Lexbase Contentieux et Recouvrement n°4 du 21 décembre 2023 : Commissaires de justice

[Questions/Réponses] Détresse des chefs d’entreprise : les commissaires de justice sentinelles

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par Jean-Luc Bourdiec, Commissaire de justice, Délégué de la cour d'appel d'Orléans à la Chambre nationale des commissaires de justice

le 14 Décembre 2023

L’association APESA est née en 2013 d’un constat : la détresse psychologique de certains dirigeants d’entreprise est une réalité contre laquelle les personnels et magistrats des juridictions consulaires sont désarmés. Marc Binnié est greffier associé du tribunal de commerce de Saintes. Il voit chaque jour des gens au bout du rouleau. Jean-Luc Douillard est psychologue clinicien. Ensemble, ils ont créé cette association dont le but est d’offrir un dispositif d’aide et de prévention du suicide, de le faire connaître et de l’étendre ; de créer un réseau de sentinelles. Jean-Luc Bourdiec s’est entretenu avec Marc Binné.


 

                                                                                                                          

Marc Binnié, greffier associé du tribunal de commerce de Saintes et Jean-Luc Bourdiec, Commissaire de justice, Délégué de la cour d'appel d'Orléans à la Chambre nationale des commissaires de justice

 

Jean Luc Bourdiec : La détresse psychologique des patrons de PME peut avoir des conséquences dramatiques. La plupart du temps, les petites entreprises sont familiales et leurs difficultés rejaillissent sur toute la famille. Tout échec a des conséquences qui dépassent le périmètre de l’entreprise. Des patrons pensent au suicide. Le but d’APESA [1]  est de prévenir ces situations tragiques.

Votre association dispose de nombreux relais : la plupart des greffes et tribunaux de commerce, des tribunaux judiciaires, des avocats, des experts-comptables, des assureurs, des médecins et des psychologues, et depuis un an maintenant les commissaires de justice.

Les commissaires de justice sont parmi les premiers capteurs de la détresse, des défaillances, les premiers alertés parce que nous voyons les gens avant qu’ils aient affaire à la justice ou imédiatement après que les décisions ont été rendues. Nous sommes les premiers maillons d’une chaîne qui relie la justice aux justiciables. Nous allons chez les gens, nous les rencontrons, nous voyons les problèmes. Et nous les voyons in situ, pas dans un tribunal. La mission essentielle du commissaire de justice est de « toucher » les gens, les informer, les écouter, les renseigner et les guider aussi, à l’occasion de la signification. Qui mieux qu’un commissaire de justice connaît les gens, les dirigeants de PME ? Nous sommes nous aussi comme d’autres professionnels du droit, porteurs d’un certain vocabulaire juridique qui peut effrayer, la liquidation, les voies d’exécution…Pourtant, c’est vous, un greffier de commerce qui a eu l’idée de fonder cette association. C’est-à-dire quelqu’un qui rencontre le débiteur en difficulté en fin de course, lorsque souvent la messe est dite.

Marc Binnié : Il ne s'agit pas toujours d'une fin de courses, car malgré tout certaines procédures aboutissent positivement. Le lien entre APESA et ma profession de greffier réside dans les missions que nous partageons d’ailleurs avec les commissaires de justice qui sont d’accueillir, d’orienter et d’expliquer. À l’audience, le greffier un peu comme un sismographe, enregistre certes les prétentions juridiques, mais parfois des pleurs et des crises d’angoisse. Ces derniers éléments ne sont pas à proprement juridiques, mais donnent à certains dossiers une épaisseur humaine, parfois lourde à porter. Nos études juridiques ne nous préparent pas à entendre des déclarations telles que celle-ci : « je demande la liquidation judiciaire de mon entreprise, et je sais ce qu’il me reste à faire ».

Tout le monde évoque les difficultés de l’entreprise, mais l’entrepreneur, qui souvent n’a pas démérité, a d’autres difficultés dont malheureusement on se préoccupe un peu moins. Nous sommes souvent le premier point de contact entre le justiciable, qui s’il est une personne morale est toujours représenté par un être humain et le droit souvent abstrait, qui peut si l’on n’y prend garde désincarner. Notre statut d’officier ministériel nous aide à ne pas avoir une vision unilatérale du litige et à inscrire nos actions dans le cadre d’une déontologie toujours respectueuse des personnes même si elles ont juridiquement tort.

La complexité des situations n’est pas uniquement juridique, elle peut aussi être simplement humaine. Ces considérations ne sont heureusement pas absentes des préoccupations des plus hautes personnalités de l’institution judiciaire.

Je pense par exemple à cette belle lettre adressée en 1996 par monsieur Pierre Drai, président honoraire de la Cour de cassation à ses collègues magistrats, dans laquelle il indique : « j’ai appris qu’il fallait toujours avoir égard à la personne qui souffre, dans sa liberté, dans sa réputation, dans sa vie familiale et affective.  Je pense également à Natalie Fricero, bien connue des commissaires de justice qui tisse un lien entre l'association APESA et les objectifs de justice amiable de l'ONU. 

APESA rappelle que si force reste à la loi, la souffrance à l’homme. Lorsque cette souffrance se caractérise par des idées noires qui sont la négation de tout « affectio societatis », rester spectateur, ne rien faire, constitue simplement de la non-assistance à personne en danger.

Ce qui finalement nous interroge, c'est la solitude du chef d'entreprise dans ces moments les plus difficiles.

Jean Luc Bourdiec : Concrètement. Je suis commissaire de justice et, comme vous le savez, je ne suis pas là seulement pour dresser un inventaire, saisir ou expulser. Je connais les dirigeants de PME, je suis même parfois leur confident. Lorsque le commissaire de justice signifie un acte, il l’explique. Il informe, il conseille.

Mais lorsque je suis confronté à un cas de détresse, lorsque je vois quelqu’un qui n’en peut plus, qui est en détresse psychologique, qui a des idées sombres, que dois-je faire ? Informer l’association APESA ? Je rappelle que j’ai connaissance de cette situation à l’occasion de l’exercice de mes fonctions, et que je suis tenu au secret professionnel.

Ce qui est complexe, c'est de coordonner l'ensemble des règles qui régissent ma profession avec certaines situations humaines. Le secret professionnel doit s'articuler avec l'assistance à personne en danger.

Marc Binnié : Avec le recul, le dispositif APESA, qui est assez simple, en ce qu’il permet à tout chef d’entreprise qui en éprouve le besoin, de bénéficier en urgence d’une prise en charge psychologique, rapide, gratuite, confidentielle et à proximité de son domicile, par des psychologues spécialisés dans l’écoute et le traitement de la souffrance morale, les « idées noires » provoquées par les difficultés financières de son entreprise, est aussi devenu le miroir de la complexité de notre époque.

Le dispositif APESA, c’est permettre à un entrepreneur qui souffre, au point d’envisager le pire, de bénéficier d’un accompagnement psychologique effectué par un psychologue, mais cette action doit bien entendu, s’inscrire dans les règles professionnelles et déontologiques des différentes sentinelles concernées, et en outre respecter le RGPD. Nous avons beaucoup travaillé sur ces questions même si l’organisation d’un colloque sur le sujet est encore à organiser.  

Le rôle des sentinelles est primordial, car demander à un individu psychologiquement détruit d’agir, cela revient à demander à une voiture en panne d’aller seule chez le garagiste. Durant la période du Covid, de nombreux messages se terminaient par « Prenez-soin de vous ! » Lorsque l’on est aspiré par une crise suicidaire, on ne sait plus prendre soin de soi.

Il convient donc de former des sentinelles. Au cours d’une formation d’une demi-journée durant de laquelle on fait également la chasse aux idées fausses concernant les idées noires, on découvre la modélisation de la crise suicidaire, les signaux faibles ou forts de sa manifestation, et la manière d’oser aborder le sujet en tête à tête avec une personne en souffrance. Le sujet peut faire peur et cette formation a pour objectif de dédramatiser et de permettre le déclenchement d’une alerte sans être submergé par l’émotion.

C’est en fait très simple de savoir si quelqu’un a besoin de bénéficier d’un soutien psychologique, il suffit de lui demander « Comment allez-vous ? ». La réponse révèle parfois une grande souffrance psychologique qui ne peut être traitée que par des psychologues. Après avoir expliqué la nécessité d’un soutien psychologique confidentiel, rapide, gratuit et de proximité, après avoir recueilli l’accord de la personne concernée, on remplit une fiche alerte numérique contenant quelques éléments d’identification. Après l’envoi, un premier psychologue rappelle l’entrepreneur dans un délai moyen de 20minutes, évalue la gravité de la situation, puis passe le relais à un second psychologue local proche du domicile de l’entrepreneur. Ce dernier pourra bénéficier de 5 consultations gratuites pour lui et qui sont financées par différents acteurs du monde économique. Le coût d’une prise en charge est de 425 euros.

Les commissaires de justice ont vraiment selon moi vocation à devenir des sentinelles du dispositif APESA, car ils sont aux avant-postes de toutes les tensions sociales. Être une sentinelle c’est être un(e) lanceur(se) d’alerte.

De nombreux procureurs soutiennent APESA, pourquoi pas les commissaires de justice ?

L’action individuelle de la sentinelle doit être bien entendu confortée par son ordre professionnel.

Jean Luc Bourdiec : La déontologie des commissaires de justice, actuellement le RDN, nous défend de dévoiler des informations recueillies à l’occasion de l’exercice de nos fonctions.

La mise en place dispositif APESA n’enfreint aucune règle. Nous demandons à la personne si elle souhaite un soutien et, seulement si elle le demande, nous alertons APESA qui prend la main. Le commissaire de justice n’intervient plus. Ai-je bien compris ?

Marc Binnié : En effet c’est exactement cela. Une fois que l’accord pour la prise en charge a été recueilli par la sentinelle commissaire de justice et la fiche alerte envoyée, ce sont des psychologues qui interviennent et effectuent les prises en charge. Le rôle des sentinelles, et c’est bien là leur fonction, s’arrête au déclenchement de l’alerte. C’est peu, mais cela suffit parfois à sauver une vie.

Il n'y a pas de violation du secret professionnel car seule la sentinelle et les psychologues effectuant les prises en charge ont accès aux informations.

Jean Luc Bourdiec : Pouvez-vous nous donner quelques chiffres ?

Marc Binnié : APESA rassemble aujourd’hui 94 juridictions principalement des tribunaux de commerce, mais également des tribunaux judiciaires. Le réseau des sentinelles est composé de 5 799 personnes, de toutes professions du chiffre et du droit et de 1 548 psychologues répartis sur tout le territoire national, en métropole et outre-mer.

Depuis sa création en 2013, APESA a enregistré 11 000 alertes et pris en charge 6 750 chefs d’entreprise.

Au-delà des chiffres voici un témoignage très évocateur :

« J’ai été agréablement surpris par la rapidité de prise en charge après que le tribunal de commerce m’ait parlé de ce nouveau dispositif : une psychologue m’a proposé un rendez-vous dans les jours suivants.

Être contacté aussi vite par une personne que je ne connaissais pas et qui m’a écouté fut un grand soulagement. Il est difficile de trouver les mots pour qualifier le mieux-être que cela m’a apporté, mais derrière tout cela, j’ai compris qu’enfin, je n’étais plus seul…

Me sentant en confiance et sorti de l’isolement, il ne m’a pas été difficile d’exposer à la psychologue dès mon premier rendez-vous mes difficultés et les idées noires qui ont traversé mon esprit. Cette professionnelle m’a bien expliqué les sujets sur lesquels nous allions travailler. J’en suis sorti très apaisé et plus confiant que jamais puisqu’elle m’a dit que j’allais me reconstruire et rebondir.

Désormais, j’ai bien mieux conscience de ce qu’il m’arrive et, surtout, je n’ai plus à en avoir honte. Je vais reconquérir l’espace professionnel qui est le mien, reprendre ma place. Le métier de plombier est pour moi l’un des plus beaux métiers du monde et je vais prouver à certaines personnes qui m’ont causé des problèmes que je suis toujours là.

Je ne vous remercierai jamais assez. Je n’aurais pas fait moi-même la démarche de m’adresser à un psychologue, alors que j’en avais tellement besoin… » [2]

Jean Luc Bourdiec : Une convention a été signée le 5 octobre 2022 avec la Chambre nationale des commissaires de justice. Pouvez-vous nous en dire plus ? Est-ce que des formations sont organisées dans les cours d’appel ? Comment les commissaires de justice peuvent-ils devenir sentinelles et participer au dispositif ?

Marc Binnié : Cette convention signée le 5 octobre est un acte majeur et une belle avancée, en ce qu’elle témoigne que les commissaires de justice, qui sont aux avant-postes des principaux bouleversements juridiques subis par les citoyens en général, et par les entrepreneurs en particulier, ne sont pas, s’ils ne l’ont jamais été, insensibles et indifférents à leur souffrance psychologique.

Témoigner de l’empathie, de la bienveillance, du respect est certes un prérequis, mais ces valeurs sont parfois insuffisantes lorsque la souffrance est extrême et détruit un individu. Il faut dans certains cas, qui ne sont pas si rares, oser employer certains mots, être plus directifs et savoir déclencher une alerte.

Dès maintenant, les commissaires de justice peuvent se rapprocher de l’une des 70 associations APESA locales et être formées en tant que sentinelles. Localement, les chambres régionales peuvent également organiser de sessions de formation. APESA France apporte très régulièrement son savoir-faire en la matière.

Ainsi s’allonge la liste des professions, procureurs de la République, juges consulaires, greffiers, collaborateurs des Urssaf ou du Trésor public, experts-comptables, mandataires et administrateurs judiciaires, collaborateurs des chambres consulaires, banquiers…qui n’hésitent plus, lorsqu’elles croisent dans le cadre de leurs fonctions un entrepreneur en souffrance, à lui demander simplement : Comment allez-vous ?


[1] APESA : Aide Psychologique pour les Entrepreneurs en Souffrance aiguë.

[2] APESA, pour que les idées sombres ne rencontrent pas des idées fausses ; à écouter : France inter, La personnalité de la semaine, 14 novembre 2020 [en ligne].

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