Le Quotidien du 29 avril 2025 : Avocats/Procédure

[Questions/Réponses] Quel impact pour la mise en place des tribunaux économiques ? Questions à Bruno Deffains, avocat of counsel, De Gaulle Fleurance

Réf. : Loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023, d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 N° Lexbase : L6256MSI ; décret n° 2024-674 du 3 juillet 2024, relatif à l'expérimentation du tribunal des activités économiques N° Lexbase : L5840MYX ; arrêté du 5 juillet 2024, relatif à l'expérimentation du tribunal des activités économiques N° Lexbase : L8187M7D

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le 28 Avril 2025

Mots clés : tribunaux des activités économiques • tribunaux de commerce  • contribution pour la justice économique • litiges économiques • gratuité de la justice

Du 1er janvier 2025 au 31 décembre 2028, 12 tribunaux de commerce sont renommés tribunaux des activités économiques. Si le droit applicable en matière de procédure amiable et collective ne s’en trouve pas modifié, cette évolution s’accompagne de la mise en place du mécanisme de la contribution pour la justice économique que devra verser  l’auteur d’une demande initiale » (hors procédure collective ou amiable) lorsque la valeur totale de ses prétentions est supérieure à 50 000 euros, et ce, sous peine d’irrecevabilité relevée d’office. Afin d’obtenir l’éclairage d’un praticien spécialiste de ces questions. Lexbase a interrogé Bruno Deffains, avocat of counsel, De Gaulle Fleurance*.


 

Lexbase : Quelle idée a présidé au remplacement des tribunaux de commerce par les tribunaux des activités économiques ?

Bruno Deffains : Le remplacement des tribunaux de commerce par les tribunaux des activités économiques (TAE) s’inscrit dans une volonté plus large d’adapter la justice commerciale à l’évolution rapide des réalités économiques contemporaines. Cette réforme vise à moderniser ces juridictions en élargissant leur compétence à l’ensemble des activités économiques, y compris associatives, agricoles et civiles. L’idée, largement discutée lors des États généraux de la Justice (rapport du 8 juillet 2022), est de disposer de juridictions mieux adaptées aux besoins réels des acteurs économiques, plus efficaces, capables de gérer une hausse importante de leur activité tout en maintenant la qualité et la rapidité de leurs décisions. Il est à noter toutefois que pour l’instant il s’agit d’une phase expérimentale qui concerne une douzaine de tribunaux en France (pour une durée de quatre ans).

Mais cette réforme ne modifie pas seulement l’organisation juridictionnelle : elle influe aussi sur les comportements des acteurs économiques. En intégrant un mécanisme de contribution financière remboursable en cas d’accord amiable, la réforme crée un signal incitatif fort en faveur des modes alternatifs de règlement des différends. Autrement dit, les entreprises seront incitées à privilégier les négociations, la médiation ou la conciliation plutôt que d’aller directement en contentieux. Ce point est essentiel du point de vue des enseignements de l’économie du droit selon lequel le coût d’accès au juge influence structurellement les stratégies contentieuses. Lorsque le recours au tribunal devient plus coûteux, les entreprises tendent à réévaluer l’intérêt d’un procès au regard des alternatives amiables.

Dès lors, cette réforme pourrait contribuer à faire évoluer les pratiques en favorisant une montée en puissance des règlements amiables dans les litiges économiques, une contractualisation plus prudente en amont, et une évaluation plus fine des risques de contentieux, intégrant les coûts nouveaux liés à l’introduction de la contribution. Il s’agit potentiellement d’une évolution importante dans la manière dont les entreprises conçoivent et gèrent leur rapport au droit.

Lexbase : L'efficacité recherchée sera-t-elle au rendez-vous selon vous ?

Bruno Deffains : L’efficacité recherchée est ambitieuse, comme en témoigne le récent bilan présenté par le tribunal des activités économiques de Paris, avec des indicateurs qualitatifs favorables malgré l’augmentation importante de son activité (+10,8 % d’affaires nouvelles en 2024). Le faible taux d'infirmation en appel (3,6 %) et la stabilité des délais moyens (12,7 mois) montrent déjà la capacité du tribunal à absorber une hausse de son activité sans compromettre la qualité.

Toutefois, atteindre cette efficacité sur la durée nécessitera des moyens supplémentaires conséquents. La contribution économique prévue vise précisément à répondre à ce besoin. Mais comme le débat des États généraux de la Justice l’avait souligné, l’efficacité dépendra aussi de l’équilibre trouvé pour ne pas limiter l'accès au juge, notamment pour les PME. La crainte d’une justice à deux vitesses ou d'un frein à l'accès à la justice pour les plus fragiles reste très présente, soulignant la nécessité d'une vigilance constante.

Lexbase : Pouvez-vous nous présenter le mécanisme de la contribution pour la justice économique ?

Bruno Deffains : La contribution pour la justice économique repose sur le principe que les justiciables, notamment les grandes entreprises, participent financièrement aux frais induits par le traitement des litiges économiques. Le mécanisme prévoit une exonération complète pour les petites entreprises (moins de 250 salariés) et fixe une contribution proportionnelle au chiffre d’affaires et aux bénéfices pour les grandes structures, garantissant ainsi une certaine équité contributive. Les modalités de la contribution selon le type d’affaires et la nature des acteurs économiques concernés sont disponibles en ligne. À noter que le décret n° 2024-1225 du 30 décembre 2024, relatif à l'expérimentation de la contribution pour la justice économique N° Lexbase : L4088MY3, ne détaille pas les modalités précises de vérification des documents fiscaux/financiers par les greffes, ce qui soulève des questions pratiques. Par ailleurs, la relative complexité du dispositif (avec une contribution modulée et plafonnée) suppose que les greffes disposent de grilles de calcul claires qui ne sont pas publiées à ce jour.

Cette contribution s’inscrit dans une double logique d’amélioration des moyens de la justice souhaitée par les acteurs économiques et de responsabilisation de ces mêmes acteurs : elle vise à dissuader les recours abusifs ou dilatoires en rendant tangible le coût de la justice. Le remboursement en cas d’accord amiable constitue un levier très intéressant pour encourager la médiation et le règlement négocié des conflits, comme le montre l'augmentation spectaculaire des médiations réussies à Paris (+72,9 % en 2024).

Le débat autour de cette contribution n’est pas nouveau puisque dès les États généraux de la Justice en 2022, certains professionnels du droit avaient souligné les risques associés à la gratuité absolue, comparant même les actions en justice à un « ticket de loto ». Un autre point de discussion est également apparu s’agissant de la destination des fonds collectés dans la mesure où le versement des fonds est porté au budget général de l’État, sans garantie de profiter in fine au fonctionnement de la Justice économique.

Lexbase : Le CNB a récemment annoncé vouloir déposer un recours devant le Conseil d'État contre ce mécanisme. Partagez-vous les craintes exprimées par cette institution ?

Bruno Deffains : Les craintes exprimées par le CNB portent sur la remise en cause du principe historique de gratuité de la justice, qui reste un idéal fort du système judiciaire français, la justice gratuite étant conçue comme un garant symbolique majeur de l’impartialité et de l'égal accès au juge. Le risque souligné par le CNB d’une justice à deux vitesses est donc au cœur des préoccupations du CNB qui exprime la crainte que le coût, même modulé, pourrait dissuader certains acteurs de défendre leurs droits.

Cependant, il faut également reconnaître la nécessité pragmatique de financer adéquatement la justice commerciale. La France accuse un retard chronique dans ce domaine, ce qui nuit à la qualité et à la rapidité des décisions économiques. Le rapport des États généraux de la Justice rappelait d’ailleurs que la gratuité absolue peut parfois entraîner des abus, avec un recours excessif ou opportuniste à la justice, impliquant des coûts assumés par l'ensemble des contribuables, y compris les plus modestes.

Ainsi, plutôt que de rejeter totalement la contribution, il semble plus pertinent d'aborder le débat sous l’angle d’un compromis raisonné, visant l'équilibre entre équité, responsabilisation des acteurs économiques et nécessité d’un financement adéquat.

*Propos recueillis par Virginie Natkin, chargée d’affaires grands comptes Avocats et Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public

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