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par La Rédaction
le 26 Août 2024
Des adresses. Des noms. Des photos. Et des projets criminels… en pagaille. Lorsque la police judiciaire française, bien aidée par ses homologues belge et néerlandaise, a infiltré la fameuse messagerie téléphonique cryptée Sky ECC, en 2019, elle ne s’attendait pas à tomber sur une telle mine d’or. Ligne après ligne, tranquillement, des criminels du monde entier échangeaient librement sur leurs projets, comme s’ils demandaient sur WhatsApp s’il fallait prendre du pain en rentrant du travail…
Bien conservées sur les serveurs d’une entreprise domiciliée à Roubaix, les informations ont permis ces dernières années aux polices du monde entier de démanteler des réseaux criminels et non des moindres. Serbie, Italie, Colombie et bien sûr France… Nombre de trafiquants ont vu la police débarquer parce qu’ils avaient eu la légèreté d’évoquer leurs projets illégaux sur cette messagerie cryptée qu’ils pensaient totalement sécurisée.
Cet été, la justice française est passée à l’étape supérieure en réclamant un procès pour les inventeurs de cette messagerie bien particulière. Lancée par la société canadienne Sky Global, Sky ECC a été « principalement » voire « quasi exclusivement » créée pour les besoins des narcotrafiquants, ont ainsi estimé deux juges d’instruction parisiens dans une ordonnance de mise en accusation de 685 pages longues comme un jour sans pain.
Dans ce dossier tentaculaire, les deux magistrats ont donc ordonné un procès pour trente personnes dont Thomas Herdman, qualifié de principal distributeur, et surtout Jean-François Eap, le dirigeant de la société Sky Global.
Une application principalement « destinée à la criminalité »
Distributeurs, revendeurs ou intermédiaires, tous « savaient » ou « ne pouvaient raisonnablement ignorer que ce produit était susceptible d’attirer la convoitise des organisations criminelles opérant dans les divers trafics de stupéfiants extrêmement prolifiques », notent ainsi les magistrats.
Ce qu’ils appellent un « produit » était en fait une simple application installée sur des téléphones classiques et achetés de la main à la main, en espèces ou en cryptomonnaies et à des tarifs prohibitifs pouvant aller jusqu’à 2 000 euros pour six mois d’abonnement. En échange, Sky promettait aux utilisateurs un système de chiffrement « extrêmement robuste et sophistiqué ». Pour en bénéficier, les clients n’avaient même pas besoin de prendre un abonnement ou de livrer des informations personnelles. Les achats se faisaient dans des ruelles discrètes et, parfois même, dans l’arrière-boutique de bistrots peu recommandables.
Autant de raisons qui ont fait de Sky ECC une solution « principalement destinée à la criminalité organisée », estiment donc les magistrats qui souhaitent un procès pour trente personnes dont dix-huit visées par un mandat d’arrêt.
Le revendeur en chef en détention provisoire
Parmi les personnes recherchées figure donc Jean-François Eap, le dirigeant de Sky Global. Âgé de 39 ans aujourd’hui, il conteste avoir eu la volonté d’aider le narcotrafic du monde entier. « Sky ECC n’a jamais été pensé, ni imaginé, ni commercialisé pour un usage criminel », réagit ainsi Stéphane Bonifassi, son avocat. « L’entreprise de Monsieur Eap a été diabolisée dans un souci de légitimer des écoutes qui constituent une atteinte massive à la vie privée de centaines de milliers d’utilisateurs. »
Si Jean-François Eap est recherché par les autorités françaises, Thomas Herdman, lui, a déjà été arrêté. En détention provisoire, cet homme de 63 ans est qualifié par les juges de « commercial de haut niveau », de « distributeur international » ayant agi en recrutant des vendeurs en Europe et en « vantant la qualité militaire du cryptage de Sky ECC ». Selon l’ordonnance de renvoi, il aurait revendu des téléphones et abonnements pour « a minima » 848 720 dollars entre 2017 et 2021. Et aurait même exercé des pressions pour « récupérer le montant des ventes ». Lors de ses multiples interrogatoires, il a farouchement contesté les accusations, indiquant « ignorer tout des activités criminelles en lien avec l’application ».
« 99% des revendeurs » qui étaient en lien avec lui « ne sont pas impliqués dans des procédures judiciaires et ne sont pas en contact avec des personnes mises en causes dans le narcotrafic », ont dénoncé ses avocats Philippe Ohayon et Paul Sin-Chan.
Le parquet n’est pas d’accord avec les juges d’instruction
Mais ce dossier a aussi donné lieu à une passe d’armes assez inédite entre les deux juges d’instruction et le parquet de Paris. Le 1er août, le parquet avait en effet requis la poursuite des investigations dans ce dossier, estimant qu’il fallait encore obtenir « les données des serveurs » pour caractériser les faits. Mais les deux juges ont estimé qu’ils avaient déjà fait le tour de la question et ont donc rendu leur ordonnance.
Le parquet avait également demandé la remise en liberté de Thomas Herdman, ce qui a été refusé par un juge des libertés et de la détention. « C’est la première fois dans les annales judiciaires que la défense et le parquet sont d’accord sur le principe d’une remise en liberté de Thomas Herdman et que les juges s’y opposant dans une fuite en avant des plus périlleuses », ont critiqué ses avocats.
La messagerie Sky ECC est désormais logiquement fermée. Mais l’affaire risque donc de faire encore beaucoup parler à l’avenir.
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