Réf. : TA Toulouse, 21 janvier 2025, n° 2407799 N° Lexbase : A38026RA et n° 2407798 N° Lexbase : A35866RA
Lecture: 7 min
N1872B3Q
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
le 18 Avril 2025
Mots clés : environnement • autoroute • espèces protégées • intérêt général • infrastructures
Saisi notamment par des associations environnementales, le tribunal administratif de Toulouse a annulé le 27 février 2025 les projets d’autoroute A69 et d’élargissement de l’autoroute A680, qui avaient été autorisés par les préfets de la Haute-Garonne et du Tarn en mars 2023. Au vu des bénéfices très limités qu’auront ces projets pour le territoire et ses habitants, il a estimé qu’il ne peut être dérogé aux règles de protection de l’environnement et des espèces protégées. Pour faire le point sur cette décision, Lexbase a interrogé Raphaëlle Jeannel, Avocate à la cour, spécialiste en droit de l’environnement, cabinet Huglo Lepage*.
Lexbase : Le tribunal a estimé que ce projet ne constituait pas une « raison d'intérêt public majeur ». À raison, selon vous ?
Raphaëlle Jeannel : Savoir si oui ou non un projet est justifié par une raison impérative d’intérêt public majeur ou « RIIPM » relève d’une appréciation au cas par cas. Je pourrais vous donner mon avis personnel sur l’opportunité ou non de mener à bien ce projet, mais l’avis d’une praticienne du droit me paraît plus pertinent.
Avec cette casquette de juriste, il faut souligner que c’est précisément l’opportunité de réaliser l’A69 qu’avait à apprécier le tribunal de Toulouse au regard du contexte bien particulier de l’effondrement de la biodiversité. Il n’y a rien de militant dans cette appréciation, c’est tout simplement le cadre juridique dans lequel s’inscrivent les projets réalisés dans le milieu naturel.
Les législateurs européens et français ont décidé que la préservation de certaines espèces de faune et de flore, dont la survie est menacée, est indispensable afin d’assurer un développement durable en Europe. Ces espèces sont les espèces dites « protégées ». Compte tenu de la menace d’effondrement de la biodiversité, ils ont décidé d’interdire par principe les atteintes qui pourraient y être portées et de ne les autoriser qu’à titre d’exception. Autrement dit, c’est le porteur de projet qui doit démontrer que ce qu’il veut réaliser est plus important que l’impératif de préservation des espèces protégées. S’agissant d’une exception à un principe d’interdiction, l’opportunité de réaliser le projet est appréciée strictement et doit évidemment être solidement établie.
La question soumise au juge de Toulouse était de savoir si le préfet avait légalement décidé que la création de l’A69 était plus importante que la destruction d’espèces de faune et de flore dont l’effondrement des populations est acté. Il a donc apprécié les justifications retenues par le préfet sur la base des éléments transmis par la société ATOSCA. Ces justifications étaient d’ordre social, économique, et de sécurité publique. À la lecture du jugement, je constate que le tribunal a considéré que nombre des éléments de preuves et notamment des études produites par le porteur de projet étaient insuffisants, entachés d’erreurs, d’omissions, de contradiction ou encore de biais de confirmation. Le tribunal a donc considéré que ni l’État, ni la société ATOSCA n’avaient apporté la preuve d’un bénéfice suffisamment important sur les plans sociaux, économiques et de sécurité, pour constituer une raison impérative d’intérêt public majeur.
Compte tenu de la motivation largement détaillée du jugement et de la défaillance de l’Etat et de la société ATOSCA dans l’administration de la preuve, j’estime que c’est à raison que le tribunal a annulé l’autorisation environnementale permettant la réalisation de l’A69.
Lexbase : Cette décision est-elle préjudiciable au développement économique local comme le défendent les élus locaux ?
Raphaëlle Jeannel : À la lecture du jugement il apparaît clairement qu’il n’est pas établi que la création de l’A69 soit un facteur suffisant de développement économique et que le coût élevé du péage sera dissuasif pour les acteurs économiques. La participation de l’A69 au développement économique local me paraît donc relever bien plus de la croyance que du constat ou du fait.
Lexbase : Un ancien ministre de l'Environnement a dit qu'il considérait que le juge avait outrepassé ses prérogatives. Qu'en pensez-vous ?
Raphaëlle Jeannel : Qu’un ancien ministre de l’Environnement méconnaisse à ce point le droit de l’environnement et remette en cause la légitimité du juge administratif est très inquiétant. Le juge de Toulouse a appliqué la loi française et a largement motivé sa décision.
Le respect du droit par l’administration est un des piliers de notre démocratie. L’administration n’est pas infaillible, raison pour laquelle le juge administratif a le pouvoir de censurer ses décisions. C’est ce qu’il a fait dans ce dossier.
En l’occurrence, ce sont les préfets du Tarn et de la Haute-Garonne qui ont outrepassé leurs prérogatives en délivrant un arrêté illégal.
Plus largement, les prises de position comme celle de ce ministre viennent nourrir une remise en cause de l’état de droit qui me préoccupe au plus haut point en ma qualité de citoyenne et d’avocate. À cet égard, je voudrais citer Monsieur Dider-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État, qui formule parfaitement le fondement de ma préoccupation : « Quand il n’y a pas d’État de droit, on règle nos différends par la force, et c’est le plus fort ou le plus violent qui l’emporte ».
Lexbase : De manière plus générale, tous les grands projets d'infrastructures à venir peuvent-ils se retrouver fragilisés par cette décision ?
Raphaëlle Jeannel : Ça n’est pas ce jugement du tribunal de Toulouse qui les fragilise. C’est la décision insuffisamment pesée de les mener à bien à tout prix.
Déjà, ça n’est pas le premier jugement à mettre un coup d’arrêt à un projet d’infrastructure pour le même motif d’absence de RIIPM. C’est également le cas du contournement routier de Beynac, par exemple [1]. L’État ou la société ATOSCA ne pouvaient donc pas ne pas connaître le risque de remise en cause de l’A69 au stade de sa réalisation. Ce risque a été pris en engageant les travaux sans attendre que le contentieux soit purgé, il doit être assumé.
Ensuite, ça n’est pas parce qu’un projet revêt un intérêt public qu’il est justifié par une raison impérative qui doit au surplus être constitutive d’un intérêt public majeur. Un projet d’infrastructure dans le milieu naturel, doit représenter bien plus qu’un « simple » intérêt public pour pouvoir être mis en œuvre. C’est cette pondération que les porteurs de projets d’infrastructure doivent intégrer à leur prise de décision pour les sécuriser.
À titre d’exemple, la Commission européenne a précisé ce qui peut constituer une RIIPM dans sa communication du 25 janvier 2019 « Gérer les sites Natura 2000 – les dispositions de l’article 6 de la Directive « Habitats » (92/43/CEE) » (2019/C 33/01).
Elle vise « des situations où les plans ou projets envisagés se révèlent indispensables :
- dans le cadre d’initiatives ou de politiques visant à protéger des valeurs fondamentales pour la population (santé, sécurité, environnement);
- dans le cadre de politiques fondamentales pour l’État et pour la société;
- dans le cadre de la réalisation d’activités de nature économique ou sociale visant à l’accomplissement d’obligations spécifiques de service public ».
La seule option possible pour sécuriser les grands projets d’infrastructures est que celui qui le porte réponde objectivement à la question de savoir si oui ou non son projet peut être plus important que la perte de biodiversité menacée qu’il entraîne.
Cette question doit se poser au même titre que celle de son intérêt public. Et il doit évidemment y être répondu avant de lancer les procédures d’obtention des autorisations nécessaires et notamment la demande de dérogation à l’interdiction de porter atteinte à des espèces protégées.
Ce sont ainsi, à mon sens, en réalité les porteurs de projets qui fragilisent leur projet et prennent le risque d’engager des fonds publics à perte en s’engageant, et parfois s’obstinant à le mener à bien sans avoir répondu à cette question en toute objectivité, dans le contexte de l’effondrement de la biodiversité.
*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public
[1] CE, 6° ch., 28 décembre 2018, n° 419918 N° Lexbase : A8500YRA.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:491872