La lettre juridique n°995 du 19 septembre 2024 : Contrats administratifs

[Jurisprudence] La critique publique de la qualité d’un service public délégué par un élu est-elle permise en cours de procédure de réattribution du contrat ?

Réf. : CE, 2e-7e ch. réunies, 24 juillet 2024, n° 491268, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A54365TI

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par Anna Maria Smolinska, avocat spécialiste droit public & de la commande publique

le 18 Septembre 2024

Mots clés : principe d'impartialité • acheteur public • commentaire public • collectivité délégataire • gestion du service

Dans un arrêt rendu le 24 juillet 2024, la Haute juridiction a dit pour droit que le commentaire public d'un élu d'une collectivité délégataire relatif à la gestion du service ne constitue pas une méconnaissance du principe d'impartialité s'imposant à l'acheteur public.


 

Le soupçon du manque d’impartialité parmi les membres d’une commission ou les agents d’un service intervenant en cours d’une procédure de publicité et de mise en concurrence est un sentiment fréquemment mis en avant par les opérateurs économiques, notamment à l’occasion d’un référé précontractuel.

Le Conseil d’État a reconnu que le principe d’impartialité s’appliquait dans domaine de la commande publique, par un arrêt de principe de 2015 [1]. Il est important de se souvenir que, dans cette affaire, la motivation assise sur ce principe général a permis à la Haute juridiction d’annuler une procédure qui, aujourd’hui, relèverait probablement de la définition du conflit d’intérêts prévue par la Directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics N° Lexbase : L8592IZA, transposée en droit interne et codifiée à l’article L. 2141-10 du Code de la commande publique N° Lexbase : L4493LRT

C’est d’ailleurs dans un contexte similaire qu’en 2015 – intervention lors de l’attribution du contrat d’un assistant à maîtrise d’ouvrage ayant occupé un poste au sein de la structure à laquelle le contrat est attribué – que le Conseil d’État a appliqué le principe d’impartialité pour fonder l’annulation d’un marché pour vice grave entachant la procédure de passation [2]

Ces deux jurisprudences illustrent la proximité entre la notion de conflit d’intérêts et le principe d’impartialité. En effet, ce dernier transcende la définition même du conflit d’intérêts, qui se manifeste par la compromission de l’impartialité ou de l’indépendance de la personne qui participe au déroulement de la procédure.

La différence entre le principe d’impartialité et le conflit d’intérêts réside dans l’existence ou non d’un intérêt qui animerait la personne concernée. Ce n’est qu’en présence d’un « intérêt financier, économique ou tout autre intérêt personnel » que le manque d’impartialité sera qualifié de conflit d’intérêt (CCP, art. L. 2141-10).

Le principe d’impartialité peut donc être considéré comme une solution de rattrapage pour fonder l’annulation d’une procédure (ou d’un contrat) lorsque l’identification d’un intérêt personnel n’est pas aisée mais qu’un comportement caractérise le manque de partialité.

Pour autant, souvent invoqué, le principe d’impartialité ne prospère que rarement lorsque le lien avec le conflit d’intérêts est rompu.

Ainsi, le fait que le maire d’une commune, siégeant dans la commission d’appel d’offres avait, dans le passé, siégé dans le conseil d’administration de la société attributaire n’est pas suffisant pour que le juge le considère partial [3] ; de même, sans autre preuve que ses allégations, un opérateur ne peut invoquer un conflit en raison des difficultés d’exécution d’un précédent contrat pour prétendre à la violation du principe d’impartialité [4], enfin les seuls liens capitalistiques indirects entre l’assistant à maîtrise d’ouvrage et l’entreprise attributaire n’ont pas davantage été jugés suffisants pour caractériser l’impartialité [5].

Dès ses premières applications dans le domaine de la commande publique, le principe d’impartialité a été qualifié de « nouveau glaive prétorien » et, en même temps, la difficulté de sa mise en œuvre, nécessitant une « vérification délicate et périlleuse » a été soulignée [6].

Cette analyse est confirmée par le nouvel exemple d’application fourni par le Conseil d’État.

Dans l’arrêt commenté, la situation est cependant très différente de celles précédemment mentionnées. En effet, l’opérateur n’avait pas de difficulté pour prouver « l’élément matériel » sur lequel il appuyait ses allégations d’impartialité. Il s’agissant des propos publics et écrits : un commentaire sur Facebook.

L’auteur du commentaire était le président délégué de la commission de délégation de service public (qui doit donner l’avis sur le choix des candidatures, autoriser le pouvoir exécutif à négocier avec les candidats admis et donner son avis sur le choix de l’offre pour l’attribution des délégations de service public, CGCT, L. 1411-5 N° Lexbase : L3849HWH). Son rôle dans le choix de l’attributaire du contrat était donc important.

Dans le commentaire, il a critiqué la gestion du marché forain de la ville, objet de la mise en concurrence. Il a mentionné la volonté de la ville d’apporter davantage de diversité et de commerces de qualité et regretté les « incivilités qui font fuir les clients du centre-ville ».

Ce commentaire a été publié alors même que la procédure d’attribution du nouveau contrat de délégation de service public était engagée, mais l’analyse des candidatures.

L’élu n’a pas nommément visé le gestionnaire du marché, également soumissionnaire et, finalement, auteur du recours.

Ce rappel détaillé des faits est indispensable car l’approche du juge administratif se confirme très casuistique. En l’espèce, le Conseil d’État a tenu compte non seulement de la teneur même du propos et du contexte de sa publication mais également de « l’absence de parti pris ou d'animosité personnelle ».

I. La teneur des propos et le contexte de la publication

Le Conseil d’État ne s’attarde pas à qualifier les propos tenus par l’élu et ne relève pas leur connotation négative dont on peut aisément convenir. Notamment la première phrase du commentaire « ce marché est mal géré » ne laisse pas de place au doute quant à l’appréciation portée par l’élu sur la qualité actuelle du service, nécessairement au moins en partie imputable au titulaire du contrat en cours, futur soumissionnaire évincé.

Malgré ce caractère négatif évident et au regret d’une partie des praticiens, le Conseil d’État souligne, au contraire, la modération des propos tenus.

Sur ce point, la ligne de crête semble se situer entre une critique du service et une critique du délégataire : en l’espèce non seulement le nom du délégataire en charge du service n’a pas été mentionné, mais de surcroit, il n’apparaît pas évident qu’il soit réellement visé par l’élu. Ce dernier mentionne en effet deux éléments extérieurs au délégataire : d’une part les incivilités et, d’autre part, la nécessité de reformer le futur contrat.

On peut donc considérer – et cela semble être le cas de la juridiction – que le propos ne visait pas l’opérateur économique mais bien le marché forain lui-même.

Cette modération des propos n’apparaît pas décorrélée du contexte dans lequel ils ont été tenus. Le Conseil d’État lie les deux éléments dans sa motivation. 

Il est cependant regrettable que ce qui est visé en tant que « contexte » ne soit pas davantage explicité. S’agit-il du fait que la publication apparaissait sur un réseau social, lieu désormais privilégié pour les échanges entre les élus et les électeurs (remplaçant dans cette fonction… les marchés) ? Est-ce le fait que le propos émanait d’un élu (par opposition à un agent) ? La juridiction a-t-elle tenu compte de la temporalité de ces propos par rapport au déroulé de la procédure ? Aucun éclairage n’est donné par la juridiction sur ce point, alors même que l’arrêt est publié aux tables du recueil Lebon. Nous ne pouvons donc que spéculer sur un éventuel faisceau d’indices dont les premiers éléments pourraient être :

  • la temporalité : plus les propos sont rapprochés du moment de la prise de décision d’éviction, plus le contexte serait défavorable à leur auteur ;
  • la personnalité de l’auteur : un élu pourrait bénéficier d’un regard plus bienveillant des juridictions qu’un agent, dans la mesure où le débat et les échanges avec les électeurs font partie de ses fonctions.

II. L'absence de parti pris et d’animosité personnelle

La seconde branche de la motivation retient « l’absence de parti pris et d’animosité personnelle ». Deux observations à ce sujet :

Premièrement, dans la jurisprudence administrative récente, la caractérisation avérée de parti pris et d’animosité ne permet pas, à elle seule, de caractériser la violation du principe d’impartialité [7].

L’ensemble des éléments relevés par le Conseil d’État apparaissent donc comme posés sur un balancier :

  • soit les propos sont empreints d’animosité mais, comme dans le jugement du tribunal administratif de Besançon, tenus par une personne qui n’a pas pris part au processus décisionnel, ils ne constituent donc pas une violation du principe d’impartialité ;
  • soit les propos sont tenus par une personne participant à ce processus mais non empreints d’animosité et de parti pris et la violation n’est pas non plus retenue ;
  • soit les propos sont à la fois marqués par un parti pris et une animosité et tenus par une personne participant au processus décisionnel, auquel cas la violation du principe d’impartialité pourrait être retenue.

Cette logique interroge, à nouveau, quant à la frontière entre la violation du principe d’impartialité et le conflit d’intérêt. Satisfaire l’animosité personnelle, n’est-pas un « intérêt personnel » ?

En somme cependant, alors que certains s’inquiètent que la parole des élus ne soit trop contrainte par le droit de la commande publique et d’autres, à l’inverse, craignent que les juridictions administratives protègent trop les acheteurs au détriment des opérateurs économiques, le Conseil d’État rend une décision empreinte par la recherche d’équilibre.

 

[1] CE, 14 octobre 2015, n° 390968 N° Lexbase : A3734NTH.

[2] CE, 25 novembre 2021, n° 454466 N° Lexbase : A13147DZ.

[3] CE, 20 octobre 2021, n° 453653 N° Lexbase : A653249S.

[4] TA Rennes, 9 mars 2023, n° 2005740 N° Lexbase : A18559IK.

[5] TA Melun, 26 avril 2021, n° 2103261 N° Lexbase : A86884WP.

[6] F. Linditch, Un nouveau principe général du droit pour la commande publique : l'impartialité, JCP éd. A, n° 47, 26 novembre 2018, 2316.

[7] Cf. par exemple TA Besançon, 6 mars 2024, n° 2400277 N° Lexbase : A61155ZI.

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