Le Quotidien du 5 février 2025 : Procédure prud'homale

[Commentaire] Reconnaissance et effets d’une situation de coemploi : la détermination délicate des délais de prescription et de leur point de départ

Réf. : Cass. soc., 15 janvier 2025, n° 23-11.765, FS-B N° Lexbase : A47876QD

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par Marie-Noëlle Rouspide-Katchadourian, Maître de conférences à l'Université de Caen Normandie, Avocate associée, cabinet Fidal

le 03 Février 2025

Mots clés : prescription quinquennale • coemploi • fraude • point de départ de la prescription • délais de prescription

L'action visant à la reconnaissance d'une situation de coemploi relève de la prescription de l'article 2224 du Code civil. Les actions relatives aux demandes salariales et indemnitaires qui en découlent sont soumises aux délais de prescription déterminés par la nature de la créance invoquée.

Lorsque la situation de coemploi a été révélée au salarié par la découverte d'une fraude, le point de départ de ces délais est la date à laquelle le salarié a connu les faits révélant la découverte de la fraude.


La reconnaissance d'une situation de coemploi permet aux salariés de se prévaloir de certaines obligations découlant du contrat de travail conclu avec leur employeur initial à l'encontre d'un tiers, susceptible d’assurer le paiement de sommes éventuellement dues au titre de la perte d'emploi.

Dans un premier temps, la Cour de cassation retenait qu’une « société faisant partie d'un groupe ne peut être considérée comme un coemployeur à l'égard du personnel employé par une autre, hors l'existence d'un lien de subordination, que s'il existe entre elles, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l'état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une confusion d'intérêts, d'activités et de direction de cette dernière » [1].

Puis, la Chambre sociale a abandonné le critère de la triple confusion ; la définition du coemploi est désormais fondée sur l’immixtion permanente d’une société dans la gestion économique et sociale de la société employeur et la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière [2]. Elle a également admis que la reconnaissance d’une situation de coemploi est susceptible d’être caractérisée en dehors de l’existence d’un groupe [3].

Dans l’arrêt du 15 janvier 2025, les critères de reconnaissance d’une situation de coemploi et leur application n’étaient pas discutés. La question était en réalité de savoir si l’action de la salariée était prescrite.

En effet, la salariée, engagée en qualité de vendeuse employée de caisse le 15 mai 2006, par le gérant de la société Setaffaires, avait bénéficié d’un congé de maternité suivi d’un congé parental. Durant son congé parental (qui avait pris fin le 5 novembre 2012), le gérant de la société Setaffaires avait informé la salariée que la société avait été reprise et lui avait indiqué que son nouvel employeur était la société Setaffaires Limited. En l’absence d’information sur ce nouvel employeur, malgré la fermeture du magasin, la salariée n’avait pu reprendre son emploi. Elle avait saisi la juridiction prud’homale le 13 décembre 2012, afin d’obtenir de la société Setaffaires Limited le paiement de diverses sommes liées au caractère abusif de la rupture de son contrat de travail, intervenue sans licenciement, le 5 novembre 2012. Le 16 juin 2014, le conseil de prud’hommes a fait droit à ses demandes. Puis, la salariée avait appris, en 2016, que l’activité de la société Setaffaires s’était poursuivie malgré sa radiation et que le gérant de la société Settafaires était également dirigeant de la société Gigaffaires. Celui-ci avait, en effet, été cité devant le tribunal correctionnel en 2016 (et reconnu coupable ultérieurement) pour organisation frauduleuse d’insolvabilité. La salariée avait saisi la juridiction prud’homale, le 4 mars 2016, afin que soit reconnue la qualité de coemployeurs aux sociétés Setaffaires et Gigaffaires ainsi qu’au gérant de celles-ci. Elle sollicitait leur condamnation solidaire au paiement de diverses sommes en réparation des préjudices subis. La juridiction prud’homale et la cour d’appel avaient fait droit à ses demandes. Selon la cour d’appel, l’action n’était pas prescrite. Les demandeurs au pourvoi soutenaient, à l’inverse, que l’action de la salariée devait être déclarée irrecevable.

La Cour de cassation énonce que « l'action visant à la reconnaissance d'une situation de co-emploi revêt le caractère d'une action personnelle et relève de la prescription de l'article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC ». Elle ajoute que « lorsque la situation de co-emploi a été révélée au salarié par la découverte d'une fraude, le point de départ de ce délai est la date à laquelle celui qui exerce l'action a connu ou aurait dû connaître les faits, révélant l'existence de la fraude, lui permettant d'exercer son droit ».

Ainsi, la Cour de cassation apporte d’importantes précisions sur les délais de prescription applicables lors d’une action en reconnaissance d’une situation de coemploi. Elle fait à cet égard, application de la formule précédemment dégagée dans ses arrêts selon laquelle « le délai de prescription est déterminé par la nature de la créance invoquée » (I.). Elle se prononce, en outre, sur le point de départ de ces délais dans un contexte de fraude (II.).

I. Des délais de prescription liés à la nature de la créance

Les délais de prescription régissant la relation de travail sont multiples. Cette diversité rend parfois délicate la détermination du délai de prescription applicable. La Cour de cassation s’efforce néanmoins de clarifier l’application des règles en la matière. À cet effet, elle retient que le délai de prescription applicable est déterminé par la nature de la créance invoquée [4]. Il en résulte qu’en cas de demandes multiples, « chacune d’entre elles doit être examinée de façon distincte et appréciée selon son objet précis, ce qui peut conduire à retenir la prescription pour certaines et à l’écarter pour d’autres » [5]. C’est ainsi que procède la Cour de cassation dans le présent arrêt. Elle distingue l’action en reconnaissance de la situation de coemploi et les actions qui en découlent.

La prescription de l’action en reconnaissance d’une situation de coemploi. L’article 2224 du Code civil prévoit que « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ». L’article L. 1471-1 du Code du travail N° Lexbase : L1453LKZ, dans sa version applicable à l’espèce, disposait quant à lui que « toute action portant sur l'exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit » (rédaction résultant de la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 [6], antérieure à l’ordonnance, relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail du 22 septembre 2017 [7]).

Or, dans cette affaire, la cour d’appel avait estimé que le point de départ de la prescription applicable à l’action de la salariée était la fin du congé parental, soit le 5 novembre 2012. Selon elle, le délai de prescription de droit commun de cinq ans, visé à l’article 2224 du Code civil, avait vocation à s’appliquer. Ainsi, l’action n’était pas prescrite au jour de la saisine du juge, le 4 mars 2016.

Les demandeurs au pourvoi considéraient, à l’inverse, que l’action de la salariée était prescrite. Selon eux, les créances invoquées par la salariée étaient nées de la rupture du contrat de travail. Dès lors, le délai de prescription de l’article L. 1471-1 du Code du travail s’appliquait et compte tenu des dispositions transitoires de la loi du 14 juin 2013, la salariée ne pouvait plus agir après le 17 juin 2015.

Mais la Cour de cassation ne partage pas cette analyse et confirme sur ce point l’analyse de la cour d’appel.

La solution n’était pourtant pas évidente. La Cour de cassation considère que « l’action par laquelle une partie demande de qualifier un contrat, dont la nature juridique est indécise ou contestée, de contrat de travail, revêt le caractère d'une action personnelle et relève de la prescription de l'article 2224 du Code civil » [8]. Cependant, comme le soulignait l’avis de l’Avocate générale « pour caractériser une situation de coemploi, le salarié doit établir l’immixtion permanente de personnes physiques ou morales dans la gestion économique et sociale de l’employeur de droit, et non l’existence d’un contrat de travail le liant à ces personnes » [9]. Ici, « un contrat de travail a bien été signé et correspond à la réalité de la situation ». L’avocate générale en concluait que l’article L. 1471-1 du Code du travail avait vocation à s’appliquer.

Toutefois, cette analyse n’a pas été retenue par la Cour de cassation qui énonce sans ambages que « l'action visant à la reconnaissance d'une situation de coemploi est soumise à la prescription quinquennale de droit commun ». À l’appui de cette solution, il est permis d’avancer que certes, en l’espèce, l’existence d’un contrat de travail entre le salarié et l’employeur initial était incontestable ; reste, qu’en l’espèce, était discutée la reconnaissance éventuelle d’une situation de coemploi entre la salariée et les coemployeurs. C’est donc la reconnaissance de cette relation « dont la nature juridique était indécise ou contestée » qui était au cœur des débats [10].

La prescription des demandes salariales et indemnitaires. Une fois acquise la recevabilité de l’action, restait à déterminer les délais de prescription applicables aux demandes salariales et indemnitaires de la salariée, consécutives à la reconnaissance de la situation de coemploi.

À cet égard, la Cour de cassation décide, sans surprise, qu’elles sont soumises au délai de prescription déterminé par la nature de la créance invoquée. Ainsi, les demandes indemnitaires liées à l’exécution et à la rupture du contrat de travail sont soumises aux prescriptions de l’article L. 1471-1 du Code du travail. Les actions en paiement du salaire se prescrivent par trois ans, conformément à l’article L. 3245-1 du Code du travail N° Lexbase : L0734IXH.

L’analyse est parfaitement logique au regard des règles dégagées récemment par la Cour de cassation.

II. Un point de départ spécifique lié à l’existence d’une fraude

Demeurait encore une interrogation liée au point de départ des délais de prescription. Au regard des textes applicables à l’espèce, la date de connaissance des faits marquait le point de départ de l’action en prescription. La Cour de cassation précise que, dans cette affaire, il s’agissait de la date de connaissance des faits révélant l’existence de la fraude.

La date de connaissance des faits permettant l’exercice de l’action. Selon l'article 2224 du Code civil, la prescription court « à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». La cour d’appel avait fixé le point de départ de la prescription à la date à laquelle la relation de travail avait cessé, soit à la fin du congé parental, le 5 novembre 2012. En ce qui concerne l’action en reconnaissance de l’existence d’un contrat de travail, la Cour de cassation retient que « la qualification dépendant des conditions dans lesquelles est exercée l'activité, le point de départ de ce délai est la date à laquelle la relation contractuelle dont la qualification est contestée a cessé. C'est en effet à cette date que le titulaire connaît l'ensemble des faits lui permettant d'exercer son droit » [11].

La date de connaissance des faits révélant l’existence de la fraude. Pourtant, en l’espèce, la Cour de cassation adopte un raisonnement différent. Elle précise que « lorsque la situation de coemploi a été révélée au salarié par la découverte d'une fraude, le point de départ de ce délai est la date à laquelle celui qui exerce l'action a connu ou aurait dû connaître les faits, révélant l'existence de la fraude, lui permettant d'exercer son droit ».

Dans cette affaire, le Procureur de la République avait fait citer le gérant devant le tribunal correctionnel en 2016. C’est à cette date que la salariée avait été en mesure de connaître l’organisation frauduleuse d’insolvabilité par son employeur et avait, en conséquence, saisi le juge.

La solution doit donc être approuvée ; au jour de la cessation du contrat de travail, la salariée n’avait pas connaissance d’une éventuelle situation de coemploi.

La date de connaissance des faits révélant l’existence de la fraude marquait non seulement le point de départ de la prescription de l’action en reconnaissance de la situation de coemploi mais également celui des actions relatives aux demandes salariales et indemnitaires qui en découlaient. L’article L. 1471-1 du Code du travail, dans sa version applicable à l’espèce, précisait que l’action portant sur l’exécution et la rupture du contrat de travail se prescrivait par deux ans « à compter du jour ou celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit ». L’article L. 3245-1 du Code du travail prévoit que l'action en paiement ou en répétition du salaire se prescrit par trois ans « à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ». En conséquence, l’unité du point de départ de la prescription est ici parfaitement justifiée.

Reste néanmoins à s’interroger sur la fixation de ce point de départ en cas de contestation portant sur la rupture du contrat de travail, au regard de la rédaction actuelle de l’article L. 1471-4 du Code du travail.  En effet, ce texte prévoit désormais que « toute action portant sur la rupture du contrat de travail se prescrit par douze mois à compter de la notification de la rupture ». L’existence d’une fraude autorisera-t-elle à considérer que le point de départ du délai de prescription doit être reporté ? Il est permis de le penser. Une telle analyse pourrait résulter du principe selon lequel « la fraude corrompt tout » [12].

La Cour de cassation poursuit ainsi sa construction jurisprudentielle en matière de prescription et affine son raisonnement au gré de ses décisions L’effort de clarification auquel se livre la Cour de cassation est manifeste. Il n’efface pas, pour autant, la complexité des règles applicables en la matière.


[1] Cass. soc., 2 juillet 2014, n° 13-15.208, FS-P+B N° Lexbase : A2662MTR, arrêt « Molex ».

[2] Cass. soc., 25 novembre 2020, n° 18-13.769, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A551137A, arrêt « AGC ».

[3] Cass. soc., 9 octobre 2024, n° 23-10.488, n° 23-10.488, F-B N° Lexbase : A290259D.

[4] V. not. : Cass. soc., 30 juin 2021, n° 19-10.161, FS-B N° Lexbase : A21654YT ; Cass. soc., 30 juin 2021, n° 18-23.932 N° Lexbase : A21214Y9 et n° 20-12.960, FS-B N° Lexbase : A20724YE ; Cass. soc., 4 décembre 2024, n° 23-12.436, FS-B N° Lexbase : A08836LB.

[5] Recueil annuel des études de la Cour de cassation 2023 [en ligne].

[6] Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013, relative à la sécurisation de l'emploi N° Lexbase : L0394IXU, art. 21.

[7] Ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail N° Lexbase : L5827LA3, art. 6.

[8] Cass. soc., 11 mai 2022, n° 20-14.421 N° Lexbase : A56207W3 et n° 20-18.084 N° Lexbase : A56447WX, FS-B.

[9] Cour de cassation, Avis de Mme Roques, Avocate générale [en ligne].

[10] Sur la nature de cette relation, v. not. : G. Auzero, La nature juridique du lien de coemploi, SSL, 2023, n° 1600, p. 8 ; G. Loiseau, L’identification des effets du coemploi, JCP S, 2013, 1439.

[11] Cass. soc., 11 mai 2022, n° 20-14.421 N° Lexbase : A56207W3 et n° 20-18.084 N° Lexbase : A56447WX, FS-B.

[12] Rappr. : Cass. soc., 22 juin 2016, n° 15-16.994, FS-P+B N° Lexbase : A2407RUP. V. aussi : Cass civ. 3, 30 mai 2024, n° 23-10.184, FS-B N° Lexbase : A97715DA.

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