Réf. : Cass. com., 14 novembre 2024, n° 23-15.781, F-B N° Lexbase : A54296G8
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par Pierre Cailloce, Avocat à la cour
le 11 Décembre 2024
Mots clés : référé précontractuel • référé contractuel • stand still • concurrent évincé • annulation du contrat
Par une décision en date du 14 novembre 2024, à publier au Bulletin, la Cour de cassation a jugé qu’un concurrent évincé d’une procédure de passation d’un contrat de droit privé de la commande publique pouvait, en cours d’instance de référé précontractuel, modifier ses demandes et changer la nature de son recours, en le transformant en un référé contractuel et en demandant l’annulation du contrat. Ce faisant, le juge judiciaire s’aligne sur le régime applicable devant le juge administratif, en matière de passerelle entre référé précontractuel et référé contractuel, au bénéfice toutefois relatif, des requérants.
I. Les faits et la procédure à l’origine de la décision
Un concurrent évincé de la procédure d’attribution d’un accord-cadre relatif à des prestations de commissariat aux comptes, lancée par une société d’économie mixte, contestait le rejet de son offre.
Si ce dernier assignait le pouvoir adjudicateur devant le juge le 23 septembre 2022, l’accord-cadre était pourtant signé le 27 septembre 2022, avant que le juge ne statue.
Cette signature intervenait ainsi de manière irrégulière, pendant la période de suspension de la signature du contrat, imposée par l’article 4 de l’ordonnance n°2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique N° Lexbase : L1548IE3 [1].
L’entreprise procédait alors à une nouvelle assignation le 14 décembre 2022, par laquelle elle demandait au juge de prononcer la nullité du contrat, compte tenu de la violation de l’interdiction de signature du contrat pendant la période de stand still.
Mais elle se heurtait à un refus de la part du juge de première instance, qui a estimé que « le demandeur qui forme un recours précontractuel ne peut, au cours de la même instance, passer à un recours contractuel ».
C’est alors qu’elle formait un pouvoir en cassation contre le jugement au motif, notamment [2] :
II. La motivation de la Cour de cassation
La Cour de cassation estime qu’il résulte de la combinaison des articles 4, 12, 16, 17 et 18 de l’ordonnance du 7 mai 2009, que :
Plus précisément, elle souligne :
La Cour de cassation autorise ainsi le candidat évincé à modifier ses demandes en cours d’instance, pour transformer un recours en référé précontractuel [3], en référé contractuel [4], lorsque le pouvoir adjudicateur a signé le contrat, nonobstant la suspension de cette signature qui lui était opposable par l’effet de l’introduction du premier recours.
Elle vient, ainsi, unifier le régime de recevabilité du référé contractuel avec celui applicable devant la juridiction administrative et compléter sa décision du 7 septembre 2022, par laquelle elle estime qu'un concurrent évincé peut valablement transformer son recours précontractuel en un recours contractuel, lorsque, du fait d’un manquement du pouvoir adjudicateur, il était dans l’ignorance de l'effectivité de la conclusion du marché [5].
Rappelons en effet que, de son côté, le juge administratif considère depuis 2012 [6] qu’il existe une passerelle entre référé précontractuel et référé contractuel :
Cet alignement est heureux mais ne manque pas de relancer le débat sur le nécessaire monopole de la compétence juridictionnelle, en matière de passation des contrats de la commande publique, au profit de la juridiction administrative.
Une tentative avait pu être esquissée à ce titre par le précédent Gouvernement, dans son projet de loi de simplification [7], qui proposait d’unifier le contentieux de la commande publique devant le juge administratif, en élargissant la notion de contrats administratifs aux contrats conclus par les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices de droit privé soumis au Code de la commande publique.
Mais l’article 5 de ce projet de loi qui unifiait le contentieux de la commande publique au profit du juge administratif, a été supprimé dans la version du texte voté par le Sénat [8].
III. Les conséquences d’un référé contractuel
Reste également la question de l’efficacité d’un recours en référé contractuel, par un concurrent évincé, lorsque le pouvoir adjudicateur ne respecte pas l’obligation de suspendre la signature du contrat.
En effet, il est constant que le juge ne peut décider de l’annulation du contrat [9] que moyennant le respect de la double condition imposée par l’article 16 de l’ordonnance et tenant :
Et le rappel de cette disposition par la Cour de cassation, dans l’arrêt commenté, n’est pas anodin et peut éventuellement préfigurer du sort qui sera réservé au traitement du référé contractuel par le tribunal de première instance compte tenu du renvoi décidé par la Cour de cassation [10].
Toutefois, lorsque la demande est fondée sur la seule conclusion du contrat avant l’expiration du délai de suspension [11], c’est l’article 18 de l’ordonnance qui s’applique et cette double condition n’existe plus pour le juge judiciaire [12].
Dans une situation similaire, le Conseil d’État a pu préciser que le juge « est tenu soit de priver d'effets le contrat en l'annulant ou en le résiliant, soit de prononcer une sanction de substitution consistant en une pénalité financière ou une réduction de la durée du contrat » [13].
Mais quels sont alors les éléments d’appréciation pouvant être pris en considération par le juge, pour choisir entre les sanctions qu’il peut prononcer ?
Pour déterminer la mesure qui s'impose, le juge du référé contractuel peut prendre en compte, notamment, « la nature et l'ampleur de la méconnaissance constatée, ses conséquences pour l'auteur du recours ainsi que la nature, le montant et la durée du contrat en cause et le comportement du pouvoir adjudicateur » [14].
Encore plus largement, « il incombe au juge du référé contractuel qui constate que le contrat a été signé prématurément, en méconnaissance des obligations de délai rappelées à l'article L. 551-20 du Code de justice administrative, d'apprécier l'ensemble des circonstances de l'espèce, en prenant notamment en compte la gravité du manquement commis, son caractère plus ou moins délibéré, la plus ou moins grande capacité du pouvoir adjudicateur à connaître et à mettre en œuvre ses obligations ainsi que la nature et les caractéristiques du contrat » [15].
Mais même lorsqu’un pouvoir adjudicateur a sciemment méconnu l’obligation de suspension de signature du contrat, notamment lorsqu’il est destinataire d’un courrier de l’avocat de la société requérante qui rappelle expressément cette obligation, la sanction retenue est une pénalité financière de 20 000 euros en l’espèce [16].
On peut comprendre que cette sanction ne soit pas réellement satisfaisante pour le requérant, qui a été totalement privé de la possibilité de faire valoir son argumentaire devant le juge du référé précontractuel.
En particulier, des éventuels moyens tirés de l’irrégularité des critères de sélection des offres, de dénaturation de son offre ou d’irrégularité de l’offre de la société attributaire, peuvent en général être formulés contre la procédure de passation.
Et cette « perte de chance » ne lui est nullement imputable mais, au contraire, est uniquement due à une méconnaissance – en pleine connaissance de cause dans la plupart des cas [17] – de l’obligation fondamentale de suspension de la signature du contrat une fois le contrat conclu.
Il nous semble que le droit à un recours effectif, qui constitue tout de même la colonne vertébrale des dispositions applicables aux recours en matière de commande publique, pourrait justifier l’annulation automatique de la conclusion d’un contrat, intervenant en violation de l’obligation de « stand still ».
Cela permettrait ainsi d’éviter de fermer définitivement la voie du référé précontractuel au concurrent évincé et de permettre d’examiner les critiques qu’il peut formuler concernant les manquements aux obligations de procédure de publicité et de mise en concurrence susceptible de le léser.
[1] « Le contrat ne peut être signé à compter de la saisine du juge et jusqu'à la notification de la décision juridictionnelle ».
[2] Le premier moyen, également retenu par la Cour de cassation, était tiré de ce que le jugement n’exposait pas « même succinctement, les prétentions et moyens formulés oralement à l'audience » par la requérante ou « ceux, formulés par écrit, auxquels elle a pu se référer à l’audience ».
[3] Dans lequel seule l’annulation de la procédure de passation peut être obtenue.
[4] Dans lequel le juge dispose de pouvoirs plus importants, en particulier tenant à la nullité du contrat.
[5] Cass. com., 7 septembre 2022, n° 20-21.222, F-B N° Lexbase : A18878HD.
[6] « Considérant que les dispositions citées ci-dessus de l'article L. 551-14 du Code de justice administrative N° Lexbase : L1603IE4, qui prévoient que le référé contractuel n'est pas ouvert au demandeur ayant fait usage du référé précontractuel dès lors que le pouvoir adjudicateur a respecté la suspension prévue à l'article L. 551-4 N° Lexbase : L1601IEZ et s'est conformé à la décision juridictionnelle rendue sur ce recours, n'ont pas pour effet de rendre irrecevable un référé contractuel introduit par un concurrent évincé qui avait antérieurement présenté un référé précontractuel alors qu'il était, par suite d'un manquement du pouvoir adjudicateur au respect des dispositions citées ci-dessus de l'article 80 du Code des marchés publics, dans l'ignorance des motifs de rejet de son offre et du choix de l'offre retenue » (CE, 18 décembre 2012, n° 363342 N° Lexbase : A1288IZQ).
[7] Ce projet de loi avait fait l’objet, sur ce point, d’un avis critique du Conseil d’État, non sur le fond mais plutôt sur l’absence de prise en compte des conséquences concrètes de la mesure, notamment par rapport à la charge de travail supplémentaire induite pour le juge administratif.
[8] Projet de loi de simplification de la vie économique.
[9] Les deux autres cas d’annulation semblant résiduels et ne concernant que des situations de manquements assez grossiers de la part du pouvoir adjudicateur.
[10] Ainsi que cela ressort du dispositif de la décision : « Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ce jugement et les renvoie devant la juridiction du président du tribunal judiciaire de Fort-de-France autrement composée ».
[11] Exigé après la notification du rejet d’une offre ou pendant la suspension prévue à l'article 4 ou à l'article 8 de la même ordonnance, le délégataire du président du tribunal, a violé les textes susvisés.
[12] Cass. com., 13 avril 2023, n°21-23.457, F-D N° Lexbase : A54389P4 : « En statuant ainsi, alors, d'une part, que les demandes de la société AT patrimoine étaient fondées non seulement sur la signature du contrat en méconnaissance du délai prévu à l'article 4 de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009, mais aussi sur la violation par l'OPCO de ses obligations de mise en concurrence, d'autre part, que l'article 18 ne s'applique que lorsque la demande est fondée sur la seule conclusion du contrat avant l'expiration du délai de suspension exigé après l'envoi de la décision d'attribution aux opérateurs économiques ayant présenté une candidature ou une offre ou pendant la suspension prévue à l'article 4 ou à l'article 8 de la même ordonnance, le délégataire du président du tribunal, a violé les textes susvisés ».
[13] CE, 27 mai 2020, n° 435982 N° Lexbase : A56523MB.
[14] TA Lyon, ord., 26 août 2022, n° 2206150 N° Lexbase : A15868H9.
[15] CE, 18 juillet 2024, n° 492938 N° Lexbase : A90115R8.
[16] Même décision.
[17] Il semble douteux que, compte tenu de l’ancienneté de l’obligation de suspension de la signature du contrat, également évoquée sous le terme de « stand still ») cette dernière soit encore méconnue des pouvoirs adjudicateurs / entités adjudicatrices.
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