Réf. : Cass. soc., 10 juillet 2024, n° 22-21.082, FS-B N° Lexbase : A22255P4
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par Jérémie Jardonnet, Avocat associé au cabinet Hujé Avocats
le 02 Août 2024
Mots-clés : CSE • expert habilité • risque grave • expertises du CSE • lettre de mission • auditions salariés • absence d’accord de l’employeur • contestation du coût prévisionnel
Par une décision qui était très attendue, la Cour de cassation vient de préciser que la réalisation d'entretiens avec des salariés par l'expert habilité du CSE n'est pas soumise à l'autorisation préalable de l'employeur. En revanche, en cas de contestation par l'employeur, il appartient au juge d'apprécier la nécessité des auditions prévues par l'expert au regard de la mission de celui-ci.
Un an à peine après une première décision rendue en matière d’expertise-comptable, commentée dans ces colonnes [1], la Cour de cassation vient de répondre, dans un arrêt du 10 juillet 2024, à une problématique identique, mais appliquée cette fois-ci à l’expert habilité du comité social et économique (CSE) : l’autorisation de l’employeur est-elle nécessaire pour que l’expert habilité du CSE puisse mener des entretiens avec des salariés (et les lui facturer) ?
La dissociation du décisionnaire de l’expertise (le CSE) et de celui qui en assume le coût (l’employeur en tout ou partie) demeure un objet de crispations, lesquelles dégénèrent fréquemment en contentieux, comme l’illustre une nouvelle fois cette décision.
Au-delà de la question du coût, il apparaît souvent difficilement acceptable pour l’employeur de voir surgir dans ses locaux une personne étrangère à l’entreprise, mandatée de surcroît par les représentants du personnel, dont le travail sera susceptible de discuter de ses projets, de ses orientations, de sa politique et de ses décisions. Ce temps d’expertise est bien souvent vécu par l’employeur comme une remise en question de son pouvoir de direction.
Rappelons qu’aux termes de l’article L. 2315-86 du Code du travail N° Lexbase : L1774LR7, la contestation par l'employeur de l'expertise (comptable ou habilitée) peut notamment porter sur le coût prévisionnel, la durée et l'étendue de l'expertise. Concrètement, l’employeur conteste la lettre de mission de l’expert dans laquelle il y voit une forme manifeste d’abus ou de disproportion (taux journalier de l’expert, nombre de jours prévisionnels pour réaliser la mission, axe de mission sans lien avec l’objet de la mission, etc.).
En l’occurrence, un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) a décidé de recourir à une expertise « risque grave », sur le fondement de l'article L. 4612-14, 1° du Code du travail N° Lexbase : L1768H9D, dans sa version applicable à l’espèce [2].
L’employeur, manifestement décidé à en découdre avec l’instance, a contesté, dans un premier temps, le principe du recours l’expertise, puis, dans un second temps, le coût prévisionnel de celle-ci.
Par un jugement rendu selon la procédure accélérée au fond en date du 26 avril 2022, le président du tribunal judiciaire du Havre a débouté l’employeur de sa demande d'annulation de la délibération du CHSCT du 25 novembre 2021.
Puis, par un jugement rendu selon la procédure accélérée au fond en date du 23 août 2022, le président du même tribunal a débouté l’employeur de ses demandes.
C’est dans ce contexte que l’employeur a décidé de former un pourvoi devant la Chambre sociale de la Haute juridiction.
À titre liminaire, on observera qu’il s’agit d’une expertise ayant donné lieu à trois contestations ce qui, en pratique, est susceptible de rendre plus difficile le travail de l’expert, le ralentir, décourager moralement et financièrement les instances représentatives du personnel, voire les intimider.
S’agissant plus précisément de l’axe de contestation de l’employeur demandeur au pourvoi, dans la deuxième branche de son moyen, celui-ci faisait grief au tribunal d’avoir reconnu à l'expert habilité un pouvoir d'audition des salariés (soixante-dix entretiens avec des membres du personnel prévu par l'expert, ces entretiens représentant au total 105 heures ou 13,5 jours de travail).
Comme évoqué ci-dessus, la Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 28 juin 2023 que l'expert-comptable, désigné dans le cadre de la consultation sur la politique sociale, les conditions de travail et l'emploi, s'il considère que l'audition de certains salariés de l'entreprise est utile à l'accomplissement de sa mission, ne peut y procéder qu'à la condition d'obtenir l'accord exprès de l'employeur et des salariés concernés. En conséquence, selon la Haute juridiction, le président du tribunal en a exactement déduit que devait être rejetée la demande de l'expert-comptable tendant à faire injonction à l'employeur de lui permettre de conduire lesdits entretiens de sorte que le nombre de jours prévus pour l'expertise devait être réduit.
L’employeur entendait donc calquer cette décision aux experts habilités.
Fort heureusement, les juges du quai de l’Horloge n’ont pas suivi le demandeur au pourvoi dans son argumentation. Ils ont estimé, dans un attendu du principe :
Faut-il voir, dans cette décision, un revirement de jurisprudence, ou une distinction voulue entre les experts du CSE ?
I. Le travail de l’expert habilité serait privé de toute pertinence si l’audition des salariés était soumise à autorisation de l’employeur
La décision retenue par la Cour de cassation se justifie pleinement, même si l’on peut relever que la Chambre sociale avait admis dans le cadre d’une expertise risque grave que « l'expert disposait de moyens d'investigation tels que l'audition des agents » [3].
À titre liminaire, si la décision a été rendue sous l’empire de l’article L. 4614-6, 1°, du Code du travail N° Lexbase : L1800H9K, maintenu en vigueur dans les établissements publics de santé, sociaux et médico-sociaux et les groupements de coopération sanitaire de droit public, l’interprétation retenue par la Cour de cassation a également vocation à s’appliquer à l’expertise risque grave diligentée par un CSE en application de l’article L. 2315-94, 1° du Code du travail N° Lexbase : L6764L7N, les dispositions des deux articles étant similaires.
En vertu de l’article L. 2315-94 du Code du travail, le CSE peut notamment faire appel à un expert habilité lorsqu’un risque grave, identifié et actuel, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement.
La notion de « risque grave » n’est donc pas réellement définie par le législateur. On pourrait proposer de la définir comme une situation de menace (sérieuse) sur la santé morale, psychologique ou physique des personnels pouvant entraîner une répercussion sur leur vie professionnelle et sur leur vie personnelle. Il est constant que les risques psycho-sociaux (RPS) constitués par une dégradation des conditions de travail sont considérés comme des risques graves pour la santé des salariés au sens de l’article L. 2315-94 du Code du travail précité.
Il aurait été particulièrement contreproductif de permettre à l’employeur de refuser l’audition des salariés dans le cadre d’une expertise habilitée, a fortiori lorsque le risque grave est de l’ordre de la santé mentale, morale ou psychologique.
D’un point de vue textuel, il convient de rappeler qu’un arrêté du 7 août 2020 prévoit les modalités d'exercice de l'expert habilité auprès du comité social et économique [4].
L’article 3 dudit arrêté précise que l’expertise contribue notamment à :
L’arrêté précise également qu’un chargé de projet est affecté à chaque expertise conduite par l’organisme expert certifié, et plus précisément, l’article 8 explique que ce chargé de projet, intermédiaire entre le CSE et l'organisme expert, est en mesure de choisir les méthodologies d'expertise permettant de répondre au mieux à la demande du CSE et d'organiser les analyses du travail pertinentes et mettre en place les entretiens permettant de recueillir les points de vue des acteurs de l'entreprise.
Enfin, l’annexe 3 de l’arrêté indique que les données recueillies font l'objet d'une analyse critique, qu'elles proviennent de l'entreprise ou qu'elles soient directement recueillies par l'organisme expert certifié, notamment sur site. Le diagnostic réalisé s'abstient de tout jugement de valeur et ne s'appuie, quelle que soit la méthode, que sur des données factuelles (questionnaires, documentations de l'entreprise, entretiens, observations des situations de travail, mesures d'ambiance, prélèvements, etc.).
Il résulte de ces dispositions que l’audition des salariés, dans le cadre d’une expertise habilitée, est une méthode de travail utile et nécessaire, et en tout état de cause, à la libre appréciation du cabinet d’expertise.
Comment l’expert habilité pourrait-il réaliser sa mission sans qu’il puisse recueillir des informations auprès des personnels concernés ?
D’un point de vue pratique, il existe plusieurs outils pour réaliser une expertise, lesquels sont souvent combinés, dont :
Une expertise « risque grave » qui serait privée de deux de ses principaux outils (entretiens individuels et collectifs), en raison d’un droit de véto patronal, serait donc purement et simplement privée de toute utilité.
Une telle solution aurait été le signe d’une profonde méconnaissance du travail de l’expert habilité.
De plus, il y a lieu de rappeler que l’employeur ne peut remettre en cause la pertinence des méthodes ou axes d’analyse choisis par l’expert, sauf à démontrer que le temps prévu pour la réalisation de la mission est manifestement excessif, ce que la jurisprudence ne manque pas de rappeler [5].
Or, c’est précisément le sens de la solution retenue par la Cour de cassation qui rappelle qu’en cas de contestation par l'employeur, il appartient au juge d'apprécier la nécessité des auditions prévues par l'expert au regard de la mission de celui-ci.
Si le nombre des entretiens est disproportionné, ou si certains sont déconnectés de la mission de l’expert, le juge du fond conserve la faculté d’apporter une modération. Cette précision n’a rien d’original quant au pouvoir souverain du juge du fond d'apprécier la durée et le coût prévisionnels de l'expertise.
Selon notre analyse, sous couvert de questionner le droit à l’audition des salariés par l’expert habilité, l’employeur ne faisait, en réalité, que remettre en cause le coût de l'expertise dont l'appréciation relève du pouvoir souverain des juges du fond.
En conséquence, la solution retenue par la Haute juridiction doit être approuvée, puisqu’elle apparaît équilibrée ; elle préserve tant les droits des représentants du personnel que ceux de l’employeur.
II. Revirement ou simple distinction entre les experts du CSE ?
Comme évoqué précédemment, cette décision semble être contradictoire avec celle rendue environ une année plus tôt en matière d’expertise-comptable du CSE, qui avait estimé que la réalisation d’entretiens par cet expert nécessitait l’autorisation préalable de l’employeur. En d’autres termes, un droit de véto était reconnu à l’employeur.
Est-ce la nature du travail des deux experts du CSE qui justifierait une distinction jurisprudentielle ou doit-on estimer que cette solution est un acte de contrition de la Haute juridiction ?
L’avis de l’avocate générale rendu dans l’affaire commentée semble pencher pour la première hypothèse, puisqu’elle souligne qu’« une des grandes différences qui existe entre l’expert-comptable et l’expert habilité est que ce dernier ne travaille pas principalement à partir de documents préexistants. […] La situation est très différente pour l’expert habilité. Il ne travaille pas avec une information préconstituée. Il lui faut construire lui-même l’information qu’il est amené à utiliser. […] En matière de conditions de travail et de risques psychosociaux, la tenue d’entretiens avec des salariés paraît indispensable ».
Si l’audition de salariés dans le cadre d’une expertise « risque grave » ou « projet important » nous semble élémentaire, compte tenu de la nature de la mission de l’expert, les experts-comptables dans le cadre de leur mission peuvent, eux-aussi, avoir cette même nécessité d’interviewer du personnel, sauf à ne voir que dans le travail des experts-comptables, qu’une tâche de simple lecteur et traducteur de données économiques.
Très basiquement, l’audition, à titre d’exemples, dans le cadre de l’expertise :
Rappelons que la mission de l'expert-comptable porte sur tous les éléments d'ordre économique, financier, social ou environnemental nécessaires à : la compréhension des orientations stratégiques de l'entreprise [6], la compréhension des comptes et à l'appréciation de la situation de l'entreprise [7], à la compréhension de la politique sociale de l'entreprise, des conditions de travail et de l'emploi [8].
De même, en application de l’article L. 2315-83 du Code du travail N° Lexbase : L8395LGZ, l'employeur doit fournir à l'expert les informations nécessaires à l'exercice de sa mission, l'expert étant le seul juge de l'utilité des documents dont il réclame la communication [9] et il ne peut lui être opposé la nature confidentielle des informations demandées, puisqu'il est lui-même soumis à des obligations de secret et de discrétion, en vertu de l'article L. 2315-84 du Code du travail N° Lexbase : L8396LG3 [10].
Les informations nécessaires à l'exercice de la mission de l’expert-comptable peuvent être orales.
Des entrevues avec des salariés peuvent être utiles à la réalisation de la mission de l’expert, et octroyer un droit de véto à l’employeur revient, en réalité, à lui octroyer un pouvoir décisionnel sur l’utilité même de ces entretiens, qui n’est pourtant pas expert-comptable, et dont l’appréciation incombe pourtant, aux juges du fond.
Ainsi, la solution rendue le 10 juillet dernier par la Cour de cassation, mesurée et proportionnée, devrait pouvoir être étendue aux experts-comptables qui, certes, n’exercent pas les mêmes missions que les experts habilités, mais qui peuvent elles aussi nécessiter l’audition de salariés.
[1] Cass. soc., 28 juin 2023, n° 22-10.293, FS-B N° Lexbase : A268697M, nos obs., J. Jardonnet, L’autorisation exigée de l’employeur pour l’audition de salariés par l’expert-comptable du CSE, Lexbase Social, septembre 2023, n° 956 N° Lexbase : N6661BZQ.
[2] L’article 10 de l’ordonnance n° 2017-1386, du 22 septembre 2017 N° Lexbase : L7628LGM a, en effet, prévu le maintien dans les établissements publics de santé, sociaux et médico-sociaux et les groupements de coopération sanitaire de droit public, des dispositions du Code du travail relatives au CHSCT.
[3] Cass. soc., 20 avril 2017, n° 15-27.927 et n° 15-27.955, FS-P+B N° Lexbase : A3079WAB.
[4] Arrêté du 7 août 2020, relatif aux modalités d'exercice de l'expert habilité auprès du comité social et économique N° Lexbase : L0141LYU.
[5] CA Paris, 6-2, 11 janvier 2024, n° 23/01733 N° Lexbase : A86702ET ; TJ Paris, 28 mars 2023, n° 22/58739 ; CA Paris, 2-2, 7 novembre 2019, n° 18/06783 N° Lexbase : A2337ZU4 ; TGI Paris, 1er décembre 2016, n° 16/59223 N° Lexbase : A9206TNB.
[6] C. trav., art. L. 2315-87-1 N° Lexbase : L6665L7Y.
[7] C. trav., art. L. 2315-89 N° Lexbase : L8835L7D.
[8] C. trav., art. L. 2315-91-1 N° Lexbase : L6666L7Z.
[9] Cass. soc., 22 octobre 1987, n° 85-15.244, publié au bulletin N° Lexbase : A1977AAH ; Cass. soc., 16 mai 1990, n° 87-17.555, publié au bulletin N° Lexbase : A3092AHY ; Cass. soc., 8 janvier 1997, n° 94-21.475, inédit au bulletin N° Lexbase : A5095CPE ; Cass. soc., 5 mars 2008, n° 07-12.754, FS-P N° Lexbase : A3342D7W ; Cass. soc., 1er février 2017, n° 15-20.354, F-D N° Lexbase : A4165TBU.
[10] Cass. soc., 15 décembre 2009, n° 08-18.228, FS-P+B {"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 2884924, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "Cass. soc., 15-12-2009, n\u00b0 08-18.228, FS-P+B, Rejet", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A7119EPD"}}.
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