet ou de régime juridique.
II. Les effets de la privatisation d’une société publique sur ses contrats de concession
La CJUE ne remet pas en cause les critères de qualification d’une entité in house (A), mais précise les conditions d’application de ce régime dérogatoire. Elle y intègre désormais une exigence nouvelle : la prise en compte des évolutions structurelles susceptibles d’intervenir en cours d’exécution du contrat (B), sans pour autant permettre de remettre en cause rétroactivement la régularité de l’attribution initiale (C).
A. Les critères classiques de qualification d’entité in house
Il convient de rappeler que la notion d’entité in house, telle que définie à l’article 17 de la Directive et issue de la jurisprudence constante de la CJUE, notamment de l’arrêt « Teckal » [1], permet à un pouvoir adjudicateur de confier un contrat de concession ou un marché public sans procédure de mise en concurrence à une personne morale.
Deux conditions cumulatives permettent de bénéficier de ce régime dérogatoire, que sont :
Autrement dit, ce régime dérogatoire autorise une collectivité publique à conclure un contrat sans recourir aux procédures de mise en concurrence, à la condition que soient réunis les critères organique et fonctionnel caractérisant ce lien in house.
Or, dans l’affaire en cause, la concession avait été initialement conclue sans mise en concurrence, l’autorité concédante ayant invoqué et constaté l’existence d’un lien organique et fonctionnel étroit avec son cocontractant, société publique.
Dans ce cadre, il convient de préciser que par un premier arrêt du 11 janvier 2005 « Stadt Halle » [2], la CJUE avait écarté de manière catégorique les structures d’économie mixte du champ des relations dites in house. À ce titre, elle a jugé que la seule participation, même minoritaire, d’une entreprise privée au capital d’une société à laquelle participe également un pouvoir adjudicateur fait obstacle à l’exercice, par ce dernier, d’un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services. Autrement dit, la simple présence d’un actionnaire privé, aussi minime soit-elle, empêche de satisfaire à la condition de contrôle fixée par l’arrêt « Teckal ». Cette interprétation de principe a par la suite été réaffirmée par la Cour dans un arrêt du 21 juillet 2005, « Coname » [3].
Dans l’affaire analysée, au moment où une modification substantielle du contrat a été envisagée, cette entité ne répondait plus aux conditions de qualification in house. Cette évolution s’expliquait, notamment, par une transformation de sa structure de gouvernance ainsi que par l’élargissement de son périmètre d’activités, effets de sa privatisation.
Le fondement juridique qui avait permis l’attribution sans mise en concurrence avait donc disparu.
Dans ce contexte, les autorités allemandes s’interrogeaient sur la modification d’un tel contrat, portant notamment sur son objet, qui imposait le recours à une nouvelle procédure d’attribution au regard du droit européen.
Cette question soulève un enjeu fondamental : celui de la compatibilité d’une adaptation contractuelle avec la perte du régime dérogatoire initialement applicable.
B. L’extension de ce régime dérogatoire
La CJUE juge que la perte, en cours d’exécution, de la qualité d’entité in house par le cocontractant ne constitue pas, en elle-même, un obstacle à la possibilité de modifier substantiellement un contrat de concession sans mise en concurrence.
Autrement dit, les autorités concédantes peuvent, sous réserve du respect des conditions strictement définies à l’article 43, paragraphe 1, sous c), de la Directive, dont l’appréciation relève du juge national, procéder à la modification d’une concession en cours d’exécution, y compris dans l’hypothèse où le cocontractant, initialement qualifié d’entité in house, a perdu cette qualité.
La Cour estime qu’imposer le maintien du statut in house comme condition préalable à la validité de la modification reviendrait à restreindre indûment le champ d’application de l’article 43, paragraphe 1, sous c), sans que cette restriction trouve de fondement dans le texte même de la Directive ni dans sa finalité.
Une telle lecture compromettrait l’effet utile de la disposition, dont l’objectif est précisément de permettre l’adaptation du contrat aux circonstances imprévisibles, indépendamment de l’évolution de la qualité juridique du cocontractant au moment de la modification.
Pour autant, il importe de souligner que la Cour insiste sur le caractère strictement encadré de cette faculté de modification. En effet, celle-ci ne peut être valablement mobilisée que si la modification est rendue nécessaire, et non simplement souhaitable ou opportune, par la survenance de circonstances imprévisibles au moment de la conclusion du contrat initial.
Une telle exigence vise à préserver l’équilibre entre la continuité des relations contractuelles et les principes fondamentaux de concurrence et de transparence qui régissent le droit de la commande publique de l’Union.
C. Évolution dans le temps de la forme juridique de l’entité in house : pas de contrôle à titre incident de la régularité de l’attribution initiale
Enfin, la CJUE considère que dans le cadre d’un recours dirigé contre la modification d’un contrat de concession, les juridictions nationales ne sont pas tenues de se prononcer sur la régularité de l’attribution initiale du contrat, dès lors que le délai de recours prévu par le droit national pour contester cette attribution est expiré.
Par cette précision, la Cour réaffirme la distinction structurante entre deux séquences juridiques : d’une part, celle de l’attribution, encadrée par des délais de recours ; et d’autre part, celle de l’exécution du contrat, régie par un régime juridique autonome, portant notamment sur la question des modifications substantielles.
Il en résulte que, même en présence d’une transformation profonde de la nature juridique du cocontractant, telle qu’une privatisation intervenue postérieurement à l’attribution, l’ordre juridique de l’Union ne permet pas de remettre en cause rétroactivement la validité de l’attribution initiale une fois les voies de recours épuisées.
Cette position s’inscrit dans une logique de sécurité juridique et de stabilité des relations contractuelles, principes fondamentaux du droit de la commande publique européenne.
[1] CJCE, 18 novembre 1999, aff. C-107/98 N° Lexbase : A0591AWS.
[2] CJCE, 11 janvier 2005, aff. C-26/03 N° Lexbase : A9511DEY.
[3] CJCE, 21 juillet 2005, aff. C-231/03 N° Lexbase : A1664DKT.
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