La lettre juridique n°337 du 12 février 2009

La lettre juridique - Édition n°337

Licenciement

[Jurisprudence] Nullité du licenciement et exercice du droit de retrait : le revirement qu'on attendait

Réf. : Cass. soc., 28 janvier 2009, M. Thierry Wolff c/ Société Sovab, n° 07-44.556, FS-P+B (N° Lexbase : A7036ECL)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 07 Octobre 2010


Plus de vingt-cinq ans après son introduction en droit du travail, le droit de retrait connaît une nouvelle jeunesse. Alors que, jusqu'à présent, le salarié qui se retirait valablement d'une situation de danger pouvait être licencié et ne bénéficiait que de dommages et intérêts pour absence de cause réelle et sérieuse, la Chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 28 janvier 2009, affirme, pour la première fois, que la mesure doit être annulée et le salarié réintégré (I). Ce revirement doit être pleinement approuvé car il garantit l'effectivité du droit de retrait (II).
Résumé

Est nul le licenciement prononcé par l'employeur pour un motif lié à l'exercice légitime par le salarié du droit de retrait de son poste de travail dans une situation de danger.

Commentaire

I - Le revirement consacrant la nullité du licenciement d'un salarié qui exerce valablement son droit de retrait

  • Le cadre légal

L'article L. 4131-3 du Code du travail (N° Lexbase : L1467H99) dote les salariés du droit de suspendre l'exécution de leur contrat de travail pour se soustraire à un danger qui menace la santé ou la sécurité des personnes. Ce texte dispose qu'"aucune sanction, aucune retenue de salaire ne peut être prise à l'encontre d'un travailleur ou d'un groupe de travailleurs qui se sont retirés d'une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu'elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou pour la santé de chacun d'eux".

  • Les difficultés d'application

L'application de ce texte fait doublement difficulté.

En premier lieu, la jurisprudence a été amenée à préciser dans quelles conditions ce droit pouvait être exercé (1), et l'examen des dernières décisions rendues montre que les juges du fond disposent d'un pouvoir souverain pour apprécier à la fois la notion de "motif raisonnable" et celle de "danger grave et imminent" (2).

En second lieu, se pose la question des conséquences de l'exercice du droit de retrait. Deux hypothèses doivent être distinguées.

  • Le sort du salarié qui exerce de manière illégitime son droit de retrait

Si les conditions exigées par la loi ne sont pas remplies, le salarié se trouve dans une position inconfortable. Il perd, en premier lieu, son droit à rémunération pour le temps où il a cessé le travail, la retenue opérée devant être strictement proportionnelle au temps perdu pour ne pas apparaître comme une sanction pécuniaire, prohibée par le Code du travail (3).

Il s'expose, également, à une sanction disciplinaire, dès lors qu'il refuse d'obéir à son employeur qui, contestant l'exercice illégitime du droit de retrait, lui ordonne de reprendre le travail. Selon une jurisprudence constante, son comportement constitue une faute dont la gravité dépendra des circonstances de fait (4).

  • Le sort du salarié qui exerce de manière légitime son droit de retrait

Reste à déterminer le degré de protection du salarié qui exerce valablement son droit de retrait.

La formule utilisée par le Code du travail pêche par son imprécision. En disposant que le salarié ne doit subir "aucune sanction", le législateur n'a, en effet, pas indiqué si la sanction qui peut être infligée au salarié doit être annulée ou si elle ne peut donner lieu qu'à l'attribution de dommages et intérêts.

Lorsque le salarié se voit infliger une sanction disciplinaire autre que le licenciement, les juges du fond disposent du pouvoir de l'annuler après avoir considéré que celle-ci était "injustifiée ou disproportionnée à la faute commise" (5). Mais, en cas de licenciement, ce pouvoir d'annulation ne peut pas être fondé sur les règles du droit disciplinaire (6).

Jusqu'à présent, la Cour de cassation s'était fondée sur le principe "pas de nullité sans texte", auquel elle rappelle, d'ailleurs, fréquemment, son attachement (7), pour refuser d'annuler le licenciement du salarié qui a, pourtant, valablement exercé son droit de retrait, se contentant de lui allouer des dommages et intérêts pour absence de cause réelle et sérieuse (8).

  • La consécration nouvelle de la nullité du licenciement

C'est cette solution qui se trouve, ici, remise en cause, par cet arrêt en date du 28 janvier 2009, qui constitue donc un spectaculaire revirement de jurisprudence, et qui ne peut qu'être approuvé (9).

Dans cette affaire, un salarié, qui occupait un poste de peintre automobile sur une chaîne de peinture, apprenant la décision de l'employeur de ne laisser qu'une seule personne sur ce poste, avait signalé le risque présenté par cette décision, en raison du sol glissant de la cabine située au dessus d'une chaîne de montage avançant en continu sans qu'un autre opérateur de l'atelier puisse se rendre compte d'une éventuelle chute pour arrêter la chaîne. Lors de sa prise de poste, le lendemain, il avait exercé son droit de retrait et refusé l'ordre de sa hiérarchie de rejoindre la cabine, tant qu'un second opérateur ne serait pas présent, et de rejoindre un autre poste alors qu'il avait été remplacé. Après avoir quitté l'atelier, il avait repris son travail deux heures plus tard lorsque la décision de maintenir provisoirement un second opérateur sur ce poste avait été finalement prise, à l'issue de la réunion exceptionnelle du comité d'hygiène et de sécurité et des conditions de travail consulté sur le sujet. Pour prévenir les risques d'accidents dénoncés, des aménagements avaient été apportés avec l'accord de l'inspecteur du travail. Le salarié avait été ultérieurement licencié pour faute grave, l'employeur lui reprochant son refus abusif de se conformer à plusieurs reprises aux consignes de la hiérarchie, la remise en cause du pouvoir de l'employeur et un "abandon de poste". Le salarié avait, alors, saisi la juridiction prud'homale en demandant l'annulation de ce licenciement, sa réintégration et le paiement des salaires depuis son licenciement.

La cour d'appel de Nancy, se fondant sur la jurisprudence constante de la Cour de cassation, avait simplement considéré le licenciement comme dépourvu de cause réelle et sérieuse et avait donc refusé d'ordonner sa réintégration.

C'est cet arrêt qui se trouve cassé, sans renvoi, au visa de l'article L. 231-8-1 (N° Lexbase : L3651HNK), devenu l'article L. 4131-3 du Code du travail, ensemble l'article L. 1121-1 (N° Lexbase : L0670H9P) du même code, interprété à la lumière de l'article 8 § 4 de la Directive 89/391/CEE du 12 juin 1989, concernant la mise en oeuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail (N° Lexbase : L9900AU9). Après avoir rappelé, "d'une part, qu'aucune sanction, aucune retenue de salaire ne peut être prise à l'encontre d'un travailleur ou d'un groupe de travailleurs qui se sont retirés d'une situation de travail dont ils avaient un motif légitime de penser qu'elle présentait une danger grave ou imminent pour chacun d'eux" et, "d'autre part, que l'employeur, tenu d'une obligation de sécurité de résultat en matière de protection et de sécurité au travail, doit en assurer l'effectivité", la Cour de cassation a considéré "qu'est nul le licenciement prononcé par l'employeur pour un motif lié à l'exercice légitime par le salarié du droit de retrait de son poste de travail dans une situation de danger".

II - Un revirement bienvenu

  • Une solution parfaitement justifiée

Ce revirement doit être pleinement approuvé, tant pour des raisons juridiques que pratiques.

  • Arguments juridiques

Sur le plan juridique, la solution repose sur le visa combiné des dispositions du Code du travail et de la référence à l'obligation de sécurité de résultat qui pèse sur l'employeur.

L'arrêt réalise donc une nouvelle extension du domaine de l'obligation de sécurité de résultat, formalisée en 2002 à l'occasion de la redéfinition de la faute inexcusable de l'employeur, et qui n'a cessé, depuis, de s'étendre pour fonder la condamnation de l'employeur dans de nouvelles hypothèses (congé pour maladie ou accident (10), non-respect de l'avis du médecin du travail dans le reclassement d'un salarié inapte (11), respect dans l'entreprise de la législation anti-tabac (12), responsabilité du fait du harcèlement moral commis par un salarié de l'entreprise ou des dispositions du Code du travail relative au harcèlement moral (13), mise en place d'une nouvelle organisation du travail mettant en péril la sécurité du personnel (14)), tout en se détachant de son assise contractuelle pour conquérir son autonomie, grâce, notamment, au soutien des dispositions des Directives communautaires (15).

C'est donc une nouvelle application combinée des dispositions du Code du travail et de celles de la Directive communautaire, dont le juge national doit assurer une application effective, qui permet à la Cour de cassation de renforcer les droits des salariés en matière de droit à la santé et à la sécurité.

Le texte de la Directive communautaire de référence (article 8 § 4 de la Directive 89/391/CEE du 12 juin 1989) contient une formule assez proche de celles présentes dans le Code du travail ; ce texte dispose, en effet, qu'"un travailleur qui, en cas de danger grave, immédiat et qui ne peut être évité, s'éloigne de son poste de travail et/ou d'une zone dangereuse ne peut subir aucun préjudice et doit être protégé contre toutes conséquences dommageables et injustifiées, conformément aux législations et pratiques nationales". Ces dispositions laissent donc aux Etats le soin de déterminer comment il convient de protéger le salarié, ce qui laisse sans véritable réponse la question de la sanction des atteintes réalisées au droit de retrait et, singulièrement, celle du caractère, ou non, suffisant de l'attribution de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieux pour assurer le respect effectif du droit de retrait.

On sait, toutefois, que les Etats sont tenus de garantir l'effectivité des Directives communautaires (16), ce dont on peut, logiquement, déduire qu'ils doivent mettre en place les mesures propres à garantir l'application effective du principe selon lequel le travailleur qui se retire d'une situation dangereuse "ne peut subir aucun préjudice et doit être protégé contre toutes conséquences dommageables et injustifiées".

Or, la simple allocation de dommages et intérêts ne saurait suffire à garantir l'effectivité du droit de retrait, car une entreprise à la trésorerie suffisamment solide pourra valablement se "payer" le droit de bafouer le droit de retrait en s'exposant à un simple risque de condamnation pécuniaire.

La nullité du licenciement, et son corollaire nécessaire, la réintégration (17), apparaissent donc comme la seule mesure susceptible de garantir efficacement le droit de retrait. La Cour de cassation l'a, d'ailleurs, bien compris et affirme, depuis 2001, que la nullité du licenciement est encourue, non seulement lorsqu'un texte le prévoit expressément, ce qui n'est malheureusement pas le cas ici, mais, également, lorsqu'est mis en cause l'exercice d'un droit fondamental (18). Le droit de retrait se rattache, évidemment, à la catégorie des droits fondamentaux dont il convient de garantir l'exercice, car il vise à protéger le droit à la santé et à la sécurité, dont on sait que l'employeur est, désormais, garant, et dont le caractère essentiel n'a plus à être démontré. La solution issue de cet arrêt en date du 28 janvier 2009 apporte donc une nouvelle contribution à la mise en place d'un régime véritablement protecteur des droits fondamentaux des salariés dans l'entreprise en offrant une nouvelle hypothèse de nullité sans texte d'une mesure de licenciement.

  • Arguments pratiques

Sur le plan pratique, la solution est, évidemment, particulièrement bienvenue car elle assure, désormais, aux salariés une garantie efficace et lève l'hypothèque qui pesait jusqu'à présent sur l'exercice du droit de retrait ; elle renforce, ainsi, la prévention des atteintes à la santé des salariés et ne peut qu'être, pour cette raison, approuvée. Les salariés n'auront, ainsi, plus à "tricher" sur la qualification juridique de leur action et à se mettre en grève pour se placer sous le régime protecteur de l'article L. 2511-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0237H9N) (19).

Les salariés doivent, toutefois, se méfier.

L'examen de la jurisprudence montre que si le droit de retrait est souvent invoqué pour justifier certaines absences, le caractère justifié de son exercice n'est pas toujours admis et les arrêts rendus par la Chambre sociale de la Cour de cassation, qui considèrent que l'existence d'un danger n'était pas établie, sont légion.

Les salariés qui protestent contre ce qu'ils considèrent comme étant un risque pour leur santé et leur sécurité, devront donc bien réfléchir à la forme que devra prendre leur action et à la qualification juridique revendiquée : en cas de danger grave et imminent, ils pourront, bien entendu, exercer leur droit de retrait, mais lorsque le risque ne sera que potentiel ou diffus, ils auront tout intérêt à s'inscrire dans le cadre de l'exercice du droit de grève dans la mesure où la notion de "revendication professionnelle" est plus large (20).


(1) Voir l’Ouvrage "Droit du travail" .
(2) Cass. soc., 22 octobre 2008, n° 07-43.740, Société nationale des chemins de fer français (SNCF), établissement commercial trains, F-D (N° Lexbase : A9528EA7) : "appréciant souverainement les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, le conseil de prud'hommes a estimé que les agents avaient un motif raisonnable de penser que la situation dans laquelle ils se trouvaient à la suite de l'agression de leurs collègues de travail présentait un danger grave et imminent pour leur vie ou leur santé".
(3) Cass. soc., 11 juillet 1989, n° 86-43.497, MM. Bobrie et Combeau c/ Société nouvelle des ateliers et chantiers de La Rochelle-Pallice (SNACRP) (N° Lexbase : A8773AA8), Dr. ouvrier, 1989, p. 492 ; Cass. soc., 20 janvier 1993, n° 91-42.028, M. Belmonte et autre c/ Société Alexandre (N° Lexbase : A6681AB3) ; Cass. crim., 25 novembre 2008, n° 07-87.650, Arnaud Didier, F-P+F (N° Lexbase : A4707EBX).
(4) Pour un exemple de licenciement pour cause réelle et sérieuse : Cass. soc., 20 janvier 1993, n° 91-42.028, préc..
(5) C. trav., art. L. 1333-2 (N° Lexbase : L1873H9A).
(6) C. trav., art. L. 1333-3 (N° Lexbase : L1875H9C).
(7) Cass. soc., 20 février 2008, n° 06-40.085, Société anonyme Alcatel Cit, FS-P (N° Lexbase : A0557D7R) et nos obs., Chaud et froid sur la protection du principe "à travail égal, salaire égal", Lexbase Hebdo n° 295 du 6 mars 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3474BEE).
(8) La Cour de cassation n'avait, à notre connaissance, pas exclu formellement la nullité, mais se contentait d'affirmer, dans de nombreuses décisions, que les salariés injustement licenciés avaient droit à des dommages et intérêts pour absence de cause réelle et sérieuse.
(9) La doctrine n'a pas toujours bien perçu l'importance de la question et s'est, parfois, contentée de reprendre la formule légale, sans s'interroger sur sa portée réelle (ainsi J. Pélissier, A. Supiot et A. Jeammaud, Droit du travail, 24ème éd., 2008, n° 662 ; B. Teyssié, Droit du travail. Tome 1. Relations individuelles de travail, Litec, 2ème éd., 1992, n° 780 ; G. Couturier, Droit du travail. 1/ Les relations individuelles de travail, Puf-droit fondamental, 3ème éd., 1996, n° 274). Nous avions, pour notre part, souhaité cette sanction de longue date. Notre ouvrage Droit du travail, Focus droit, 1ère éd., 2000, p. 52 (4ème éd. à paraître).
(10) Cass. soc., 28 février 2006, n° 05-41.555, M. Dany Deprez c/ Société Cubit France technologies, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2163DNG), lire les obs. de S. Martin-Cuenot, Vers un principe général de sécurité dans l'entreprise ?, Lexbase Hebdo n° 206 du 15 mars 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N5665AKZ) ; Cass. soc., 9 janvier 2008, n° 06-46.043, Société G Kubas, F-D (N° Lexbase : A2741D3W), lire nos obs., L'obligation de sécurité de résultat de l'employeur et la visite médicale de reprise, Lexbase Hebdo n° 290 du 31 janvier 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N8489BDR).
(11) Cass. soc., 20 septembre 2006, n° 05-42.925, Société Comptoir des levures, FS-D (N° Lexbase : A3102DRC).
(12) Cass. soc., 29 juin 2005, n° 03-44.412, Société ACME Protection c/ Mme Francine Lefebvre, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8545DIC), Dr. soc., 2005, p. 971, chron. J. Savatier.
(13) Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914, M. Jacques Balaguer, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A9600DPA). Sur cet arrêt, lire nos obs., L'employeur responsable du harcèlement moral dans l'entreprise, Lexbase Hebdo n° 223 du 12 juillet 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N0835ALI).
(14) Cass. soc., 5 mars 2008, n° 06-45.888, Société Snecma c/ Syndicat CGT Snecma Gennevilliers, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3292D73), lire nos obs., L'obligation de sécurité de l'employeur plus forte que le pouvoir de direction, Lexbase Hebdo n° 297 du 20 mars 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N4384BE4).
(15) Cass. soc., 28 février 2006, n° 05-41.555, préc. : "vu l' article L 230-2, I, du Code du travail (N° Lexbase : L8438HNT) interprété à la lumière de la Directive CE n° 89/391 du 12 juin 1989, concernant la mise en oeuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail ; ensemble les articles L. 122-32-2 (N° Lexbase : L5519ACE) et R. 241-51 (N° Lexbase : L9928ACP) du Code du travail".
(16) Sur la qualité de juge communautaire du juge national, la remarquable thèse d'O. Dubos, Les juridictions nationales, juge communautaire, Dalloz - Nouvelle bibliothèque des thèses, 2001.
(17) Cass. soc., 30 avril 2003, n° 00-44.811, Mme Gabrielle Velmon c/ Association Groupe Promotrans, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A7501BSM).
(18) Dernier rappel en date : Cass. soc., 20 février 2008, n° 06-40.085, préc., et la chron. ainsi que les réf. citées.
(19) Cass. soc., 26 septembre 1990, n° 88-41.375, Compagnie lyonnaise des goudrons et des bitumes c/ M. André et autres (N° Lexbase : A1518AAH), Dr. soc., 1991, p. 60 et s., concl. P. Waquet et chron. J.-E. Ray.
(20) Admettant la grève sur les conditions de travail, Cass. soc., 26 septembre 1990, n° 88-41.375, préc..

Décision

Cass. soc., 28 janvier 2009, M. Thierry Wolff c/ Société Sovab, n° 07-44.556, FS P+B (N° Lexbase : A7036ECL)

Cassation partielle partiellement sans renvoi, CA Nancy, ch. soc., 2 février 2007, n° 06/02335, Monsieur Thierry Wolff c/ SNC Sovab (N° Lexbase : A7387DXU)

Textes visés : C. trav., art. L. 231-8-1 (N° Lexbase : L3651HNK), devenu L. 4131-3 (N° Lexbase : L1467H99), ensemble l'article L. 1121-1 du même code (N° Lexbase : L0670H9P), interprété à la lumière de l'article 8 § 4 de la Directive 89/391/CEE du 12 juin 1989 (N° Lexbase : L9900AU9)

Mots clef : droit de retrait ; mise en oeuvre ; licenciement ; nullité.

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Éditorial

Tentative d'escroquerie à l'assurance : entre commencement d'exécution et actes préparatoires

Lecture: 4 min

N4936BIN

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Avec 36 700 véhicules incendiés en France en 2008, contre un peu plus de 42 000 en 2007, la moyenne quotidienne des voitures "immolées" demeure effrayante ; d'autant plus, lorsque l'on en considère l'aspect festif, puisqu'à la Saint Sylvestre, ce n'est pas moins de 1 100 voitures qui subissent le bûcher (certains détracteurs de l'automobile diront "des vanités"). Cette statistique laisserait de marbre, s'il s'agissait d'auto da fés (actes de foi, en portugais), c'est-à-dire, s'il s'agissait d'une prise de conscience populaire et collective en faveur de la préservation de l'environnement, par l'expiation symbolique du "bouc émissaire" (René Girard, toujours ) producteur de gaz à effet de serre : la voiture ! Au contraire, les plus Hauts sommets de l'Etat ont entendu prendre le problème à bras le corps en renforçant l'indemnisation des victimes via le Fonds de garantie des victimes d'actes de terrorisme et autres infractions (sous conditions de ressources), et en envisageant des sanctions accessoires à l'encontre des incendiaires, telles l'interdiction de permis de conduire aussi longtemps que la victime des faits n'a pas été indemnisée en totalité. La mesure peut faire sourire à l'encontre d'une population d'incendiaires le plus souvent mineure, mais tout message de fermeté et toute sanction dissuasive ne peuvent être que favorablement accueillis.

En revanche, la statistique permet, également, d'alerter les pouvoirs publics sur l'effet d'aubaine que peut constituer l'application, depuis le 1er octobre 2008, du dispositif d'indemnisation renforcé. L'augmentation, en fin d'année 2008, du nombre d'incendies de véhicules laisserait penser que certains propriétaires mettraient, eux-mêmes, le feu à leur voiture pour encaisser une indemnité, a priori plus avantageuse que l'argus du véhicule en cause. On relèvera, dans les pages de la PQR, notamment, ce fait divers topique : le 18 novembre 2008, la police d'Epernay avait découvert une voiture incendiée ; le propriétaire s'était présenté au commissariat d'Epernay, déclarant que son véhicule lui avait été volé alors qu'il était stationné à la gare de Reims. Or, les policiers se rappelaient avoir croisé le même véhicule, deux jours auparavant, accidenté. La voiture était, en effet, stationnée à Epernay, apparemment hors d'usage. Après enquête, les policiers avaient convoqué le propriétaire qui avait fini par reconnaître qu'il avait eu un accident de voiture. Les frais de réparation étant trop élevés, il avait préféré faire une fausse déclaration de vol auprès de son assurance. Il n'avait, en revanche, pas reconnu les faits de dégradations par incendie. Il sera convoqué en mai prochain devant le tribunal correctionnel de Châlons-en-Champagne pour répondre de tentative d'escroquerie à l'assurance.

Les faits, chers à la matière pénale, pourraient n'avoir que peu de rapport avec notre actualité juridique de la semaine, si ce n'est cet arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 17 décembre 2008, sur lequel revient Romain Ollard, Docteur en droit pénal. En effet, après avoir relevé que le prévenu n'avait effectué aucune démarche auprès de son assureur pour déclarer le vol de son véhicule, la Haute juridiction conclut que la destruction d'un véhicule et la plainte pour vol ne constituent que des actes préparatoires qui ne sauraient, en l'absence de déclaration de sinistre, constituer un commencement d'exécution justifiant une condamnation pour tentative d'escroquerie, sur le fondement des articles 121-5 et 313-1 du Code pénal. La décision est d'importance car elle ferme la porte, à nouveau, à l'appréciation subjective de la tentative d'escroquerie à l'assurance.

Pour rappel, l'article 121-5 du Code pénal dispose que "la tentative est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d'exécution, elle n'a été suspendue ou n'a manqué son effet qu'en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur". Avec l'arrêt du 17 décembre 2008, la Haute juridiction retient une conception objective du commencement d'exécution au détriment d'une conception subjective, parfois admise, sous le concept d'actes préparatoires. Ainsi, la Cour, en la matière, s'en tient à la nécessité de commencer à accomplir l'acte incriminé : une déclaration de sinistre à l'assurance en vue de se faire indemniser est donc nécessaire à l'incrimination de tentative d'escroquerie à l'assurance. La conception subjective du commencement d'exécution se serait appuyée, elle, sur tout acte, même non incriminé, qui aurait révélé l'intention de commettre l'infraction ; un acte univoque.

Traditionnellement, la jurisprudence, au-delà des querelles doctrinales, retient une solution intermédiaire, puisqu'elle définit le commencement d'exécution comme "tout acte accompli avec l'intention de commettre le délit et tendant directement au délit". Mais, en matière de tentative d'escroquerie à l'assurance, la Cour de cassation reste campée, depuis longtemps maintenant, sur le fait que n'est pas un commencement du délit d'escroquerie le fait d'incendier son propre véhicule et de rédiger une déclaration, alors que cette déclaration n'a pas été soumise à la compagnie d'assurance avec une demande d'indemnisation (Cass. crim. du 27 mai 1959). Alors, s'agit-il d'une exception ou d'une nouvelle orientation ? Ni l'un, ni l'autre nous enseigne l'auteur ; la Haute juridiction qui avait plutôt tendance à retenir une conception extensive du commencement d'exécution de l'infraction, fait de même en matière de tentative d'escroquerie à l'assurance, puisqu'une demande d'indemnisation explicite n'est plus nécessaire à la caractérisation de l'infraction. Seule la déclaration aux assurances suffit ; celle-ci comprenant directement et nécessairement une demande même implicite d'indemnisation.

Mais après tout, qu'importe ! "Toute tentative invraisemblable, à condition d'être entreprise avec un minimum de sens commun et sur une échelle modeste, possède une sorte de droit divin à un hasard heureux répété à une cadence régulière" (Peter Flemming, Courrier de Tartarie). Que l'on en est pour preuve ce Victor Lustig qui, non content de vendre, une première fois, la Tour Eiffel en pièces détachées à un ferrailleur dénommé Poisson (cela ne s'invente pas), en 1929, la vend une seconde fois, un peu plus tard, le premier acheteur ayant eu honte de révéler la supercherie à la police. Aussi, commencement d'exécution ou actes préparatoires, la loi ou la jurisprudence permettront d'appréhender les incendiaires de leurs propres voitures, comme n'importe quel Lustig...

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Social général

[Jurisprudence] Esclavage domestique : "tout travail forcé est incompatible avec la dignité humaine"

Réf. : Cass. crim., 13 janvier 2009, n° 08-80.787, Mlle S., F-P+F (N° Lexbase : A7079EC8)

Lecture: 10 min

N4979BIA

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par Christophe Willmann, Professeur à l'Université de Rouen et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Droit de la Sécurité sociale"

Le 07 Octobre 2010


Alors que la doctrine (y compris non juridique) poursuit ses réflexions sur les questions de l'esclavage, de la servitude et du travail forcé (1), la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 13 janvier dernier, un arrêt de cassation dont la solution ne devrait pas être limitée à son champ d'application, l'esclavage domestique. En 2007, la cour d'appel de Paris, dans la procédure suivie contre un employeur des chefs d'obtention de services non rétribués de la part d'une personne vulnérable (C. pén., art. 225-13 N° Lexbase : L1875AME) et soumission d'une personne vulnérable à des conditions de travail et d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine (C. pén., art. 225-14 N° Lexbase : L2183AMS), a relaxé la prévenue de ce dernier chef. Au visa des articles 593 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3977AZC), 225-14 du Code pénal et 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4775AQW), la Cour de cassation censure l'arrêt d'appel. L'arrêt rapporté donne l'opportunité de rappeler la caractérisation de l'élément matériel de l'infraction, centrée sur l'indignité au et par le travail (I) et le régime des sanctions applicables, au sens du droit interne et du droit européen des droits de l'Homme (II).
Résumé

Mlle S., dont Mme K. avait conservé le passeport, avait été chargée par celle-ci d'exécuter, en permanence, sans bénéficier de congés, des tâches domestiques, rétribuées par quelque argent de poche ou envoi de subsides en Côte d'Ivoire. L'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris retient, pour confirmer la décision de relaxe, que la jeune fille disposait des mêmes conditions de logement que les membres de la famille et qu'elle était l'objet de l'affection véritable de la prévenue. Les juges en ont déduit l'absence d'atteinte à la dignité humaine. En se déterminant ainsi, alors que tout travail forcé est incompatible avec la dignité humaine, la cour d'appel, n'a pas justifié sa décision au regard des articles 225-14 du Code pénal et 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.

Commentaire

I - Caractérisation de l'élément matériel de l'infraction de soumission à des conditions de travail et d'hébergement indigne (C. pén., art. 225-14)

A - Notion de dignité de la personne humaine

L'insertion, dans les dispositifs juridiques, de la notion de dignité se rapporte à un contexte historique très marqué (en réaction aux horreurs de la seconde Guerre mondiale), ce qui explique que la notion n'apparaisse que dans des textes internationaux ou constitutionnels et connaisse un long silence, pour, finalement, n'émerger à la surface des normes que très récemment (2). Les étapes en sont connues : 1986, loi sur la liberté de communication (loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 N° Lexbase : L8240AGB), 1992, nouveau Code pénal, et 1994, loi sur la bioéthique (loi n° 94-653 du 29 juillet 1994, relative au respect du corps humain N° Lexbase : L3102AIQ).

La doctrine a donné un accueil partagé, entre enthousiasme et réserve. Les uns estiment que la référence à la dignité est insuffisamment distinguée de son corollaire, les droits de l'Homme (3) ; qu'il reste délicat d'identifier ses titulaires (4) ; et que, enfin, la notion est investie d'une diversité préoccupante de fonctions (5). Le législateur semble avoir réalisé une synthèse protégeant tout aussi bien "l'être social dans son existence largement entendue" (au titre des discriminations, du proxénétisme et des conditions de travail et d'hébergement) que "l'être humain dans son essence" (crime contre l'humanité, éthique biomédicale) (6).

L'imprécision des textes (C. pén., art. 225-13 et art. 225-14) amène à suggérer quelques hypothèses permettant de mieux en comprendre le contenu. L'article 225-14 du Code pénal s'attache à réprimer tout comportement de l'employeur imposant à ses salariés des conditions de travail attentatoires à leur dignité. Le législateur a renvoyé aux juges le soin d'apprécier, in concreto, les conditions de travail des salariés à l'aune de leur dignité.

B - Soumission à des conditions de travail indignes

Puisque la référence à la dignité, pourtant élément constitutif de l'incrimination visée à l'article 225-14 du Code pénal, ne répond à aucune définition légale, il est revenu aux juges la tâche de définir, au cas par cas, l'indignité du travail imposé à un salarié, revêtant un caractère suffisamment grave pour qu'il puisse engager la responsabilité pénale de l'employeur.

Les illustrations jurisprudentielles ne manquent pas. Ainsi, un employeur a été condamné pour soumission à des conditions de travail indignes (7). Le comportement des salariés pendant l'exécution de leur travail était étroitement limité par les interdictions de lever la tête, de parler et, même, de sourire. L'employeur a imposé à ses salariés de ne pas quitter l'atelier à la pause de midi pour obtenir la dénonciation des personnes ayant participé à une réunion hors de l'entreprise, une telle obligation revêtant le caractère d'une punition collective pour la seule participation de certains à une activité réprouvée par l'auteur de cette punition. Finalement, il apparaît, ainsi, que le comportement imposé par l'employeur à ses salariés pendant l'exécution de leur travail, étant constamment et strictement surveillé et contrôlé, dans des conditions humiliantes pour ceux-ci, ainsi que les diverses humiliations et brimades auxquelles les salariés étaient livrés qui s'y ajoutaient, tendaient à les abaisser en tant qu'êtres humains.

De même un hôtelier-restaurateur doit être condamné pour soumission à des conditions de travail indignes pour avoir profité de ce que deux employés étaient faibles d'esprit pour les faire travailler 14 à 16 heures par jour, leur laissant juste le temps de manger et les disputant en permanence (8). La première victime était une femme illettrée, ne sachant ni lire ni écrire et très peu compter, faisant un minimum de 80 heures de travail par semaine, avec un seul jour de repos hebdomadaire, le tout pour une rémunération mensuelle de 305 euros.

Dans l'arrêt du 13 janvier 2009, les juges du fond avaient relaxé Mme K. du chef du délit de soumission d'une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine aux motifs que les premiers juges ont fait une exacte application des faits en observant qu'il n'était pas démontré par la procédure qu'elle avait soumis la partie civile à des conditions de travail et d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine. Non seulement l'enquête n'aurait pas permis d'établir que Mlle S. n'avait pas bénéficié des mêmes conditions d'hébergement que les autres membres de la famille de Mme K., mais l'audition de l'une des filles de cette dernière a permis de relever l'existence de relations d'affection sans feinte à l'égard de la partie civile, qui ne permet pas de caractériser l'atteinte à la dignité humaine arguée par cette dernière.

Pourtant, les juges du fond avaient constaté que Mlle S., mineure et orpheline, non scolarisée, logeait chez son employeur dont elle dépendait affectivement et économiquement, était isolée de son pays d'origine (la Côte d'Ivoire), en situation irrégulière et sans ressources et avait, depuis son arrivée, six ans et demi plus tôt, fourni un travail continu de baby sitting et de ménage, moyennant un peu d'argent de poche et quelques subsides adressés dans un premier temps à sa famille. Selon la victime, en entrant en voie de relaxe du chef du délit visé à l'article 225-14 du Code pénal, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations en violation des textes susvisés. Par l'arrêt rapporté, la Cour de cassation infirme donc l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris ayant retenu, pour confirmer la décision de relaxe, que la jeune fille disposait des mêmes conditions de logement que les membres de la famille et qu'elle était l'objet de l'affection véritable de la prévenue. Les juges en ont déduit l'absence d'atteinte à la dignité humaine. Pour la Cour de cassation, retenant comme principe que tout travail forcé est incompatible avec la dignité humaine, la cour d'appel, n'ayant pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, n'a pas justifié sa décision de relaxe.

II - Sanctions de la soumission à des conditions de travail et d'hébergement indigne

A - Droit interne : sanction sur la base de l'article 225-14 du Code pénal

  • Employeur de droit commun

Le délit de soumission d'une personne dépendante ou vulnérable à des conditions de travail ou d'hébergement indignes, ou en contrepartie d'un salaire inexistant ou dérisoire, donnait, auparavant, lieu à une peine d'emprisonnement de deux ans et de 500 000 francs (environ 76 230 euros) d'amende. La loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003 (loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 N° Lexbase : L9731A9B) a porté la peine à cinq ans d'emprisonnement et 150 000 euros d'amende. Enfin, cette même loi a inséré de nouvelles circonstances aggravantes. Ainsi, lorsque les infractions prévues par les articles 225-13 et 225-14 du Code pénal sont commises à l'égard d'un mineur, elles sont punies d'une peine de sept ans d'emprisonnement et de 200 000 euros d'amende (C. pén., art. 255-15, al. 2 N° Lexbase : L2111AM7).

  • Employeur pouvant se prévaloir de l'immunité diplomatique

La Cour de cassation avait, en 2005, donné une interprétation restrictive du régime de l'immunité diplomatique, alors invoquée pour obtenir la relaxe au titre des infractions visées aux articles 225-13 et 225-14 du Code pénal, dans l'hypothèse de l'esclavage domestique (9). La Cour de cassation avait décidé que la chambre de l'instruction a fait l'exacte application de l'article 39-2 de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques du 18 avril 1961 (N° Lexbase : L6801BHI), à laquelle renvoie l'article 19-2 de l'accord de siège conclu entre la France et l'Unesco. En effet, le bénéfice de l'immunité diplomatique, qui cesse de plein droit à la fin des fonctions, peut être seulement prorogé pendant un délai raisonnable qui aura été accordé à l'agent pour quitter le pays (tel n'étant pas le cas en l'espèce) (10).

  • Faits commis à l'étranger et compétence juridictionnelle

Là, encore, dans le champ de l'esclavage domestique, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a décidé, en 2006, que l'ordre public international s'oppose à ce qu'un employeur puisse se prévaloir des règles de conflit de juridictions et de lois pour décliner la compétence des juridictions nationales et évincer l'application de la loi française, dans un différend qui présente un rattachement avec la France et qui a été élevé par un salarié placé à son service, sans manifestation personnelle de sa volonté, et employé dans des conditions ayant méconnu sa liberté individuelle (11).

B - Droit européen : sanction sur la base de l'article 4 de la CESDH

Pour annuler l'arrêt rendu par la cour d'appel ordonnant la relaxe de l'employeur des faits incriminés à l'article 225-14 du Code pénal, la partie civile suggérait, dans son pourvoi, de retenir la qualification juridique de "travail forcé" et de "servitude", tels que visés par l'article 4 de la CESDH, précision étant faite que la servitude s'entend de l'obligation de prêter ses services sous la contrainte. Or, selon Mlle S., le fait, pour une mineure, d'être amenée en France, sans ressources, vulnérable et isolée, sans aucun moyen de vivre ailleurs, sans être scolarisée, sans qu'aucune forme d'hébergement indépendante ne soit proposée et dont les papiers lui ont été retirés, caractérise un état de servitude contraire à l'article 4 de la CESDH. L'employeur, qui avait employé et logé Mlle S., ne pouvait ignorer sa vulnérabilité et l'état de dépendance affective et économique de la jeune fille, orpheline, qu'elle avait elle-même fait venir de Côte d'Ivoire alors qu'elle était âgée d'à peine plus de quinze ans et dont elle n'avait jamais cherché à régulariser la situation. Par ailleurs, elle n'avait jamais eu l'intention de la scolariser et avait conservé son passeport. La jeune fille vivait dans son appartement où elle passait toutes ses journées et fournissait un travail continu au sein de la famille de la prévenue. Aussi, en entrant en voie de relaxe du chef du délit de soumission d'une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine, la cour d'appel de Paris aurait violé l'article 4 de la CESDH.

Par ailleurs, Mlle S. invoquait, à cet effet, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, selon laquelle le fait, pour une mineure, dans un pays étranger, en situation irrégulière et craignant d'être arrêtée par la police, de travailler sans relâche pendant plusieurs années sans percevoir de rémunération, caractérise un travail forcé au sens de l'article 4 de la CESDH. En entrant en voie de relaxe du chef du délit de soumission d'une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine, la cour d'appel aurait violé l'article 4 de la CESDH.

La Cour de cassation (arrêt rapporté) n'a pas pris position sur la qualification juridique de "servitude", laquelle ne repose sur aucune base juridique du droit positif actuel, en droit interne. Pas plus, la Cour de cassation s'est prononcée sur la qualification de "travail forcé", qui n'est pas plus visée par le droit interne. En revanche, l'arrêt rapporté, dans son visa, mentionne expressément l'article 4 de la CESDH ; la Cour de cassation prononce la cassation de l'arrêt rendu par les juges du fond pour absence de motifs, surtout, invoque une règle non inscrite formellement dans le Code pénal, selon laquelle "tout travail forcé est incompatible avec la dignité humaine".

En 2005, la CEDH s'était prononcée sur une affaire d'esclavage domestique (comparable à celle visée à l'arrêt rapporté) et avait condamné la France, dans la mesure où les articles 225-13 et 225-14 du Code pénal ne répriment pas, en eux-mêmes, les faits de soumission d'une personne vulnérable à l'esclavage, la servitude, le travail forcé ou obligatoire (12). Il s'agissait de l'affaire "Silliadin" (13). La CEDH n'y a pas défini les termes de servitude ou de "travail forcé ou obligatoire". Selon Mlle S., la remise d'une mineure par son père en vue de l'exploitation du travail de celle-ci s'apparente à la pratique analogue à l'esclavage visée par l'article 1-d de la Convention supplémentaire des Nations-Unies de 1956, donc, par extension, à l'article 4 de la CESDH. La CEDH a préféré à la qualification d'esclavage, celle de servitude, qu'elle définit comme l'obligation de prêter ses services sous l'empire de la contrainte, à mettre en lien avec la notion d'"esclavage" qui la précède (14). La requérante, mineure à l'époque des faits, a été tenue en état de servitude au sens de l'article 4 de la CESDH. La CEDH relevait que l'esclavage et la servitude ne sont pas, en tant que tels, réprimés par le droit pénal français. La Cour notait que les dispositions du Code pénal (art. 225-13 et art. 225-14) ne visent pas spécifiquement les droits garantis par l'article 4 de la CESDH, mais concernent, de manière beaucoup plus restrictive, l'exploitation par le travail et la soumission à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine (§ 142). En l'espèce, selon la CEDH, la requérante, soumise à des traitements contraires à l'article 4 et maintenue en servitude, n'a pas vu les auteurs des actes condamnés au plan pénal (§ 145). La France a violé son obligation positive de mettre en place une législation capable de punir l'esclavage et le travail forcé, interdits par ce même article 4 : ces faits relèvent une particulière gravité, car selon la CEDH, "le niveau d'exigence croissant en matière de protection des droits de l'Homme et des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une plus grande fermeté dans l'appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques".


(1) P. Hrodej, L'esclave et les plantations De l'établissement de la servitude à son abolition, Presses universitaires de Rennes, 2009, coll. Histoire.
(2) M.-L. Pavia, La découverte de la dignité de la personne humaine, in La dignité de la personne humaine, p. 3-23.
(3) B. Edelman, La dignité de la personne humaine, un concept nouveau, D., 1997, chron. 185.
(4) B. Mathieu, La dignité de la personne humaine : quel droit, quel titulaire ?, D., 1996, chron. 282.
(5) V. St-James, Réflexions sur la dignité de l'être humain, en tant que concept juridique en droit français, D., 1997, chron. 61.
(6) V., aussi, B. Maurer, Le principe de respect de la dignité humaine et la Convention européenne des droits de l'Homme, préf. F. Sudre, La doc. fr., 1999, coll. Monde européen et international ; J. Connor, Esclavage domestique, Doc. 9102, 17 mai 2001, rapport devant la Commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes, Conseil de l'Europe, Assemblée parlementaire ; G. Fauré, Bonnes moeurs et dignité, in Le titre préliminaire du Code civil, Economica, 2003, dir. G. Faure et G. Koubi, p. 201 ; S. Licari, Des conditions de travail et d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine, Rev. sc. crim., 2001, p. 556 ; P. Renaud-Durand, La prise en compte de la vulnérabilité dans le nouveau Code pénal, in Réflexions sur le nouveau Code pénal, 1995, Pedone, p. 120 et s. ; A. Vidalis, Rapport d'information sur les différentes formes de l'esclavage moderne, Assemblée nationale n° 3459, 12 décembre 2001.
(7) Cass. crim. 4 mars 2003, n° 02-82.194, Maxime B., F-P+F (N° Lexbase : A4267A78), Bull. crim., n° 53 ; Rev. sc. crim., 2003, p. 561, obs. Y. Mayaud ; Dr. pén., 2003, comm. 83, obs. M. Véron, Rev. pén. et dr. pén. n° 2, juin 2003, p. 361, obs. J.-Y. Chavallier, BICC, 15 juin 2003, n° 579, RJS, 6/2003, n° 702.
(8) CA Bordeaux, 19 septembre 2000, n° 99/01141, inédit.
(9) Cass. crim., 12 avril 2005, n° 03-83.452, Gabriel M., FS-P+F (N° Lexbase : A1833DIQ) et nos obs., L'esclavage "diplomatique" à l'épreuve des juridictions françaises, Lexbase Hebdo n° 169 du 25 mai 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N4597AI4).
(10) Le Parlement européen, en 2001, avait recommandé au Comité des Ministres de demander aux Gouvernements des Etats membres d'amender la Convention de Vienne afin de systématiser la levée de l'immunité diplomatique pour tous les actes relevant de la vie privée (Recommandation 1523, 2001 ; Doc. 8618, 19 janvier 2000, Proposition de recommandation, présentée par Mme Kelto ová et alii). Mais le Comité des Ministres s'est montré réservé, insistant sur le caractère universel de ce Traité, qui constitue un élément clé pour la stabilité des relations diplomatiques (Assemblée parlementaire, Esclavage domestique, Recommandation 1523, 2001, Doc. 9722, 5 mars 2003, Réponse du Comité des Ministres, adoptée à la 829ème réunion des Délégués des Ministres, 27 février 2003).
(11) Cass. soc., 10 mai 2006, n° 03-46.593, M. Janah Moukarim, FS-P+B+I (N° Lexbase : A3293DPN) et les obs. de N. Chekli, Le jeu de l'exception d'ordre public international dans le cadre d'un litige international du travail, Lexbase Hebdo n° 216 du 25 mai 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N8593AKH). Tel est le cas, en l'espèce, dés lors qu'il résulte des constatations des juges du fond que Mlle I., qui a pu s'enfuir de son travail alors qu'elle se trouvait en France où M. M. résidait, avait été placée par des membres de sa famille au service de celui-ci, avec l'obligation de le suivre à l'étranger, une rémunération dérisoire et l'interdiction de revenir dans son pays avant un certain temps, son passeport étant retenu par l'épouse de son employeur.
(12) CEDH, 26 juillet 2005, req. 73316/01, Siliadin c/ France (N° Lexbase : A1599DKG). V., F. Massias, L'arrêt Siliadin. L'esclavage domestique demande une incrimination spécifique, RSC, 2006, p. 139 ; et nos obs., Esclavage domestique : la France condamnée par la CEDH, Lexbase Hebdo n° 185 du 13 octobre 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N9521AIH).
(13) Le TGI Paris (jugement du 10 juin 1999) condamne les époux B. pour soumission d'une jeune fille (Mlle S.) à un travail sans contrepartie financière (réprimé par l'article 225-13 du Code pénal), mais soumission à des conditions de travail ou d'hébergement contraires à la dignité (C. pén., art. 225-14). La cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 19 octobre 2000, a infirmé et relaxé les époux B. et rejeté la qualification pénale. La Cour de cassation, le 11 décembre 2001, casse l'arrêt de la cour d'appel de Paris, sur la situation de vulnérabilité et de dépendance de la victime et sur les conditions de rétribution (Cass. crim., 11 décembre 2001, n° 00-87.280, Siliadin N° Lexbase : A8462AXP).
(14) CEDH, 16 avril 2002, req. 42400/98, Seguin (N° Lexbase : A5398AYL).

Décision

Cass. crim., 13 janvier 2009, n° 08-80.787, Mlle S., F-P+F (N° Lexbase : A7079EC8)

Cassation, CA Paris, 11ème ch., 17 décembre 2007

Textes visés : C. pén., art. 225-14 (N° Lexbase : L2183AMS) ; CESDH, art. 4 (N° Lexbase : L4775AQW)

Mots-clefs : soumission à des conditions de travail ou d'hébergement contraires à la dignité ; éléments constitutifs de l'infraction ; travail contraire à la dignité ; notion de dignité.

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Environnement - Bulletin d'actualités n° 2

[Textes] Bulletin droit de l'environnement du Cabinet Savin Martinet Associés : actualités "Commentaire de la Directive 2008/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 19 novembre 2008, relative aux déchets"

Lecture: 10 min

N4922BI7

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Le 07 Octobre 2010

La nouvelle Directive-cadre relative aux déchets du 19 novembre 2008 a pour objectif principal la mise en place de mesures visant à protéger l'environnement et la santé humaine par la prévention ou la réduction des effets nocifs de la production et de la gestion des déchets (Directive (CE) 2008/98 du Parlement européen et du Conseil du 19 novembre 2008, relative aux déchets N° Lexbase : L8806IBR). Cette Directive, qui devra être transposée par les Etats membres avant le 12 décembre 2010, vise à clarifier les définitions (I) et les responsabilités en matière de gestion des déchets (II), ainsi qu'à promouvoir la mise en place de mesures destinées à améliorer la prévention et le recyclage des déchets (III). I - La clarification de certaines notions

Les précisions apportées par la Directive permettent de fixer l'étendue du champ d'application de la réglementation relative aux déchets (A) et de clarifier des notions de base relatives à la gestion des déchets (B).

A - La clarification des notions relatives au champ d'application de la Directive

La Directive définit la notion de déchets (1) et établit les exclusions de son champ d'application (2).

1. La définition du déchet

La notion de déchet est définie à l'article 3 de la Directive, comme "toute substance ou tout objet dont le détenteur se défait ou dont il a l'intention ou l'obligation de se défaire". Cette définition est quasiment inchangée par rapport à la réglementation en vigueur : elle est simplement allégée par la suppression de la référence aux catégories de déchets listées en annexe.

2. Les exclusions du champ d'application de la Directive

L'article 2 est consacré aux exclusions du champ d'application de la Directive : la Directive étend le nombre des exclusions (a) et mentionne expressément les sols non excavés (b). Deux types de substances ne figurant pas à l'article 2 sont également exclus du champ d'application de la Directive : les sous-produits (c) et les déchets qui n'en sont plus (d).

a) Des exclusions plus nombreuses

Les exclusions listées par la Directive sont les suivantes :

- les exclusions traditionnelles (effluents gazeux émis dans l'atmosphère, explosifs déclassés, etc.) ;
- les substances et objets couverts par d'autres dispositions communautaires (eaux usées, déchets résultant de l'exploitation des carrières, etc.) ;
- les nouvelles exclusions (sédiments déplacés au sein des eaux de surface, matières naturelles -biomasse- servant à la production d'énergie...).

b) Les sols pollués non excavés

La Directive énonce clairement que les sols pollués non excavés, biens immeubles, ne sont pas des déchets. Cette disposition est primordiale en ce qu'elle met un terme à la jurisprudence "Van de Walle" de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE, 7 septembre 2004, aff. C-1/03, Paul Van de Walle, Daniel Laurent, Thierry Mersch et Texaco Belgium SA N° Lexbase : A2690DDY). Dans cet arrêt rendu le 7 septembre 2004, la Cour avait estimé que des terres polluées par des hydrocarbures, y compris lorsque ces terres n'ont pas été excavées, étaient des déchets. Cette décision, en élargissant considérablement le champ de la définition des déchets, avait suscité de fortes interrogations quant au régime applicable à la gestion des sols pollués. En droit interne, un problème juridique s'était alors posé quant à l'articulation entre les législations "déchets" et "installations classées". Une circulaire du ministre de l'Ecologie et du Développement durable du 1er mars 2005 était venue écarter tout changement de politique en matière de gestion des sols pollués. Cependant, cette solution n'était pas entièrement satisfaisante eu égard à l'autorité de la chose jugée de l'arrêt de la CJCE. La Directive est donc venue rétablir la cohérence un temps perdue entre droit communautaire et droit interne, grâce à l'exclusion des sols pollués non excavés de son champ d'application.

c) Les sous-produits

Aux termes de l'article 5 de la Directive, un sous-produit est "une substance ou un objet issu d'un processus de production dont le but premier n'est pas la production dudit bien". Sa réutilisation doit être certaine, sans transformation préalable, et dans la continuité du processus de production. La Directive précise, en outre, que l'utilisation ultérieure du sous-produit ne devra pas avoir d'incidences globales nocives pour l'environnement ou la santé humaine.

d) La fin du statut de déchet

L'article 6 de la Directive prévoit la fin du statut de déchets pour des déchets qui ont subi une opération de valorisation ou de recyclage et qui n'ont pas d'effets globaux nocifs pour la santé ou l'environnement (déchets de construction et de démolition, certaines cendres et scories, la ferraille, les granulats, les pneumatiques, les textiles, le compost, les déchets de papier et le verre, etc.).

Les substances n'étant plus des déchets doivent respecter les critères suivants, pouvant être définis au niveau communautaire ou par les Etats membres au cas par cas :

- l'utilisation courante à des fins spécifiques ;
- l'existence d'un marché ou d'une demande ;
- le respect des exigences techniques, normes et réglementations en vigueur ;
- l'innocuité (les Etats membres peuvent imposer le respect de valeurs limites en polluants).

B - La clarification des notions de base relatives à la gestion des déchets

Les notions suivantes sont notamment définies par la Directive :

- la collecte : il s'agit du ramassage des déchets, mais également de leur stockage temporaire et provisoire avant transport vers une installation de traitement ;
- la valorisation : alors que la Directive "déchets" de 2006 (Directive 2006/12 du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2006 N° Lexbase : L4374HIT) établissait simplement une liste des opérations de valorisation, la Directive définit à présent la valorisation comme "toute opération dont le résultat principal est que des déchets servent à des fins utiles en remplaçant d'autres matières qui auraient été utilisées à une fin particulière, ou que des déchets soient préparés pour être utilisés à cette fin, dans l'usine ou dans l'ensemble de l'économie". Comme auparavant, la Directive fixe une liste des opérations de valorisation, mais cette liste présente un caractère non exhaustif ;
- l'élimination : l'élimination n'est plus réduite à une simple liste d'opérations. Elle est définie à l'article 3 de la Directive comme "toute opération qui n'est pas de la valorisation même lorsque ladite opération a comme conséquence secondaire la récupération de substances ou d'énergie" ;
- le recyclage : la Directive précise que le recyclage inclut le retraitement des matières organiques, mais pas la valorisation énergétique, la conversion pour l'utilisation comme combustible ou pour des opérations de remblayage.

II - La clarification des responsabilités

L'un des apports importants de la Directive réside également dans ses dispositions permettant de clarifier les responsabilités. Tout d'abord, l'extension du régime de la responsabilité élargie du producteur permet d'inciter les producteurs de produits à une prise en charge des produits tout au long de leur cycle de vie (A). La Directive prévoit, également, la responsabilité et les coûts de la gestion des déchets (B).

A - La responsabilité élargie du producteur

La responsabilité élargie du producteur est un instrument de politique environnementale qui étend les obligations du producteur à l'égard du produit tout au long de son cycle de vie, et ceci dès sa conception. Cette responsabilité élargie existait déjà dans des Directives sectorielles, notamment la Directive du 27 janvier 2003, relative aux déchets d'équipements électriques et électroniques (Directive 2002/96 N° Lexbase : L4790A9B). Elle est maintenant consacrée par la Directive-cadre sur les déchets, qui prévoit que, pour mettre en place un tel régime de responsabilité, les Etats membres peuvent :

- mettre en place l'obligation pour le producteur d'accepter les produits renvoyés et les déchets qui subsistent après l'utilisation de ces produits ;
- instaurer la prise en charge et la responsabilité financière du producteur de la gestion des déchets ;
- encourager la conception par le producteur de produits ayant des incidences réduites sur l'environnement.

Le producteur du produit est défini à l'article 8-1 de la Directive comme étant la personne physique ou morale qui élabore, fabrique, manipule, traite, vend ou importe des produits.

B - La responsabilité et les coûts de la gestion des déchets

L'article 15 de la Directive, relatif à la responsabilité de la gestion des déchets, prévoit que tout producteur de déchets initial ou autre détenteur de déchets procède lui-même ou fait procéder à leur traitement.

La Directive définit les notions de producteur et de détenteur de déchets dans son article 2 :

- le producteur de déchets est défini comme étant "toute personne dont l'activité produit des déchets (producteur de déchets initial) ou toute personne qui effectue des opérations de prétraitement, de mélange ou autres conduisant à un changement de nature ou de composition de ces déchets" ;
- le détenteur de déchets peut être "le producteur des déchets ou la personne physique ou morale qui a les déchets en sa possession".

La Directive va ainsi dans le sens de la jurisprudence de la CJCE, qui a estimé récemment, dans un arrêt "Commune de Mesquer" du 24 juin 2008 (CJCE, 24 juin 2008, aff. C-188/07, Commune de Mesquer c/ Total France SA N° Lexbase : A2899D9A), pris en réponse à une question préjudicielle de la Cour de cassation française dans le cadre de l'affaire du naufrage de l'Erika (Cass. civ. 3, 28 mars 2007, n° 04-12.315, FS-D N° Lexbase : A7897DUZ), que "les 'détenteurs antérieurs' ou le 'producteur du produit générateur' peuvent, conformément au principe du pollueur-payeur, être tenus de supporter le coût de l'élimination des déchets. Ainsi, cette obligation financière leur incombe en raison de leur contribution à la génération desdits déchets et, le cas échéant, au risque de pollution qui en résulte".

L'article 14 de la Directive est consacré à la prise en charge des coûts de la gestion des déchets. Il prévoit que :
- conformément au principe du pollueur-payeur, les coûts de la gestion des déchets sont supportés par le producteur de déchets initial ou par le détenteur actuel ou antérieur des déchets, conformément à la responsabilité de la gestion des déchets instaurée par l'article 15 de la Directive ;
- les Etats membres peuvent décider que les coûts de la gestion des déchets doivent être supportés en tout ou en partie par le producteur du produit qui est à l'origine des déchets et faire partager ces coûts aux distributeurs de ce produit, conformément au régime de responsabilité élargie du producteur prévu par l'article 8 de la Directive.

III - Les mesures visant à améliorer la prévention ainsi que la préparation en vue du réemploi et le recyclage des déchets

La Directive (art. 4) établit une hiérarchie des modes de traitement des déchets, dans l'ordre suivant :

- prévention ;
- préparation en vue du réemploi ;
- recyclage ;
- autre valorisation, notamment valorisation énergétique ;
- élimination.

La priorité est accordée à la prévention, qui vise à réduire à la source la quantité de déchets produits ainsi que la réduction de leurs effets nocifs sur l'environnement et la santé humaine. La priorité donnée à la prévention s'illustre par la consécration de la responsabilité élargie du producteur.

L'amélioration des mesures de gestion des déchets passe, en outre, par :

- la fixation d'objectifs chiffrés en matière de préparation en vue du réemploi et pour le recyclage de certains déchets (A) ;
- la mise en place de plans et programmes permettant d'améliorer aussi bien la prévention des déchets, que leur préparation en vue d'un réemploi ou leur recyclage (B).

A -  Des objectifs chiffrés pour la préparation en vue du réemploi et le recyclage des déchets

Les mesures prévues par la Directive ont pour ambition d'amener les Etats membres à "tendre vers une société européenne du recyclage, avec un niveau élevé de rendement des ressources" (art. 11), en leur imposant :

- d'une part, d'atteindre d'ici 2020 un minimum de 50 % de préparation en vue du réemploi et de recyclage pour le papier, le métal, le plastique et le verre contenus dans les déchets ménagers et assimilés ;
- d'autre part, de mettre en place des collectes séparées de déchets, lorsqu'elles sont réalisables et souhaitables d'un point de vue technique, environnemental et économique. Pour le papier, le métal, le plastique et le verre, la Directive prévoit que cette collecte séparée est instaurée d'ici 2015.

B - La mise en oeuvre de plans et programmes

Des plans de gestion (1) et de prévention des déchets (2) doivent être établis par les Etats membres. L'article 30 de la Directive prévoit que ces plans sont évalués, et révisés si nécessaire, au moins tous les six ans. L'article 31 de la Directive prévoit que le public soit associé à l'élaboration de ces plans et puisse y avoir accès après leur adoption. Il convient de noter que les Etats membres fournissent également tous les trois ans à la commission un rapport sur la mise en oeuvre de la Directive.

1. Les plans de gestion des déchets

Les plans de gestion des déchets doivent comporter :

- une analyse de la situation en matière de gestion des déchets dans les Etats membres ;
- des mesures à prendre pour améliorer la préparation des déchets en vue de leur réemploi, recyclage, valorisation ou élimination ;
- une évaluation de la manière dont les mesures envisagées soutiennent la mise en oeuvre des dispositions et la réalisation des objectifs de la Directive.

Les plans de gestion sont établis conformément aux grands principes encadrant la réglementation relative aux déchets, comme la protection de la santé humaine et de l'environnement et doivent également respecter les principes d'autosuffisance et de proximité. Le respect des principes d'autosuffisance et de proximité ne signifient pas pour autant que chaque Etat membre doive posséder la panoplie complète d'installations de valorisation finale sur son territoire (art. 16).

2. Les dispositions relatives à la prévention des déchets

Outre les documents établis par la commission, c'est-à-dire un rapport d'étapes, un plan d'action, ainsi que la définition d'objectifs de prévention des déchets (art. 9), la Directive prévoit que les Etats membres établissent des programmes de prévention des déchets (art. 29). Ces programmes doivent fixer des objectifs en matière de prévention des déchets et "visent à rompre le lien entre la croissance économique et les incidences environnementales associée à la production de déchets" (art. 9). Ils peuvent être élaborés de manière indépendante ou être intégrés aux plans de gestion des déchets.

En conclusion, la Directive ne provoque pas une révolution dans la réglementation communautaire sur les déchets, mais s'inscrit plutôt dans la continuité de la réglementation en vigueur. Elle présente toutefois quelques apports significatifs, notamment au niveau conceptuel grâce à de nombreuses définitions et précisions. La Directive doit donc permettre aux Etats membres de l'Union européenne de faire un pas de plus vers les objectifs ambitieux de l'article 174 du Traité instituant la Communauté européenne , à savoir la préservation, la protection et l'amélioration de la qualité de l'environnement, la protection de la santé des personnes, l'utilisation prudente et rationnelle des ressources naturelles ainsi que la promotion, sur le plan international, de mesures destinées à faire face aux problèmes régionaux ou planétaires de l'environnement.

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Contacts :
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Électoral

[Textes] A propos des textes récents sur le découpage des circonscriptions...

Réf. : Lois organiques du 13 janvier 2009, n° 2009-38 portant application de l'article 25 de la Constitution (N° Lexbase : L5278ICH) et n° 2009-39 relative à la commission prévue à l'article 25 de la Constitution et à l'élection des députés (N° Lexbase : L5279ICI)

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par Guy Prunier, Chargé de mission au ministère de l'Intérieur

Le 07 Octobre 2010

La volonté des pouvoirs publics tendant à revaloriser le rôle des assemblées parlementaires a donné lieu à l'adoption de deux lois organiques prises en application de l'article 10 de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, de modernisation des institutions de la Vème République (N° Lexbase : L7298IAK), complétant l'article 25 de la Constitution (N° Lexbase : L1284A9G). La première (1) favorise le retour dans leur circonscription des parlementaires nommés au Gouvernement et qui cessent d'en faire partie. La seconde (2) est relative à la commission chargée de délimiter les circonscriptions électorales. En vertu du principe de séparation des pouvoirs interprété strictement dans le texte de 1958, une distinction étanche entre l'appartenance au Gouvernement et la représentation nationale interdit d'être, comme sous les Républiques précédentes, à la fois ministre et parlementaire. Un député ou un sénateur nommé au Gouvernement voit donc son siège occupé par la personne désignée à cet effet en même temps que lui, ou par le suivant de liste pour les sénateurs des départements dont les sièges sont pourvus à la proportionnelle. Par voie de conséquence, la fin, parfois précipitée, de leurs fonctions ministérielles conduisait les anciens parlementaires souhaitant retrouver leur siège à susciter une élection partielle en provoquant la démission de leur suppléant, parfois âprement négociée. Une telle élection, qui ne passionne guère les électeurs, se caractérise le plus souvent par un fort taux d'abstention.

La révision a donc consisté à prévoir un retour organisé de l'ancien parlementaire dans sa circonscription, devenu membre du Gouvernement et démis de ses fonctions, en renvoyant à une loi organique, soumise à l'examen du Conseil constitutionnel en vertu de l'article 61 de la Constitution (N° Lexbase : L1327A9Z). Cette mesure n'est pas tout à fait une innovation : en effet, un mécanisme équivalent existe pour les membres du Gouvernement de la Polynésie française (3), qui sont, vis-à-vis de leur assemblée, dans une relation voisine de celle des membres du Gouvernement et des parlementaires. L'éventualité de la réintégration, dans l'assemblée, du membre du Gouvernement qui en serait évincé a été prévue par un texte non censuré par le Conseil constitutionnel (4).

Le mécanisme d'application de la disposition constitutionnelle ne devait pas susciter de surprise dans son principe. Pourtant, le Conseil constitutionnel a, tout de même, introduit une restriction au texte adopté par le Parlement. En effet, la Haute instance a censuré une disposition qui autorisait un remplacement qu'elle a considéré comme définitif, alors que le libellé de la Constitution n'envisageait de remplacement que temporaire.

Mais c'est, bien évidemment, la loi organique sur le redécoupage des circonscriptions législatives qui a tenu la vedette, tant lors de son élaboration que de son contrôle.

Le Conseil constitutionnel a déjà eu, à plusieurs reprises, à se préoccuper des questions de découpage électoral. Historiquement, le premier découpage de la Vème République s'est effectué en 1958 par ordonnance pendant la période de suspension des activités parlementaires. Il a tenu jusqu'en 1985 (5), date à laquelle a été instauré le scrutin de listes départementales. Le nombre total de sièges à pourvoir a été fixé à 577. On est rapidement revenu au mode de scrutin précédent, majoritaire à deux tours, avec une nouvelle répartition des circonscriptions (6).

A cette occasion, le Conseil constitutionnel a défini assez largement sa doctrine (7). Il a déterminé les principes constitutionnels que doit respecter tout découpage ou tout système de répartition de sièges : égalité devant le suffrage, et système de répartition fondé sur des critères essentiellement démographiques. Le Conseil constitutionnel avait, toutefois, censuré une disposition prévoyant une actualisation du découpage au terme de deux recensements généraux de la population en déniant toute valeur normative à cette disposition, au motif que le législateur ne pouvait se contraindre lui-même (8).

Cette décision a été interprétée de manière excessive par les pouvoirs publics comme n'exigeant pas de remise à jour du découpage existant. Dès lors, au recensement de 1982, fondement du découpage de 1986, est venu se substituer le recensement de 1990, puis celui de 1999 valable jusqu'au 31 décembre 2008, sans effet sur les circonscriptions législatives. C'est contre ce statu quo que le Conseil a entendu réagir. Il l'a fait sous l'influence de plusieurs événements.

A l'occasion du contentieux des élections législatives de juin 2002, plusieurs requérants ont contesté la régularité des élections dans certains départements (Bouches-du-Rhône, Seine-et-Marne, Var, Vaucluse, par exemple) au motif de l'inégale répartition des populations dans les circonscriptions. Le Conseil constitutionnel ne les a pas suivis. Il a, fort classiquement, considéré que son rôle de juge électoral, qu'il tient de l'article 59 de la Constitution (N° Lexbase : L4796AQP), ne devait pas être confondu avec sa compétence de contrôle de la constitutionnalité des lois qu'il tire de l'article 61 du même texte (9). Mais les requérants n'ont pas tout à fait échoué. Leur initiative a nourri le contenu des observations que le Conseil a rendues publiques sur les élections législatives de juin 2002 (10). Par ailleurs, il a examiné la régularité des opérations de répartition des sièges de sénateurs par département (11), le précédent exercice remontant à 1975. Il s'est, également, prononcé sur la régularité d'une opération plus limitée du même genre à l'occasion de l'adoption du statut de la Polynésie française (12).

L'initiative d'un redécoupage engagée sous la législature correspondante n'a pas abouti, en partie du fait de l'absence de consensus politique, une fraction des parlementaires envisageant à l'époque plus favorablement une introduction (une "instillation", selon la formule utilisée alors) de proportionnelle. Le Conseil constitutionnel, tout en prenant acte de cet échec, ne s'est pas découragé et a rappelé avec une insistance renouvelée l'urgence à procéder à un nouveau découpage des circonscriptions (13). Un autre argument circonstanciel est venu appuyer sa démarche. La renonciation à la pratique des recensements décennaux a conduit à l'instauration d'une nouvelle forme de décompte des populations qui a supprimé la notion de "recensement général".

La conjoncture politique nouvelle, issue des élections de 2007, a modifié le contexte politique, et les pouvoirs publics se sont décidés à revoir la question dans son ensemble. Il en est résulté un contexte un peu différent de celui dans lequel s'est exprimé antérieurement le Conseil constitutionnel.

La compétence parlementaire s'avère redoutable : on peut toujours soupçonner, sinon une assemblée, du moins sa majorité, d'avoir intérêt aux résultats. Pour contourner cette objection, on avait procédé en 1986 en deux étapes : fixer les principes par voie législative, puis leur application concrète par voie d'ordonnance, le moyen garantissant un peu plus contre des interventions intempestives. On se souvient que c'est précisément un des textes que le Président de la République d'alors avait refusé de contresigner, obligeant, ainsi, le Gouvernement de l'époque à faire ratifier son projet par une loi ordinaire (14).

Le système retenu en 2008 consacre la méthode sous une forme plus institutionnelle, par la création d'une commission indépendante chargée de superviser l'ensemble du processus. L'insertion dans la Constitution d'une instance administrative nouvelle est une innovation qui pouvait susciter des difficultés quant à ses règles de fonctionnement. La question s'est réglée par renvoi à la loi organique, formule qui justifie le contrôle du Conseil constitutionnel (15), indépendamment du recours déposé par les parlementaires de l'opposition. Le Conseil a dû examiner la notion d'"indépendance" de la commission, les requérants contestant ce caractère en l'absence de toute représentation instituée en faveur de l'opposition parlementaire, quelle qu'elle soit. La question posée n'était pas simple à résoudre, compte tenu des prérogatives conférées à cette institution nouvelle.

Mais indépendance par rapport à quoi ? Le Conseil a rejeté ce motif en considération des intentions du constituant qui a entendu clairement instituer un organe indépendant des formations politiques. Le régime de nomination de ses membres, au demeurant particulièrement complexe et assorti de conditions de majorités contraignantes, a paru suffisamment neutre pour assurer la garantie recherchée. Il existe donc, désormais, un organe chargé de proposer de modifier les limites des circonscriptions législatives aussi bien que la répartition du nombre des sénateurs.

Pour mémoire, les sénateurs sont élus dans le cadre du département ou, en outre-mer, de la collectivité qui en tient lieu (Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, etc.). Comme il l'a été précisé précédemment, le Sénat s'est récemment livré à cet exercice qui est entré en vigueur au fur et à mesure des élections triennales entre 2001 et 2007, la Haute assemblée se renouvelant non plus par tiers, mais par moitié. Ce n'est donc pas cette tâche qui absorbera prochainement la commission.

Une des difficultés possibles était de définir son rôle pour le redécoupage en cours. Il n'était pas assuré que les principes fixés par le législateur organique n'aient pas pour effet de limiter, de fait, une compétence que le constituant avait voulu pleine et entière. Le Conseil a également rejeté cette argumentation.

Toutefois, deux complications, la première consécutive à la révision constitutionnelle de 2008, et la seconde antérieure à cette même révision, ont modifié considérablement le contexte de l'examen du texte.

En effet, en 1986, tout comme dans les affaires relatives aux nombres de sièges de sénateurs et au découpage des circonscriptions polynésiennes, le législateur avait la faculté, dont il ne s'est d'ailleurs pas privé, d'augmenter le nombre des sièges à répartir. Cette facilité a largement contribué à régler les situations les plus délicates. Mais, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a fixé à 577, sans possibilité de variation, le nombre total de sièges de députés. De plus, elle a institué une représentation des députés à l'Assemblée nationale des Français résidant hors de France, jusque là représentés directement par une assemblée particulière, à savoir l'Assemblée des Français de l'étranger, élue au suffrage universel et, indirectement par 12 sénateurs élus par cette assemblée. En d'autres termes, les nouveaux sièges créés ici correspondent à autant de sièges supprimés ailleurs. Le seul cas équivalent est celui du Parlement européen, dont le nombre total de sièges est maintenant fixe. Le nombre de sièges affectés à chaque Etat membre se réduit donc, au fur et à mesure, de l'entrée de nouveaux membres dans l'Union européenne, ce qui s'est produit en 2007 avec la Roumanie et la Bulgarie.

La législature 2002-2007 a renouvelé complètement le cadre institutionnel de l'outre-mer en application de la révision constitutionnelle du 23 mars 2003, qui s'est traduite, notamment, par la création des collectivités nouvelles de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, détachées du département et de la région de la Guadeloupe. Le statut de chacune des collectivités, qui confond les attributions ailleurs dévolues aux communes, aux départements et aux régions, s'est accompagné de la création, pour chacune d'elles, d'un siège de sénateur et, en principe, d'un siège de député (16). Or, il s'agit de circonscriptions parmi les moins peuplées de la République (17). Le principe de répartition des populations sur une base démographique se trouvait donc sensiblement affecté par des correctifs divers dans le texte examiné par le Conseil constitutionnel.

Comment combiner ces différents facteurs, d'autant plus contradictoires que le nombre global est fixé à l'avance et sans augmentation ? Les sièges à créer sont mécaniquement pris sur ceux existant de métropole, la croissance démographique de l'outre-mer étant, d'une manière générale, surtout dans les départements, supérieure à celle de la métropole. Pour compliquer l'opération, il fallait assurer une relative cohésion de répartition entre les sièges répartis à l'étranger et ceux du territoire de la République, en l'absence d'une procédure de recensement des populations aussi stricte qu'en France. C'est pourquoi le législateur s'était initialement réservé la possibilité d'atténuer la rigueur de cette soustraction en introduisant deux références démographiques alternatives, le nombre d'habitants et le nombre d'électeurs. Le Conseil constitutionnel a jugé cette juxtaposition contraire au principe d'égalité de traitement : si le Parlement a le choix des critères, il ne peut, sans plus de justification, autoriser simultanément le recours à l'un ou à l'autre.

Reste, également, la question, qui a soulevé d'importantes discussions lors des débats parlementaires, de la représentation minimale des départements les moins peuplés. En effet, sous les précédentes Républiques, l'exode rural n'avait pas connu l'ampleur qui a caractérisé le XXème siècle. Les départements ruraux comportaient encore, le plus souvent, au moins trois circonscriptions législatives. Sous la IVème République, le scrutin de liste départementale comportait un découpage en circonscriptions qui affectait les départements les plus peuplés dans un souci d'équilibre démographique. En 1958, on a admis qu'un département devait comporter au moins deux circonscriptions, quelle que soit sa population, pour garantir, notamment, une diversité minimale de représentation politique. La même pratique a été reprise en 1986. Si elle pouvait être assimilée à une tradition républicaine, elle ne reposait pas sur d'autres textes que les plus récents découpages de circonscriptions.

Le sort de ce dispositif n'allait pas de soi. Le maintien de l'usage ne manquait pas d'arguments, au surplus pour des départements souvent en voie de désertification. Mais le blocage du nombre total de sièges au niveau constitutionnel a conduit le Conseil constitutionnel à le rejeter en rappelant avec force la primauté absolue du critère démographique pour la représentation nationale, découlant, d'ailleurs, du principe selon lequel chaque député représente la Nation et non sa circonscription. Ce principe est donc plus rigoureusement exprimé que pour le Sénat qui représente les collectivités territoriales. Les limitations à cette primauté ne peuvent procéder que de considérations résultant de principes à valeur constitutionnelle ou du constat de réalités "impératives". Encore ces dérogations doivent-elles toujours être interprétées restrictivement. A cette occasion, le Conseil précise qu'une tradition républicaine, à défaut de textes fondateurs, ne suffit pas à définir un principe à valeur constitutionnelle ou un principe reconnu par les lois de la République. Il faut donc constater une continuité des références écrites d'une République à l'autre, ce qui n'est pas le cas en l'occurrence.

Une atténuation a été admise pour les collectivités les moins peuplées mais déjà dotées depuis longtemps d'une représentation parlementaire. Ainsi, les îles de Wallis et Futuna et de Saint-Pierre-et-Miquelon, quoique comptant une population de l'ordre de celles de Saint-Martin ou de Saint-Barthélemy, conservent leur député. Il est vrai que leur rattachement à une autre circonscription aurait posé bien des difficultés d'ordre géographique et les considérations pragmatiques ont prévalu.

Quels enseignements tirer de la décision du Conseil constitutionnel ? On peut souligner la grande continuité de jurisprudence d'une décision à l'autre, les inflexions découlant d'ailleurs plutôt de l'évolution générale du contexte, notamment en termes normatifs. Le Conseil n'a pas remis en cause l'orientation générale des réflexions menées à des titres divers ces dernières années, mais il en a sérieusement limité les dérives possibles. Plutôt qu'au Gouvernement, l'avertissement paraît d'ailleurs s'adresser aux tentations possibles des parlementaires.

Accessoirement, la décision a fait quelques victimes collatérales. D'abord, le double système de référence, soit au nombre d'habitants, soit au nombre d'électeurs, influe directement sur le nombre des sièges des députés élus à l'étranger qui ne pourra pas être minoré. La double représentation des collectivités de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy est réduite à une seule, et les départements les moins peuplés de métropole se retrouveront avec un seul député. L'on pourra, ainsi, se trouver en présence de départements ou, outre-mer, de collectivités comptant plus de sénateurs que de députés. On peut, d'ores et déjà, prévoir les difficultés à venir lorsqu'il s'agira de faire place aux circonscriptions d'outre-mer dans les départements ou, à un moindre degré, dans les collectivités en très forte croissance démographique, comme la Guyane et Mayotte.

Dans l'immédiat, l'opération matérielle de découpage des circonscriptions législatives, qui s'opérera par voie d'ordonnance (18) comme en 1986, est tantôt compliquée, tantôt facilitée par la décision du Conseil constitutionnel qui prolonge une jurisprudence très largement établie depuis 1986. Le point le plus contraignant de l'opération réside dans la fixation au niveau constitutionnel du nombre total de sièges, qui rend, d'une manière générale, l'opération de délimitation des circonscriptions plus rigoureuse que par le passé. Par comparaison, le Sénat, dont le nombre de sièges est fixé, également, par la Constitution (19), mais qui vient tout juste de terminer son cycle de redistribution de sièges après une augmentation substantielle de leur nombre global, se trouve, ainsi, en définitive plus favorisé que l'Assemblée nationale.

Il restera à vérifier si les préoccupations de la future commission recouperont celles du Conseil constitutionnel et ce qu'il adviendra de l'ordonnance chargée de définir les limites des circonscriptions qui pourra être déférée au Conseil d'Etat. Mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel a déjà fixé les grandes lignes des décisions à venir.


(1) Cf. loi organique n° 2009-38 du 13 janvier 2009, portant application de l'article 25 de la Constitution (N° Lexbase : L5278ICH).
(2) Cf. loi organique n° 2009-39 du 13 janvier 2009, relative à la commission prévue à l'article 25 de la Constitution et à l'élection des députés (N° Lexbase : L5279ICI).
(3) Cf. article 78 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004, portant statut d'autonomie de la Polynésie française (N° Lexbase : L7078GTC)
(4) Cf. Cons. const., décision n° 2004-490 DC, 12 février 2004, loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française (N° Lexbase : A8653DQK).
(5) Cf. loi organique n° 85-688 du 10 juillet 1985, modifiant le Code électoral et relative à l'élection des députés (N° Lexbase : L9042ICU).
(6) Cf. loi n° 86-825 du 11 juillet 1986, relative à l'élection des députés et autorisant le gouvernement à délimiter par ordonnance les circonscriptions électorales (N° Lexbase : L9044ICX), et loi n° 86-1197 du 24 novembre 1986, relative à la délimitation des circonscriptions pour l'élection des députés (N° Lexbase : L9044ICX).
(7) Cf. Cons. const. n° 86-208 DC du 2 juillet 1986 (N° Lexbase : A8135ACB) et n° 86-218 du 18 novembre 1986 (N° Lexbase : A8144ACM).
(8) Cf. décision du 18 novembre 1986, précitée.
(9) Cf., entre autres, Cons. const n° 2002-2704/2740/2747, 25 juillet 2002, AN, Bouches-du-Rhône (10ème circ.) (N° Lexbase : A5317DLI).
(10) Cf. Cons. const., Observations sur élections législatives de juin 2002, du 15 mai 2003.
(11) Cf. Cons. const., décision n° 2003-476 DC, 24 juillet 2003, loi organique portant réforme de la durée du mandat et de l'âge d'éligibilité des sénateurs, ainsi que de la composition du Sénat (N° Lexbase : A0368DIH), et loi organique n° 2003-696 du 30 juillet 2003, portant réforme de la durée du mandat et de l'âge d'éligibilité des sénateurs ainsi que de la composition du Sénat (N° Lexbase : L7965GT8).
(12) Cf. Cons. const, décision 2004-490 DC du 12 février 2004, loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française (N° Lexbase : A8653DQK), et loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004, portant statut d'autonomie de la Polynésie française (N° Lexbase : L1574DPY).
(13) Cf. Cons. const., Observations du 7 juillet 2005 sur les échéances électorales de 2007 et du 29 mai 2008 sur les élections législatives de juin 2007.
(14) Cf. loi du 24 novembre 1986, précitée.
(15) Cf. Cons. const., décision n° 2008-573 DC du 8 janvier 2009, loi relative à la commission prévue à l'article 25 de la Constitution et à l'élection des députés (N° Lexbase : A1390ECH), et loi organique n° 2009-39 du 13 janvier 2009, précitée.
(16) Cf. loi organique n° 2007-223 du 21 février 2007, portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer (N° Lexbase : L5251HUZ).
(17) Cf. décret n° 2008-1477 du 30 décembre 2008, authentifiant les chiffres des populations de métropole, des départements d'outre-mer, de Saint-Barthélemy, de Saint-Martin et de Saint-Pierre-et-Miquelon (N° Lexbase : L4111ICA).
(18) Cf. art. 2 de la loi organique n° 2009-39 précitée.
(19) Cf. l'article 24 de la Constitution (N° Lexbase : L4758AQB), la même disposition fixant le nombre de sièges (en principe "maximal") tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat. S'agissant de ce dernier, le chiffre est de 348.

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Responsabilité

[Chronique] La Chronique de responsabilité civile de David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI) - Février 2009

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Le 07 Octobre 2010

Lexbase Hebdo - édition privée générale vous propose, cette semaine, la Chronique de responsabilité civile de David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI). Au sommaire de cette nouvelle chronique seront présentés un arrêt de la Chambre commerciale du 20 janvier dernier qui rappelle que la responsabilité de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce suppose l'existence d'une relation "commerciale" et un arrêt de la deuxième chambre civile, du 22 janvier 2009, qui revient sur la perte d'une chance et la certitude du lien de causalité entre le fait générateur et le dommage.
  • La responsabilité de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce suppose l'existence d'une relation "commerciale" (Cass. com., 20 janvier 2009, n° 07-17.556, F-P+B N° Lexbase : A6375EC4)

C'est peu dire que l'actualité de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce (N° Lexbase : L8644IBR), aux termes duquel tout commerçant ou industriel engage sa responsabilité lorsqu'il rompt "brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels" (1), est intense. A ne s'en tenir en effet qu'aux décisions les plus récentes, plusieurs arrêts ont été rendus par la Chambre commerciale de la Cour de cassation afin de préciser les conditions de mise en oeuvre et, plus largement, le régime de ce texte inspiré par des considérations d'équité afin d'atténuer les excès du néo-libéralisme. Deux arrêts, en date du 16 décembre 2008 (2), ont ainsi fait apparaître la volonté de la Cour de cassation d'entendre tout de même assez largement le texte : en visant les "relations commerciales établies", l'article L. 442-6-I-5°, du Code de commerce envisage tous les types de rapports, et pas uniquement les rapports entre centrales d'achats et petits fournisseurs, de telle sorte qu'il a vocation à s'appliquer également à tout autre domaine sans distinction, notamment aux rapports de sous-traitance (3). En outre, le texte vise non seulement la relation portant sur la fourniture d'un produit, mais encore celle ayant pour objet une prestation de services (4). Encore convenait-il tout de même de relever que le premier des deux arrêts du 16 décembre dernier paraissait quelque peu en retrait puisque, pour écarter l'existence d'une relation commerciale "établie" entre les parties, il approuvait les juges du fond d'avoir relevé qu'il n'existait pas entre elles "d'accord-cadre". La solution méritait d'être remarquée dans la mesure où l'on considérait traditionnellement qu'il importait peu que la relation commerciale soit établie sur une succession de contrats à durée déterminée (5) ou sur la base d'un contrat à durée indéterminée (6) ou encore sur la poursuite de relations commerciales alors même que le contrat qui liait les parties n'existait plus ou avait été précédemment dénoncé. De même, il avait été jugé qu'il importait peu que la relation commerciale ne repose sur aucun écrit et ne s'inscrive dans aucun cadre contractuel formalisé (7). Au fond, l'arrêt du 16 décembre dernier pouvait laisser penser qu'en dépit des efforts de la Cour de cassation pour tenter une systématisation, la notion de "relation commerciale établie", dont l'appréciation, largement empreinte de fait, et relevant donc du pouvoir des juges du fond, demeure assez incertaine.

Cela ne voulait, cependant, pas dire que la Cour de cassation renonce à exercer tout contrôle en la matière. Ainsi, par un arrêt du 13 janvier dernier (8), la Chambre commerciale était venue préciser la nature de la responsabilité susceptible d'être engagée sur le fondement de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce. Elle avait, en effet, affirmé, pour exercer sa censure sous le visa de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, "que le fait pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels, engage la responsabilité délictuelle de son auteur" ce qui, fondamentalement, était assez logique dans la mesure où, par hypothèse, le texte ne sanctionne pas une faute contractuelle mais bien une faute délictuelle ou quasi-délictuelle qui consiste dans un abus du droit de ne pas renouveler le contrat à l'échéance du terme et, plus largement encore, de la liberté contractuelle qui, négativement, est aussi, faut-il même le souligner, une liberté de ne pas contracter. Dans cette actualité déjà bien remplie, un nouvel arrêt, lui aussi rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 20 janvier 2009, à paraître au Bulletin, mérite à son tour d'être signalé.

En l'espèce, un notaire, à qui la Caisse d'épargne de Montargis avait consenti divers prêts personnels et professionnels, l'avait assignée pour lui avoir accordé des crédits abusifs et rompu brutalement les relations entretenues avec son étude. Il reprochait aux juges du fond d'avoir rejeté son action en responsabilité alors que, selon le moyen, la rupture abusive de relations commerciales établies engage la responsabilité de son auteur sur le fondement de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, et ce quelle que soit la qualité de la victime, et quand bien même l'auteur de la rupture ne se serait pas contractuellement engagé à poursuivre cette relation. La Cour de cassation rejette cependant le pourvoi : elle approuve, en effet, les premiers juges d'avoir décidé, après avoir énoncé qu'en vertu de l'article 13,1° du décret du 19 décembre 1945, relatif au statut du notariat (N° Lexbase : L8144AIH), il est interdit aux notaires de se livrer à des opérations de commerce, que le demandeur "ne pouvait ici invoquer une quelconque disposition sanctionnant la rupture d'une relation établie ; qu'en l'état de ces énonciations et appréciations, d'où il résulte que les conditions d'application de l'article L. 442-6-1 du Code de commerce n'étaient pas réunies, la cour d'appel a, sans encourir les griefs du moyen, exactement décidé qu'il était mal fondé à demander réparation à ce titre". La solution est justifiée, sauf à étendre exagérément le domaine d'application de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce qui, faut-il même le redire, vise "le fait pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie". Sans doute le texte s'applique-t-il, comme l'a d'ailleurs décidé la jurisprudence, quelle que soit la nature des relations commerciales. Il avait, au demeurant, été jugé que "les termes de la loi ne permettent pas d'instaurer des réserves ou des exceptions selon tel type de marché ou de contrat" (9). Mais encore faut-il, précisément, qu'il existe une relation commerciale entre les parties, ce qui n'était pas le cas en l'espèce.

  • Perte d'une chance et certitude du lien de causalité entre le fait générateur et le dommage (Cass. civ. 2, 22 janvier 2009, n° 07-20.878, FS-P+B N° Lexbase : A6410ECE)

L'une des principales difficultés du droit de la responsabilité civile tient à l'exigence, commune à tous les régimes de responsabilité -pour faute, pour le fait d'une chose, pour le fait d'autrui, etc.-, d'un lien de causalité entre le fait générateur et le dommage. Un arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 22 janvier dernier, à paraître au Bulletin, en constitue encore un exemple. En l'espèce, le principal actionnaire d'une société exploitant un fonds de commerce, qui avait été victime d'une agression ayant entraîné une incapacité temporaire de travail, avait cédé ses actions à un prix inférieur à celui du marché. Alors qu'il avait obtenu d'une commission d'indemnisation des victimes d'infractions la reconnaissance d'un préjudice économique lié à cette moins-value et fixé à environ 70 000 euros, un arrêt de la cour d'appel d'Agen, en date du 4 septembre 2007, avait, cependant, quasiment divisé par deux ce montant, faisant essentiellement valoir que l'intéressé, qui aurait pu reprendre le travail à l'époque de la cession, avait pourtant décidé de vendre, ce qui était son choix, sans prendre le temps nécessaire pour trouver un acquéreur à un prix acceptable. Autrement dit, il avait pris une responsabilité certaine en vendant rapidement et dans ces conditions son fonds, de telle sorte que seule la perte d'une chance de mieux vendre les actions de la société pouvait être ici envisagée au regard des principes du droit indemnitaire. Cette décision est cassée, sous le visa de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) et du principe selon lequel l'auteur de l'accident doit réparer l'intégralité des conséquences dommageables : la Cour énonce, en effet, "qu'en statuant ainsi, alors qu'elle retenait que la vente des actions avait constitué une mesure de gestion raisonnable et qu'il existait un lien de causalité entre cette vente et l'infraction, ce dont il devait résulter que le préjudice consistait dans la moins-value, la cour d'appel a violé le texte susvisé". L'arrêt appelle plusieurs observations.

Dans un premier temps, il faut commencer par rappeler qu'il ne fait pas de doute que l'élément de préjudice constitué par la perte d'une chance peut présenter, en lui-même, un caractère direct et certain chaque fois qu'est constatée la disparition, par l'effet du délit, de la probabilité d'un événement favorable, encore que, par définition, la réalisation d'une chance ne soit jamais certaine (10). Il appartient, dès lors, aux juges du fond de rechercher la probabilité d'un événement favorable, autrement dit de mesurer la probabilité de réalisation de l'événement favorable allégué, étant entendu que seule constitue une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable (11), alors qu'un risque, fût-il certain, ne suffit pas à caractériser la perte certaine d'une chance, le préjudice qui en résulte étant purement éventuel (12). Les exemples abondent en jurisprudence, qu'il s'agisse de la perte d'une chance d'évolution favorable de l'activité professionnelle (13), de la perte d'une chance de gagner un procès non plaidé par suite de la négligence d'un avocat (14), ce qui, évidemment, suppose que les juges recherchent quelles étaient les chances véritables de succès (15), la chance perdue étant non celle de voir l'affaire portée en justice, mais celle d'y obtenir satisfaction (16). Il peut, également, s'agir, en matière médicale, de la perte d'une chance de guérison ou, à tout le moins, d'éviter le dommage (17). Il faut préciser, du point de vue de la réparation, qu'il importe de distinguer le préjudice perte de chance du préjudice dit "final" : ce qui est, en effet, réparé, ce n'est jamais, pour reprendre les exemples précédents, la perte du gain escompté en matière professionnelle, la perte de l'avantage recherché en justice ou encore la maladie ou l'état d'invalidité ; seule est réparée la perte d'une chance, ce qui, concrètement, justifie que la réparation de ce préjudice, autonome, soit moindre que celle à laquelle aurait donné lieu le préjudice final. C'est ce qui expliquait, dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt commenté, la limitation du montant de la réparation par les juges du fond. C'est dire que, sur le plan des principes, la solution paraissait cohérente. Aussi bien faut-il comprendre pourquoi la Haute juridiction a tout de même entendu exercer sa censure.

Sur cette voie, il faut, dans un second temps, redire que, concrètement, la perte de chance permet le plus souvent aux tribunaux d'allouer une réparation à la victime dans des hypothèses dans lesquelles il existe un doute sur le lien de causalité entre le fait générateur et le dommage. Autrement dit, le concept de perte de chance permet, dans certaines utilisations extensives, de remédier à l'insuffisance de lieu de causalité lorsqu'on ne sait pas trop si telle faute a entraîné tel dommage. Or, selon la Cour de cassation, rien ne justifiait en l'espèce de statuer en termes de perte de chance : il existait bien un lien de causalité entre la vente des actions et l'infraction, de telle sorte que le préjudice réparable devait consister dans la moins-value et non pas seulement dans la perte d'une chance de vendre à un meilleur prix.

A vrai dire, la solution pouvait appeler, en troisième lieu, une dernière observation : contrairement à ce qui est soutenu, l'existence du lien de causalité pouvait ne pas sembler aussi certaine. En effet, le lien pouvait paraître indirect puisqu'entre le fait générateur (l'infraction) et le dommage (la moins-value) s'intercale un fait volontaire de la victime (la décision de vendre les actions), ce qui a souvent pour effet de rendre suspecte la relation causale, l'initiative de la victime pouvant être considérée comme une rupture de la chaîne des causes. Mais il faut bien concéder que la remarque vaut dans les hypothèses dans lesquelles on raisonnerait selon la théorie de la causalité adéquate (conception stricte de la causalité) et non pas selon la théorie de l'équivalence des conditions (conception extensive de la causalité). Or, l'analyse du droit positif atteste qu'il n'en va pas toujours ainsi, loin s'en faut... (18)

David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)


(1) M. Pédamon, Nouvelles règles relatives à la rupture des relations commerciales établies, Lamy Droit économique, décembre 2001, n° 146 ; J. Beauchard, Stabilisation des relations commerciales : la rupture des relations commerciales continues, LPA, 5 janvier 1998, p. 14 ; H. Dewolf, Réflexion sur le déréférencement abusif, LPA, 7 février 1997, p. 13 ; P. Vergucht, La rupture brutale d'une relation commerciale établie, RJ com., 1997, p. 129 ; E. Bouretz, L'article 36-5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : revue de trois ans de jurisprudence, JCP éd. E, 2001, 649 ; J.-M. Meffre, La rupture des relations commerciales établies : 36-5° vs 1135 Harmattan ou Sirocco ?, Cah. dr. entr., 2000, n° 4, p. 10 ; V. Sélinsky, Nouvelles régulations : comment améliorer l'effectivité du droit de la concurrence ?, Rev. Lamy droit aff., 2000, n° 27.
(2) Cass. com., 16 décembre 2008, 2 arrêts, n° 07-15.589, Société Les Ateliers d'origine, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8976EB3) et n° 07-18.050, M. Stéphane Maupin, F-P+B (N° Lexbase : A9006EB8) ; et nos obs., La Chronique de droit des contrats de David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI) - Janvier 2009, Lexbase Hebdo n° 333 du 15 janvier 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N2322BIT).
(3) CA Paris, 3ème ch., 4 mai 2001 ; au reste, la cour d'appel de Douai avait déjà jugé que les termes de la loi ne permettent pas, dans la généralité de l'expression, d'instaurer des réserves ou des exceptions selon le type de marché ou de contrat (CA Douai, 15 mars 2001, JCP éd. E, 2001, p. 1861, note M. Pédamon).
(4) Cass. com., 23 avril 2003, n° 01-11.664, Société Auchan France c/ Société Philippe Besnars consultants (PBC), FS-P+B (N° Lexbase : A5207BMS), Cah. dr. entr., 2003, n° 5, p. 41, obs. J.-L. Respaud.
(5) T. com. Nanterre, 3 mars 2000, LPA, 29 novembre 2000, p. 16, obs. Garcia.
(6) M. Béhar-Touchais et G. Virassamy, Les contrats de distribution, LGDJ, 1999, n° 346 ; P. Vergucht, La rupture brutale d'une relation commerciale établie, RJ com., 1997, p. 129 ; Les rapports producteurs/distributeurs : nouvel équilibre, D. affaires, 1996, p. 938.
(7) Cass. com., 28 février 1995, n° 93-14.437, Société laiteries Bridel c/ Société Debic Saint-Hubertus (N° Lexbase : A8273ABZ), D., 1995, somm. p. 64, note D. Ferrier ; CA Versailles, 10 juin 1999, D. affaires, 1999, p. 1248 ; CA Paris, 3 décembre 1999, BRDA 6/2000 n° 13 ; CA Paris, 6 février 1997, D., 1998, somm. p. 335, Ferrier ; T. com. Avignon, 25 juin 1999, BRDA, 19/99, n° 14 ; CA Versailles, 20 février 2003, RJDA, 7/03, n° 685.
(8) Cass. com., 13 janvier 2009, n° 08-13.971, Société Delor Vincent, F-P+B (N° Lexbase : A3564ECY), et nos obs., La Chronique de responsabilité civile de David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI) - Janvier 2009, Lexbase Hebdo n° 335 du 29 janvier 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N3685BIC).
(9) CA Douai, 15 mars 2001, Lettre distrib., 4/2001.
(10) Cass. crim., 9 octobre 1975, n° 74-93.471, Dame Saignol, Electricité de France EDF c/ Lemaire (N° Lexbase : A2248AZB), Gaz. Pal., 1976, 1, 4 ; Cass. crim., 4 décembre 1996, n° 96-81.163, Leger Ginette (N° Lexbase : A1138AC7), Bull. crim., n° 224.
(11) Cass. civ. 1, 21 novembre 2006, n° 05-15.674, M. Christian Tomme, F-P+B (N° Lexbase : A5286DSL), Bull. civ. I, n° 498, RDC, 2006, p. 266, obs. D. Mazeaud.
(12) Cass. civ. 1, 16 juin 1998, n° 96-15.437, Epoux Mazé c/ Epoux Djindjian et autres (N° Lexbase : A5076AWW), Bull. civ. I, n° 216, Contrats, conc., consom., 1998, n° 129, obs. L. Leveneur ; Cass. civ. 1, 19 décembre 2006, n° 05-15.716, M. Louis Vincent, FS-D (N° Lexbase : A0934DTR), JCP éd. G, 2007, II, 10052, note S. Hocquet-Berg.
(13) Cass. civ. 2, 13 novembre 1985, n° 84-11.450, Epoux Desplat c/ Compagnie d'Assurances la Foncière, Mirland Avenat, CPAM de Maubeuge (N° Lexbase : A0695AH9), Bull. civ. II, n° 172.
(14) Voir, not., Cass. civ. 1, 7 février 1989, n° 86-16.730, M. X c/ Mme Ducruet (N° Lexbase : A8651AAN), Bull. civ. I, n° 62 ; Cass. civ. 1, 8 juillet 1997, n° 95-14.067, Consorts Kollen c/ M. X (N° Lexbase : A0446ACI), Bull. civ. I, n° 234.
(15) Cass. civ. 1, 2 avril 1997, n° 95-11.287, Syndicat des copropriétaires de la résidence du Hainaut à Valenciennes et autres c/ M. Delfosse et autres (N° Lexbase : A0306ACC), Bull. civ. I, n° 118 ; Cass. civ. 1, 21 novembre 2006, préc..
(16) Cass. civ. 1, 8 juillet 2003, n° 99-21.504, Société Gelfinger c/ Société Alain Alquie, F-P (N° Lexbase : A1226C9B), Bull. civ. I, n° 164 ; comp., s'agissant d'un pourvoi en cassation dont la déchéance a été prononcée par suite de la négligence d'un huissier de justice, Cass. civ. 1, 16 janvier 2007, n° 06-10.120, Mme Monique Flavius, F-P+B (N° Lexbase : A6269DTD), Bull. civ. I, n° 20 ; ou par suite de la négligence d'un avocat aux Conseils, Ass. Plén., 13 avril 2007, n° 06-13.318, Mme Angèle Grandcoing, épouse Biard (N° Lexbase : A0320DWR), JCP éd. G, 2007, Actu., 211.
(17) Voir, not., Cass. civ. 1, 18 mars 1969, n° 68-10.252, Marcotorchino c/ Veuve Karoubi (N° Lexbase : A7594ATG), JCP, 1970, II, 16422, note Rabut ; Cass. civ. 1, 8 juillet 1997, n° 95-18.113, M. Meurice c/ M. X et autres (N° Lexbase : A0638ACM), Bull. civ. I, n° 238, jugeant qu'en raison de leur persistance dans un diagnostic erroné, des médecins sont responsables de la perte d'une chance, pour le patient, de subir des séquelles moindres.
(18) Sur la place de la théorie dite de l'équivalence des conditions en droit positif, voir, not., M. Bacache-Gibeili, Droit civil, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, Economica, n° 365 et s., et la jurisprudence citée.

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Pénal

[Jurisprudence] Confirmation de l'assouplissement du critère du commencement d'exécution punissable en matière de tentative d'escroquerie à l'assurance

Réf. : Cass. crim., 17 décembre 2008, n° 08-82.085, F-P+F (N° Lexbase : A1635ECK)

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par Romain Ollard, Docteur en droit, ATER à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 07 Octobre 2010

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 17 décembre 2008 mérite l'attention en ce qu'il prend position sur une controverse relative à la détermination du commencement d'exécution constitutif de la tentative d'escroquerie à l'assurance.
Connaissant d'importantes difficultés financières, un individu fit mettre le feu à son véhicule automobile et déposa plainte pour vol de ce véhicule afin de percevoir une indemnité de sa compagnie d'assurance. Mais, immédiatement confondu par les services de police et, ayant reconnu être l'instigateur de cet incendie, il fut poursuivi sur le fondement de la tentative d'escroquerie. La question se posait donc de savoir si la destruction volontaire d'un bien assuré, accompagné du dépôt de plainte pour vol de ce bien, suffisent à caractériser un commencement d'exécution punissable au titre de la tentative d'escroquerie. Si la cour d'appel de Paris décida d'entrer en voie de condamnation de ce chef, la Haute juridiction cassa cette décision, au motif que "la destruction d'un véhicule et la plainte pour vol ne constituent que des actes préparatoires qui ne sauraient, en l'absence de déclaration de sinistre, constituer un commencement d'exécution justifiant une condamnation pour tentative d'escroquerie". En retenant ainsi la "déclaration de sinistre" à l'assurance comme facteur déclenchant de la responsabilité, cet arrêt vient confirmer une évolution jurisprudentielle récente tendant à l'assouplissement du critère du commencement d'exécution punissable en matière de tentative d'escroquerie à l'assurance. Sans reprendre dans le détail l'ensemble de la théorie de la tentative, il convient de rappeler, à titre liminaire, que le commencement d'exécution punissable doit, selon une définition jurisprudentielle classique, tendre directement et immédiatement à la consommation de l'infraction, avec intention de la commettre (1). La théorie de l'infraction tentée distingue ainsi les actes préparatoires -non punissables-, qui peuvent être définis comme la réunion des moyens nécessaires pour réaliser l'infraction projetée, et le commencement d'exécution punissable, qui consiste en la mise en oeuvre de ces moyens (2).

Ces principes généraux rappelés, qu'en est-il en matière d'escroquerie ? A quel moment passe-t-on des actes préparatoires de l'escroquerie au commencement d'exécution constitutif de la tentative punissable ? S'il ne fait plus, aujourd'hui, de doute que l'escroquerie est consommée par la remise du bien convoité, cette infraction présente la particularité d'être une infraction complexe, qui se constitue non par un acte matériel, mais par une pluralité d'actes matériels : une tromperie réalisée par l'auteur, consistant, en l'espèce, en des manoeuvres frauduleuses (3) et une remise opérée par la victime, laquelle consomme le délit d'escroquerie. Or, la nature complexe de l'escroquerie exerce assurément une influence sur la détermination du commencement d'exécution punissable. Classiquement, trois traits de temps sont ainsi distingués en la matière : les manoeuvres frauduleuses d'abord, constitutives de simples actes préparatoires non punissables ; la sollicitation de la victime aux fins de remise ensuite, constitutive du commencement d'exécution punissable ; et, enfin, la remise, seuil de consommation de l'infraction (4). En d'autres termes, l'accomplissement des manoeuvres frauduleuses ne forme jamais à lui seul que de simples actes préparatoires non punissables tant que l'agent n'a pas tenté, par ses agissements positifs, de se faire remettre l'objet convoité. Appliquée à l'hypothèse spécifique de l'escroquerie à l'assurance, ce schéma conduit aux solutions suivantes : il y a actes préparatoires tant que l'agent n'a accompli aucune démarche auprès de son assureur aux fins de remboursement du sinistre simulé (5) ; commencement d'exécution lorsqu'il demande le remboursement du sinistre à l'assurance ; et l'escroquerie est consommée s'il obtient ce remboursement. L'arrêt commenté se situe parfaitement dans ce sillage. N'ayant entrepris aucune démarche positive auprès de la société d'assurance aux fins de remboursement du sinistre, l'agent était encore dans la phase de réunion des moyens nécessaires à la réalisation de l'escroquerie. A défaut de proximité causale suffisante avec la remise, les actes de destruction du bien assuré et de dépôt de plainte ne forment que des manoeuvres frauduleuses, non punissables au titre de la tentative. Aussi, en jugeant que "la destruction d'un véhicule et la plainte pour vol ne constituent que des actes préparatoires", la Haute juridiction s'en tient-elle à une position classique.

Mais pour classique qu'il soit dans sa solution, l'arrêt n'en demeure pas moins digne d'intérêt quant à sa motivation. En posant en principe que "la destruction d'un véhicule et la plainte pour vol ne constituent que des actes préparatoires qui ne sauraient, en l'absence de déclaration de sinistre, constituer un commencement d'exécution", cet arrêt prend, en effet, position sur une controverse ayant animé, ces dernières années, l'escroquerie à l'assurance.

Il était de jurisprudence affirmée, depuis un célèbre arrêt du 27 mai 1959, que la simple déclaration d'un sinistre fictif à l'assurance n'est qu'un acte préparatoire ne pouvant, en l'absence de demande de remboursement présentée par l'assuré, constituer le commencement d'exécution punissable (6). En d'autres termes, seule la "demande expresse de remboursement" auprès de l'assurance pouvait caractériser le commencement d'exécution, à la différence de la simple déclaration de sinistre. Mais, déjà malmené dans un arrêt de 1977 (7), ce critère fut abandonné dans une série d'arrêts initiés dans les années 1990, par lesquels il fut jugé que "la déclaration faite à une compagnie d'assurances d'un sinistre suffit [...], en dehors de toute demande de remboursement, à caractériser le commencement d'exécution de la tentative d'escroquerie" (8). Le critère de la déclaration à l'assurance était ainsi substitué à celui de la demande de remboursement. Or, par la référence à la "déclaration de sinistre", cet arrêt viendrait confirmer une telle évolution, d'autant qu'il n'était point nécessaire de s'appuyer sur le critère de la déclaration, le seul constat de l'absence de démarche auprès de l'assureur suffisant à parvenir à l'impunité. Parachevant une évolution tendant à assouplir le critère du commencement d'exécution, cet arrêt viendrait ainsi clore la controverse relative à la détermination du commencement d'exécution punissable.

Toutefois, il n'est pas certain que cette controverse en ait jamais été véritablement une. Car en effet, si la jurisprudence postérieure à 1977, semblant osciller entre les critères de la déclaration de sinistre et celui de la demande de remboursement (9), pouvait paraître versatile (10), un examen attentif des différentes solutions jurisprudentielles pourrait montrer que la position de la Haute juridiction n'a, en réalité, jamais varié depuis cette date. Dans toutes les hypothèses où la déclaration de sinistre a pu être jugée suffisante, c'est à la condition qu'elle soit circonstanciée, c'est-à-dire appuyée par des éléments extérieurs permettant d'exprimer clairement la volonté de l'agent d'obtenir l'indemnisation de son sinistre simulé : la déclaration de sinistre n'est suffisante que lorsqu'elle revêt un degré de certitude telle qu'elle vaut implicitement mais nécessairement demande de remboursement (11). De la même manière qu'en droit civil l'acceptation à un contrat peut être expresse ou tacite, dès l'instant qu'elle est certaine, la demande de remboursement à l'assurance peut n'être qu'implicite, dès lors qu'elle est univoque. En définitive, ce qui importerait pour constituer le commencement d'exécution punissable, c'est moins la forme de la sollicitation, celle-ci pouvant être implicite ou explicite, que son caractère certain (12). Il existerait, ainsi en la matière, un critère uniforme du commencement d'exécution punissable, la demande de remboursement, celle-ci pouvant être expresse ou pouvant prendre la forme d'une simple déclaration de sinistre, à la condition qu'elle exprime sans ambiguïté la volonté de l'escroc d'obtenir remboursement. Et, même lorsque, par exception, les arrêts ne subordonnent pas formellement la caractérisation du commencement d'exécution à la condition que la déclaration de sinistre soit étayée par des éléments extérieurs (13), il ne paraît pas excessif de considérer que celle-ci contient toujours implicitement, mais certainement, demande d'indemnisation (14), dans la mesure où l'on voit mal dans quel autre but pourrait être effectuée une telle déclaration. La controverse apparaît ainsi, dans une large mesure, artificielle.

Quoi qu'il en soit, la destruction du véhicule et la déclaration de vol ne pouvaient-ils être considérés, en l'espèce, comme constitutifs d'un commencement d'exécution punissable ? Sans doute l'agent n'a-t-il effectué aucune démarche auprès de sa compagnie d'assurance, de sorte que, au regard du schéma classique de la tentative d'escroquerie, ces actes n'apparaissaient que comme des manoeuvres punissables au titre de la tentative.

Pourtant, la tentation était grande de caractériser un commencement d'exécution punissable en l'espèce. Ce dernier est, on le sait, défini comme les actes qui tendent directement et immédiatement à la consommation du délit, avec intention de le commettre. Or, on pourrait à cet égard vouloir distinguer deux types de manoeuvres frauduleuses (15) : celles qui, à défaut d'une certitude causale suffisante, ne permettraient pas de caractériser un acte en relation directe avec la remise ; et celles qui, traduisant le but de l'agent de manière certaine, pourraient donner lieu à répression. Tandis que la seule destruction d'un bien assuré appartiendrait à la première catégorie de manoeuvres en ce qu'un tel acte, entaché d'équivoque, ne traduirait pas avec certitude la volonté de parvenir au résultat de l'escroquerie à l'assurance -le remboursement du sinistre-, ce même acte, mais doublé d'une plainte pour vol, pourrait être jugé punissable. Traduisant assurément la volonté de l'agent d'obtenir indemnisation du sinistre simulé, le dépôt de plainte est un acte univoque en ce sens qu'il ne peut être interprété autrement que comme tendant directement, dans l'intention de son auteur, au résultat du délit. Quel autre but pourrait-il en effet y avoir à déposer plainte si ce n'est pour obtenir indemnisation de l'assurance ? En définitive, l'exigence de causalité serait appréciée subjectivement, au regard du but poursuivi par l'agent, l'intensité de l'intention délictueuse venant en quelque sorte compenser le défaut de proximité temporelle, bref combler le caractère objectivement insuffisant du lien de causalité (16). La répression se justifierait d'autant plus que la causalité n'a été rompue, en l'espèce, que par des circonstances indépendantes de la volonté de l'agent, l'absence de démarche auprès de l'assurance n'étant due qu'à la sagacité des policiers qui ont su déjouer son entreprise délictueuse. Traduit en termes de tentative, le désistement n'était pas volontaire.

Par l'arrêt commenté, la Cour de cassation refuse de souscrire à cette conception subjective du lien de causalité en matière de tentative. En jugeant que "la destruction d'un véhicule et la plainte pour vol ne constituent que des actes préparatoires", la Haute juridiction retient un critère purement objectif pour caractériser le commencement d'exécution punissable : elle exige matériellement une démarche auprès de l'assurance, c'est-à-dire un acte qui tend directement et objectivement à la remise. Une telle solution est rassurante en ce qu'elle offre contre l'arbitraire judiciaire des garanties que ne comporte pas la prévalence d'une appréciation purement psychologique et ce surtout que, en élargissant le domaine du commencement d'exécution, on réduit d'autant celui du désistement volontaire, ce qui pourrait apparaître comme n'étant pas de bonne politique criminelle.

Cette construction jurisprudentielle en matière d'escroquerie à l'assurance apparaît, en définitive, équilibrée en ce qu'elle parvient à allier rigueur nécessaire -en retenant une conception souple du commencement d'exécution punissable, spécialement quant à la forme des démarches effectuées auprès de l'assurance- et garantie contre l'arbitraire judiciaire -prévalence d'un critère objectif pour caractériser l'exigence d'un lien de causalité direct entre l'acte constitutif du commencement d'exécution et la consommation de l'escroquerie-.


(1) V., par exemple, Cass. crim., 8 novembre 1972, n° 72-91.720, publié (N° Lexbase : A6618CG9), Bull., crim. n° 331 ; J. Pradel, A. Varinard, Les grands arrêts du droit pénal général, Dalloz, 6ème éd., 2007, n° 30.
(2) Sur cette distinction, v. Ph. Conte, P. Maistre du Chambon, Droit pénal général, Armand Colin, 7ème éd., 2004, n° 332 ; R. Merle, A. Vitu, Traité de droit criminel, tome 1, Problèmes généraux de la science criminelle, Droit pénal général, Cujas, 7ème éd., 1997, n° 496.
(3) Si la tromperie peut consister soit en des manoeuvres frauduleuses, soit en l'usage d'un faux nom, d'une fausse qualité ou en l'abus d'une qualité vraie, seules les manoeuvres frauduleuses -constituées par un mensonge renforcées par une mise en scène consistant en la destruction du véhicule- étaient en cause en l'espèce, comme d'ailleurs dans la majorité des hypothèses d'escroquerie à l'assurance.
(4) En ce sens, v. notamment E. Garçon, Code pénal annoté, Sirey, 2ème éd., par M. Rousselet, M. Patin, M. Ancel, 1952, art. 2, n° 68 ; art. 405, n° 140 et s. ; R. Merle, A. Vitu, Traité de droit criminel, tome 3, Droit pénal spécial, Cujas, 1982, n° 2350 ; M.-L. Rassat, Droit pénal spécial, Dalloz, 5ème éd., 2006, n° 134.
(5) Cass. crim., 27 mai 1959, Bull. crim., n° 282 ; RSC, 1959, p. 842, obs. A. Légal.
(6) Cass. crim., 27 mai 1959, préc..
(7) Cass. crim., 14 juin 1977, n° 76-92.946, publié (N° Lexbase : A4414CHX), Bull., crim. n° 215 ; D., 1978, j. 127, note J.-M. Robert.
(8) Cass. crim., 17 juillet 1991, n° 90-87.454, inédit (N° Lexbase : A8892CUU), DP, 1992, comm. 94, obs. M. Véron. Adde Cass. crim., 1er juin 1994, n° 93-83.382, inédit (N° Lexbase : A0089CLU), DP, 1994, comm. 234, obs. M. Véron ; Cass. crim., 22 février 1996, n° 95-81.627, publié (N° Lexbase : A9126ABM), Bull. crim., n° 96, RSC, 1996, p. 846, obs. B. Bouloc ; Cass. crim., 8 septembre 2004, n° 03-85.009 (N° Lexbase : A0813EDH), DP, 2005, comm. 13 ; Cass. crim., 1er juin 2005, n° 04-86.832 (N° Lexbase : A0814EDI).
(9) V. particulièrement un arrêt du 22 mai 1984 (Cass. crim., 22 mai 1984, n° 82-91.523 N° Lexbase : A7979AAR, Bull. crim., n° 87 ; D., 1984, j. 602, note J.-M. Robert ; RSC, 1985, p. 557, obs. A. Vitu) qui décide que la destruction volontaire d'un bien "n'est qu'un acte préparatoire et ne saurait, en l'absence de demande de remboursement présentée par l'assuré, constituer le commencement d'exécution".
(10) Sur l'analyse d'ensemble de cette jurisprudence, v. J. Gatsi, L'escroquerie à l'assurance : état des lieux, LPA, 1996, n° 76, p. 14. Adde, Lamy, Droit pénal des affaires, 2008, n° 308.
(11) Ces éléments extérieurs peuvent consister en des documents destinés à donner force et crédit à la déclaration de sinistre (Cass. crim., 10 mai 1990, n° 89-81.772, publié N° Lexbase : A9162CGG, Bull. crim. n° 182 ; RSC, 1991, p. 557, obs. A. Vitu), en un dépôt de plainte (Cass. crim., 19 avril 1989, n° 88-80.179 N° Lexbase : A9194CWG, DP, 1989, comm. n° 11, obs. M. Véron ; Cass. crim., 8 septembre 2004, préc., et réf. préc.) en une demande de renseignements sur les modalités de remboursement du bien sinistré (Cass. crim., 6 avril 1994, n° 93-82.606, publié N° Lexbase : A3038CGM, Bull. crim., n° 135, DP, 1994, comm. n° 158, obs. M. Véron), en l'intervention d'un tiers (Cass. crim., 26 juin 1997, n° 96-84.030, inédit N° Lexbase : A6781C3K, D., 1997, IR, p. 194), ou encore en une mise en demeure de l'assurance d'indemniser le sinistre (Cass. crim., 22 mai 1984, préc. ; RSC, 1985, p. 557, obs. A. Vitu).
(12) Voir, également, en ce sens, J. Larguier, RSC, 1979, p. 539. Adde, A. Vitu, RSC, 1985, p. 63.
(13) Cass. crim., 17 juillet 1991, préc. ; Cass. crim., 1er juin 1994, préc..
(14) V., pour une motivation explicite en ce sens, Cass. crim., 17 juillet 1991, préc.. Adde, dans le même sens, M.-L. Rassat, op. cit., n° 134.
(15) V., particulièrement, en ce sens, J. Larguier, op. cit., p. 542 et s.. Adde, A. Légal, RSC, 1959, p. 842.
(16) V. Ph. Conte, P. Maistre du Chambon, op. cit., n° 334 ; R. Merle, A. Vitu, Droit pénal général, op. cit., n° 498 ; J. Pradel, A. Varinard, op. cit., n° 30, spéc. p. 389 et s..

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Fiscalité financière

[Textes] Carried interest : durcissement des conditions par la loi de finances pour 2009 pour bénéficier du régime des plus-values

Réf. : Loi n° 2008-1425 du 27 décembre 2008, art. 15 (N° Lexbase : L3783IC4)

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par Guillaume Massé et Sandra Corcos, Avocats à la Cour, LSK & Associés

Le 07 Octobre 2010

Les titres de carried interest sont les titres de capital spécifiquement émis au profit des équipes de gestion des fonds communs de placement à risque (FCPR) et des sociétés de capital risque (SCR) pour les faire investir aux côtés des investisseurs ordinaires dans ces structures de private equity. Les dirigeants et les salariés de la SCR, de la société de gestion du FCPR, et des sous-traitants de la SCR ou de la société de gestion du FCPR sont éligibles au carried interest. Alors que les investisseurs ordinaires fournissent l'essentiel du capital, les investisseurs bénéficiaires de parts de carried interest ne souscrivent qu'une très faible fraction du capital. Dans les FCPR, il s'agit de parts spécifiquement émises pour porter le carried interest (distinctes des parts de droit commun émises au profit des investisseurs ordinaires), et, dans les SCR, d'actions de préférence ouvrant droit, dans les bénéfices et dans le boni de liquidation de la SCR, à une attribution préférentielle. La spécificité des parts du carried interest est de permettre une clef de répartition des bénéfices et des plus-values non proportionnelle à la répartition du capital. En effet, alors que les investisseurs ordinaires bénéficient généralement de 80 % des produits et plus-values, l'ensemble des bénéficiaires (gérants, sociétés de gestion, sponsors) des parts de carried interest en reçoivent généralement 20 %, pour une participation comprise entre 0,1 % et 1,5 % (selon les exigences des investisseurs ordinaires).

Toutefois, le carried interest ou "carry", qui se calcule sur la plus-value réalisée par le fonds après versement des frais de gestion, est doublement conditionnel :

- il ne peut généralement être perçu qu'après que les investisseurs ordinaires aient été remboursés de leurs investissements ;

- et il suppose que les investisseurs aient touché le "hurdle", qui est un taux de rendement annuel minimum, généralement de 6 à 9 %, assis sur la gestion du portefeuille.

1. Le régime fiscal de faveur des parts de carried interest

Le régime fiscal des parts de carried interest couvre l'imposition :

- des distributions des actifs du fonds réalisées par un FCPR ;

- des distributions de dividendes réalisées par une SCR et prélevées sur des plus-values nettes de cession de ses titres ;

- des plus-values réalisées par l'investisseur lors du rachat ou de la cession des parts de carried interest.

L'attractivité fiscale reconnue du régime du carried interest est de permettre l'imposition de ces gains dans la catégorie des plus-values sur titres des particuliers, donc au taux fixe de 18 %, alors même que ces gains sont liés à l'exercice par les gérants de leur activité professionnelle, donc en principe imposables dans la catégorie des traitements et salaires, donc au barème progressif de l'IRPP jusqu'au taux marginal de 40 %.

Les conditions de ce régime de faveur, réservé aux membres de l'équipe de gestion, précisées par l'instruction du 28 mars 2002 (BOI 5 I-2-02 N° Lexbase : X0572ABS (1)), étaient jusqu'ici une prise de participation des gérants au capital de la société et l'octroi d'une rémunération normale aux gérants au titre de leurs fonctions techniques.

2. Définition du carried interest et éligibilité des véhicules étrangers

La loi de finances pour 2009 définit, en droit français, le concept de carried interest, d'origine anglo-saxonne, comme les parts et actions à rendement subordonné (PARS), consacrant ainsi la définition proposée par l'AFIC.

Antérieurement réservé aux seuls véhicules de droit français, le régime du carried interest est, désormais, élargi aux entités, quelle que soit leur forme juridique, constituées dans un autre Etat membre de l'UE ou de l'EEE, et dont l'objet principal est d'investir dans des sociétés non cotées sur un marché réglementé.

Cet élargissement constitue une mise en conformité avec le principe communautaire de libre circulation des capitaux fréquemment rappelé à la France par la CJCE en matière fiscale.

Il devrait en résulter une réelle ouverture, sauf à ce que le décret restreigne les véhicules étrangers éligibles, par exemple au regard de leur régime fiscal. Toutefois, tel ne devrait pas être le cas si l'on se réfère aux textes adoptés au fil du temps afin d'ouvrir le bénéfice des régimes fiscaux de faveur bénéficiant aux acteurs de véhicules de capital risque français vers des structures européennes équivalentes. Cette ouverture à des véhicules étrangers pourrait permettre l'application de ce régime fiscal de faveur dans des conditions juridiques assouplies, en recourant à des véhicules réglementairement moins encadrés, en particulier en termes de ratios d'actionnariat et d'investissement (ratios d'emprise et d'actif), tels les partnerships anglo-saxons, et qui bénéficient le cas échéant de la transparence fiscale. En revanche, selon une lecture stricte de ce texte, les fonds non européens et les fonds immobiliers français (SPICAV et FPI) seraient exclus du bénéfice de ce régime.

3. L'imposition au barème progressif de l'IRPP, comme salaires, envisagée par le projet de loi de finances

L'amendement déposé devant le Sénat, qui prévoyait une imposition des revenus et des gains tirés des parts de carried interest dans la catégorie des salaires, s'expliquait :

- par le contexte de la loi de finances, qui est celui d'une remise à plat des niches fiscales, mais également d'une moralisation de certains modes de rémunération, notamment, dans les métiers de la finance ;

- et par le mécanisme du carried interest qui consiste à faire bénéficier les gérants d'une partie des plus-values réalisées par le véhicule de capital-risque.

Cette rémunération apparaît comme la contrepartie de leurs efforts puisqu'elle découle de l'efficacité de leurs techniques de gestion, ce qui soulève un risque de requalification de ces gains en salaires : fiscalement, avec une imposition au barème progressif jusqu'au taux marginal de 40 % ; au niveau social, avec un redressement par les URSSAF, susceptibles d'exiger les cotisations sociales (parts patronales et salariales, soit environ 22 et 45 % de la rémunération brute). Ce risque a conduit à l'encadrement, en 2002, de ce régime de faveur.

Pour les défenseurs de l'amendement "Arthuis", l'imposition du carried interest -parce qu'il est directement lié aux résultats de la gestion financière des participations dont des gérants ont la charge- dans la catégorie des salaires apparaissait se justifier.

La loi de finances pour 2009 a, finalement, abandonné la "normalisation" annoncée. Toutefois, si l'imposition comme plus-values a finalement été maintenue, l'article 15 de la loi de finances pour 2009 (2) durcit les conditions, et en crée de nouvelles. En outre, il est désormais expressément prévu, en cas de défaut du respect de ces conditions, que la rémunération des parts de carried interest sera imposée dans la catégorie des traitements et salaires.

4. Création d'un investissement minimum de 1 % et mise en place d'un instrument de couverture

La loi de finances pour 2009 a posé comme principe que le montant de l'ensemble des parts ou actions de carried interest devra représenter au moins 1 % du montant total des souscriptions reçues par le véhicule.

Par exception, et par décret en cours d'élaboration en lien avec la profession, un pourcentage inférieur pourra être admis après avis de l'Autorité des marchés financiers s'agissant (notamment) de certains FCPI et FIP eu égard à la spécificité de leurs investissements. En effet, les prises de participation par les FIP et les FCPI dans de petites entreprises locales s'accompagnent d'une entrée au capital des gérants à un niveau souvent nettement inférieur à 1 %, d'où la dérogation prévue à la règle de principe. Pour mémoire, les sous-catégories de FCPR que constituent les FCPI doivent être investis pour 60 % au moins de leurs actifs dans des PME non cotées, et les FIP, également pour 60 % au moins en titres de PME établies dans quatre régions géographiques limitrophes.

Ces seuils ont été arrêtés par le législateur au vu des niveaux d'investissements ressortant des pratiques observées au sein du private equity alors que le texte initial se contentait de faire référence aux usages de la profession, critère jugé sans doute trop imprécis pour être retenu.

Cette exigence d'un investissement personnel minimum, autrement dit d'une mise de fonds plancher, est apparue au législateur comme la contrepartie logique à supporter par le gérant investisseur pour bénéficier du régime des plus-values. L'exigence est celle d'une prise de risque entrepreneuriale.

Cette exigence d'une prise de risque soulèvera la question de la conclusion d'instruments de couverture. Aucune prohibition n'est prévue par le régime du carried interest sur cette question. Or, une telle prohibition, lorsqu'elle existe, résulte généralement d'un texte. Ainsi, par exemple, pour les souscriptions au capital de PME ouvrant droit au crédit d'impôt ISF, la loi de finances pour 2009 prévoit que les actions ou parts de la PME ne peuvent désormais plus faire l'objet d'un mécanisme automatique de sortie à l'expiration du délai de conservation de 5 ans.

Toutefois, la prudence sera de mise sur cette question. En effet, l'absence de texte n'a pas empêché la jurisprudence de requalifier en salaires des managements package ayant la nature juridique de plus-values. Ainsi, lorsque le juge a constaté que les conditions de sortie de l'investisseur (promesses de rachat et de vente croisées), conclues dès la mise en place des packages au profit des investisseurs, faisaient disparaître le risque de perte financière (jugement "Bandeville" (3)).

Par ailleurs, cet investissement minimum risque de nécessiter le recours à l'emprunt, compte tenu du montant des investissements requis dans les grosses opérations de LBO. Ce mode de financement propre à procurer un effet de levier financier ne devrait, en revanche, procurer aucun effet de levier fiscal. En effet, en cas d'investissement par une personne physique les frais d'acquisition et de conservation du revenu, incluant les frais financiers, sont constamment jugés non déductibles des gains réalisés par l'investisseur au titre de l'actif ainsi financé (jurisprudences confirmées par la réponse ministérielle "Gouze" du 9 août 1982 : QE n° 11761, réponse publiée au JOAN du 9 août 1982, p. 3306).

5. Création d'un délai de carence de 5 ans avant le versement

Afin d'éviter une rémunération fondée sur des objectifs de gestion à court terme, la rémunération du gérant afférente à ses parts de carried interest ne pourra, désormais, plus intervenir que 5 ans après la constitution du FCPR ou de l'émission des actions de carried interest concernées par la SCR. Au surplus, pour les FCPR, la loi précise que ce versement ne pourra intervenir qu'après que les autres parts du fonds auront été remboursées. Cette condition devrait être le gage d'une association sur le moyen terme entre les gérants et les investisseurs.

6. Entrée des gérants sur une valeur de marché (prohibition des valeurs de convenance)

Les parts de carried interest doivent, désormais, avoir été souscrites ou acquises pour leur valeur réelle à la date de leur souscription ou de leur acquisition. Par suite, les attributions à titre gratuit ou pour une valeur de convenance sont exclusives du régime des plus-values. Cette condition tend également à ce que le salarié ou le dirigeant agisse réellement comme un investisseur.

Non définie par la loi, cette notion de valeur réelle soulève les questions traditionnelles de valorisation des titres de sociétés non cotées. Pour mémoire, l'administration a traité cette problématique en recourant aux méthodes de valorisation multicritères en matière de droits d'enregistrement et, plus généralement, en publiant un Guide d'évaluation des titres en 2007.

Au cas présent, l'administration pourrait admettre une référence aux préconisations figurant dans les guides dévaluation émis par les associations représentatives du secteur du capital risque (AFIC et EVCA). L'usage des valeurs liquidatives établies régulièrement (4) par les sociétés de gestion semble également possible s'agissant des parts de FCPR.

Un renvoi à ces règles de valorisation, plutôt qu'un nouveau corpus de règles d'évaluation, aurait le mérite de pouvoir se référer à des règles de valorisation uniques et stables. Il en résulterait une sécurité juridique renforcée du fait de méthodes de valorisation cohérentes (unifiées) en matière de transmission, d'ISF et d'impôt sur le revenu. Cela irait également dans le sens des pratiques de concertation entre l'administration et les agents économiques, qui ont vu le jour au cours des dernières années (rescrit valeur, contrôle à la demande, etc.).

Une confirmation réglementaire aux termes de laquelle il y a lieu de se référer à ces méthodes d'évaluation sera utile, la valorisation des véhicules de capital risque étant par nature délicate. En effet, compte tenu, notamment, de leur exposition sur des sociétés récentes (capital risque et capital développement), il en résulte un fort aléa, avec un risque élevé de perte en capital. Au surplus, l'évaluation des parts de carried interest apparaît potentiellement discutable dès lors qu'elles donnent droit à une part importante de la plus-value en contrepartie d'un investissement dont le montant est décorrelé du pourcentage de plus-value reversé.

7. Existence d'une rémunération normale au titre des fonctions techniques

Le régime du carried interest requiert, également, le versement d'une rémunération normale aux équipes de gestion, au titre de leurs fonctions techniques, en exécution de leur contrat de travail ou rémunération de leur qualité de dirigeant. Cette exigence ancienne traduit l'idée selon laquelle l'imposition du gain réalisé au titre des parts de carried interest comme plus-value implique une réelle qualité d'actionnaire. Cette exigence peut s'analyser comme une illustration du principe de non-substitution au salaire que l'on retrouve dans d'autres textes fiscaux relatifs aux rémunérations (par exemple, en matière de participation et intéressement ou de management packages).

Le concept de rémunération normale est très subjectif. Il serait donc souhaitable qu'il soit précisé par la voix réglementaire, comme cela existe dans d'autres branches de la fiscalité. Ainsi, pour le régime spécifique des impatriés fiscaux, la rémunération normale est définie comme celle versée au titre de fonctions analogues dans la même entreprise. Pour l'exonération d'ISF applicable aux biens professionnels des dirigeants, la rémunération normale est définie par comparaison avec celle versée aux autres salariés de l'entreprise, ayant des fonctions comparables au vu du contenu de leurs tâches, de leur mission et de leur responsabilité. Cette comparaison interne peut ensuite être complétée par une comparaison externe, par le biais de rapprochements avec la rémunération de fonctions équivalentes dans des entreprises comparables (par références à des rémunérations publiées ou à une moyenne des rémunérations observées).

De telles précisions réglementaires seront utiles si l'on se souvient des hésitations jurisprudentielles survenues sur ce concept, en matière d'ISF, jusqu'à l'intervention de l'instruction administrative du 3 octobre 2005 (BOI 7 S-7-05 N° Lexbase : X3905ADY) fixant les critères de comparaison interne et externe précités. A l'instar de la définition des critères relatifs à la valeur de marché, une référence aux critères de rémunération normale existant, tels que ceux précités dans d'autres branches de la fiscalité, serait judicieuse pour permettre, ici aussi, une cohérence et une stabilité du système fiscal.

8. Possibilité pour les bénéficiaires de carried interest de souscrire des parts éligibles aux avantages de droit commun en matière d'IRPP

En revanche, l'interdiction, qui existait jusqu'ici, pour les détenteurs de carried interest de souscrire des parts de FCPR ou de SCR bénéficiant des avantages en matière d'impôt sur le revenu (crédit d'impôt, exonération des dividendes et des plus-values) n'a pas été reprise par le nouveau texte. Elle ne devrait donc plus s'appliquer.

9. Entrée en vigueur

Ces mesures visent les créations de fonds et les émissions de parts de carried interest intervenant à compter de 2009.

En conclusion, si l'article 15 de la loi de finances pour 2009 emporte un durcissement du régime du carried interest, il a, néanmoins, comme contrepartie la sécurisation fiscale que procure l'énoncé de conditions précises pour bénéficier du régime des plus-values et une extension aux véhicules européens.

En effet, il faut ici rappeler que l'administration s'est arrogée le droit (par la doctrine administrative 5 F 1154 de 1995 non rapportée à ce jour) de requalifier un gain déclaré en plus-value dans la catégorie qu'elle estimera correspondre à la nature réelle de l'opération réalisée, à savoir les salaires ou les BNC soumis au barème progressif de l'IRPP jusqu'au taux marginal de 40 %. Or, ce texte est, en théorie, très large dès lors que son contexte d'utilisation couvre potentiellement tous les cas d'incentives sui generis -c'est-à-dire en dehors des dispositifs légaux d'actionnariat des salariés- consistant à offrir la possibilité d'acheter et de revendre des titres, à des conditions préférentielles fixées d'avance.

Dès lors, le carried interest, pour autant que les conditions de son application soient remplies, apparaît au contraire comme une incentive sécurisée, notamment en comparaison du risque de requalification fiscale qui pèse sur les managements package attribués aux managers dans les opérations de LBO (en application de la doctrine administrative précitée). Finalement, pour deux instruments analogues basés sur un partage de plus-values sous condition de performance financière, le risque de requalification existera pour le manager intéressé au succès du LBO alors qu'il sera écarté pour les membres d'une équipe de gestion d'un véhicule de capital risque.


(1) Consécutif à l'article 78 de la loi de finances pour 2002 (loi n° 2001-1275 du 28 décembre 2001 N° Lexbase : L1042AWI).
(2) Loi n° 2008-1425 du 27 décembre 2008.
(3) TA de Cergy Pontoise, 7 juillet 2006, n° 0103868, M. Yves Bandeville (N° Lexbase : A0939ED7).
(4) Une valorisation semestrielle et validée par un CAC est rendue obligatoire par le règlement général de l'AMF .

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Sociétés

[Questions à...] Réforme de la prescription civile et impact sur l'étendue des audits "corporate" - Questions à Véronique Furnal, avocate associée du cabinet Gatienne Brault et Associés

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N4950BI8

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par Anne Lebescond - Journaliste juridique

Le 07 Octobre 2010

Dans le cadre du projet d'acquisition d'une ou plusieurs sociétés ou groupe(s) de société(s) -la cible-, il est vivement conseillé à l'acquéreur de faire réaliser par des experts des vérifications quant à la situation juridique et financière exacte de celle-ci, pour conforter sa décision d'acquérir. L'audit est fondamental pour cette raison, mais, également, parce qu'il représente une première prise de contact essentielle avec l'entreprise et tout ce qui la constitue. Parmi les revues juridiques limitées généralement conduites par les avocats conseils de l'acquéreur figure celle afférente au droit des sociétés. Les aspects abordés dans ce cadre ont trait à l'analyse de la propriété des titres dont la cession est envisagée et à celle de la régularité de la constitution de la cible et des délibérations ou décisions de ses organes sociaux. Il s'agit, ici, d'identifier d'éventuels risques majeurs susceptibles de constituer un obstacle à la réalisation du projet d'acquisition, de déceler des irrégularités à "réparer", voire dans certains cas, sans doute marginaux, de les traiter dans le cadre des garanties d'actif et de passif souvent consenties par les actionnaires vendeurs. Les diligences à réaliser sont plus ou moins importantes suivant les cas de figure ("âge" de la cible, taille, secteur d'activité, effectif), mais, également, suivant la prescription applicable à chaque "aspect" vérifié. Jusqu'à la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile (N° Lexbase : L9102H3I), les juristes distinguaient, selon que la prescription était la prescription trentenaire de droit commun (C. civ., art. 2262, anc. N° Lexbase : L2548ABY), la prescription quinquennale pour le cas spécifique de l'action en nullité ou en rescision de la convention (C. civ., art. 1304 N° Lexbase : L1415ABZ) ou la prescription triennale spéciale du droit des sociétés, fixée à l'article L. 235-9 du Code de commerce (N° Lexbase : L8351GQD). L'écart considérable entre ces trois prescriptions ne se justifiait pas toujours, notamment, lorsqu'un doute planait, quant à la prescription applicable ou lorsque, sur le même sujet, deux prescriptions se chevauchaient. La loi portant réforme de la prescription en matière civile est venue gommer, en partie, ces aspérités, puisque, désormais, la prescription de droit commun est quinquennale. Elle devrait ainsi limiter l'étendue des vérifications des experts juridiques. Pour faire un point sur l'impact de la réforme sur les audits portant sur le respect du droit des sociétés par une cible, préalablement à son acquisition et, plus généralement, sur les différentes prescriptions applicables en la matière, Lexbase Hebdo - édition privée générale a rencontré Véronique Furnal, avocat associé du cabinet Gatienne Brault & Associés, cabinet de niche intervenant sur les opérations M&A et fonds de private equity.

Lexbase : Avant la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile, les audits effectués préalablement aux acquisitions des cibles et relatifs au respect du droit des sociétés portaient sur quelle durée ?

Véronique Furnal : Différentes prescriptions s'appliquaient en droit des sociétés, modulant fortement l'étendue des vérifications effectuées dans le cadre de l'acquisition d'une cible. Le régime antérieur présentait une multiplicité des prescriptions applicables, selon le fondement de l'action en nullité. S'ajoutait au régime de droit commun de la prescription (qui connaissait, à lui seul, plusieurs délais) un régime de prescription spécial au droit des sociétés, organisé à l'article L. 235-9 du Code de commerce, toujours en vigueur. La réforme de la prescription, introduite par la loi du 17 juin 2008, si elle a harmonisé certains des délais de droit commun, a laissé subsister ces prescriptions spéciales du droit des sociétés.

Les sociétés sont régies par le droit commun des obligations. A ce titre, beaucoup d'"opérations" les concernant sont soumises à la prescription de droit commun, fixée, avant la réforme, à trente ans (C. civ., art. 2262, anc. : "toutes les actions, tant réelles que personnelles, sont prescrites par trente ans") et réduite à cinq ans pour le cas des actions en nullité ou en rescision des conventions (C. civ., art. 1304).

L'article L. 235-9 du Code de commerce fixe, quant à lui, trois prescriptions particulières au droit des sociétés :
- "les actions en nullité de la société ou d'actes et délibérations postérieurs à sa constitution se prescrivent par trois ans à compter du jour où la nullité est encourue, sous réserve de la forclusion prévue à l'article L. 235-6 (N° Lexbase : L6343AIR)" (4);
- "les actions en nullité d'une fusion ou d'une scission de sociétés se prescrivent par six mois à compter de la date de la dernière inscription au registre du commerce et des sociétés rendue nécessaire par l'opération" ;
- et "les actions en nullité d'augmentation de capital fondée sur l'article L. 225-149-3 (N° Lexbase : L1418HID) se prescrivent par trois mois à compter de la date de l'assemblée générale suivant la décision correspondante".

Les vérifications effectuées par les avocats portant sur une cible préalablement à son acquisition sont de deux sortes : elles concernent, d'une part, la propriété des titres et permettent d'attester de l'"existence" et de la détention ininterrompue de la chose vendue, et, d'autre part, la régularité de la constitution de la cible et celle des délibérations des assemblées générales de ses associés et de ses différents organes sociaux. Entrent dans ces dernières vérifications, celles relatives aux délibérations sur les conventions réglementées (1), ainsi que celles portant sur la chaîne des mandats sociaux.

La jurisprudence applique, en toute logique, la prescription de droit commun (avant la réforme, trentenaire ou quinquennale, selon le cas) au cas des transferts de titres, pour les causes de nullité communes à tous les contrats. Les juges opéraient, avant la réforme de juin 2008, une distinction entre la nullité relative du contrat, pour laquelle ils appliquaient la prescription quinquennale de l'article 1304 du Code civil (2), et la nullité absolue, qui supposait, elle, l'application de la prescription trentenaire fixée par les anciennes dispositions de l'article 2262 de ce code -par exemple, nullité fondée sur la vileté du prix (3)-.

Outre l'articulation de ces deux prescriptions de droit commun, la question s'est également posée de l'application de la prescription spéciale triennale, dès lors que l'action en nullité est fondée sur une irrégularité de la procédure d'agrément (et par extension, de toutes restrictions au libre transfert des titres) ou sur une absence totale de celle-ci. Dans le premier cas, les juges considèrent que l'irrégularité de la procédure d'agrément se prescrit par trois ans à compter de la délibération litigieuse (4). Dans le deuxième cas, l'organe compétent pour délivrer l'agrément ne s'étant pas réuni, il n'existe pas de "délibérations" au sens de l'article L. 235-9 du Code de commerce. La doctrine interprétait les décisions rendues par la Cour de cassation comme favorables à l'application de la prescription triennale (5).

Si le délai de prescription est important en tant que tel, le jour à compter duquel celui-ci commence à courir l'est tout autant, en ce qu'il peut rallonger, parfois, considérablement, la période pendant laquelle l'opération est "attaquable". Antérieurement à la réforme, que l'action soit fondée sur une irrégularité ou une absence de la procédure d'agrément, ou qu'elle soit fondée sur une cause d'annulation de droit commun, le jour à compter duquel la prescription commençait à courir était, selon les termes vagues employés aux articles 2262 du Code civil et L. 235-9 du Code de commerce, celui à partir duquel la nullité était encourue. Selon l'interprétation de la jurisprudence, ce délai court du jour où la cause de nullité existe (6). En pratique, la solution différait selon le cas de figure. Si la nullité était fondée sur le défaut d'une des conditions de validité du contrat visées à l'article 1108 du Code civil (N° Lexbase : L1014AB8), ce jour était, le plus souvent, celui de la conclusion du contrat ou du transfert de propriété des titres (si différé), sauf à ce que le vice disparaisse plus tard (7). Si l'action était fondée sur une irrégularité de la procédure d'agrément, la prescription courrait généralement à compter du jour de la délibération attaquée (la plupart des vices étant susceptibles d'intervenir à ce moment-là). Si elle était fondée sur l'absence d'agrément, dans les sociétés par actions, le délai semblait courir à compter de la retranscription de la cession dans le registre des mouvements de titres, qui emporte transfert de propriété (8) et opposabilité. Pour les parts sociales, il s'agissait du jour de l'assemblée qui modifie l'article des statuts sur la répartition du capital social.

Parce que les trois prescriptions (trentenaire, quinquennale et triennale) étaient susceptibles de s'appliquer, les vérifications effectuées dans le cadre d'un audit remontaient sur une période de trente ans à compter des vérifications juridiques.

La prescription applicable à la constitution de la société et à celle des actes et délibérations postérieurs à celle-ci est, quant à elle, édictée sans ambivalence au premier alinéa de l'article L. 225-39 : elle est de trois ans, sauf le cas de la réserve formulée sur la forclusion (de six mois) concernant les actions en nullité ou en régularisation en cas de vice du consentement ou d'incapacité d'un associé (9). Comme nous l'avons souligné, le jour à compter duquel court cette prescription est, en principe, celui de la prise de décision par l'organe concerné. Pour les cas spécifiques visés à l'article L. 235-9 du Code de commerce, la prescription de six mois applicable aux actions en nullité d'une fusion ou d'une scission de sociétés court à compter de la date de la dernière inscription au RCS rendue nécessaire par l'opération (qui doit, en principe, intervenir, au plus tard, dans le mois de sa réalisation). La prescription est donc très courte en la matière. Pour les actions en nullité d'une augmentation de capital, la prescription peut s'avérer très brève, également. Elle court, en effet, à compter de la prochaine assemblée suivant celle au cours de laquelle il a été décidé d'augmenter le capital. Tout dépendra, en fait, du délai écoulé entre deux réunions des associés. En toute hypothèse, le temps écoulé entre les deux assemblées n'excèdera pas, en théorie, dix-huit mois, compte tenu de l'obligation imposée aux associés d'approuver les comptes dans les six mois de la clôture de chaque exercice social.

Dans tous les cas de figure, les vérifications portant sur les délibérations sociales ne devraient pas, en vertu du premier alinéa de l'article L. 235-9, remonter sur plus de trois ans. Toutefois, ce principe connaît une exception : la vérification de la validité des mandats sociaux, étant précisé que la loi portant réforme de la prescription civile n'a en rien modifié cette analyse.

La prescription applicable aux irrégularités des nominations des mandataires sociaux, lorsque la nullité est fondée sur une irrégularité de la délibération elle-même, est triennale également. Toutefois, parce que des mandataires irrégulièrement nommés ont pu effectuer seuls des nominations ou des renouvellements, ces décisions de nomination ou de renouvellement sont, également, irrégulières et donc, dans bien des cas, susceptibles d'être annulées en cascade. La solution est aussi vraie dans le cas de nominations effectuées par un organe collégial auquel aurait participé le mandataire irrégulièrement nommé. La jurisprudence l'applique dans le cas des administrateurs et, en particulier dans le fameux arrêt "Cointreau" (10) qui en donne une parfaite illustration. Dans cette espèce, les délibérations du conseil avaient été annulées, certaines d'entre elles portant sur des nominations d'administrateurs. Ceux-ci étaient, donc, considérés comme n'ayant jamais eu cette qualité. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a, en effet, décidé que les nominations irrégulières de deux administrateurs avaient entaché la régularité de la composition du conseil (organe collégial). Cette irrégularité affectait la validité des délibérations de cet organe, dont celles relatives à la convocation des actionnaires en assemblée, l'absence de convocation dans les règles de l'assemblée entraînant la nullité de ses délibérations sociales. Ainsi, c'est bien toutes les décisions sociales quelles qu'elles soient (nomination des mandataires, opérations sur le capital, approbation des comptes ...) qui sont susceptibles d'être annulées. A noter toutefois l'exception qui concerne les administrateurs élus par les salariés (C. com., art. L. 225-29 N° Lexbase : L5900AID : "la nullité [de la nomination] n'entraîne pas celles des délibérations auxquelles a pris part l'administrateur irrégulièrement nommé").

S'ajoutent, pour l'administrateur, les cas légaux de démission d'office, dont l'atteinte de la limite d'âge légal ou statutaire ou l'absence de détention du nombre minimum d'actions de la société fixé par les statuts. Cette dernière condition, obligatoire avant la loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie (N° Lexbase : L7358IAR), et facultative depuis (sous réserve de modifier les statuts en ce sens), est souvent méconnue. En application de l'article L. 225-25 du Code de commerce (N° Lexbase : L2533IBG), un administrateur qui ne détient pas le nombre minimum d'actions requis par les statuts (s'ils fixent une telle obligation) et qui ne régularise pas sa situation dans un délai de six mois à compter de sa nomination, est démissionnaire d'office. Cette démission "non connue" affecte de la même façon la régularité des délibérations du conseil et de celles des assemblées générales.

L'impact que peut avoir la nomination irrégulière d'un mandataire social est tel qu'en pratique nous ne pouvons pas dans le cadre d'un audit corporate nous dispenser de remonter à l'origine, en ce que l'action est, d'une certaine façon, "imprescriptible" aussi longtemps que la situation n'a pas été régularisée. Afin d'éviter tout risque d'annulation, lorsque l'audit a mis en lumière de tels vices, la régularisation des conseils et des assemblées tenus au cours des trois dernières années est vivement préconisée, ce qui implique une nouvelle convocation et une nouvelle réunion des organes délibérants, pour ratifier toutes les délibérations prises au cours de cette période.

Lexbase : Qu'est venu modifier la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription civile, en la matière ?

Véronique Furnal : Finalement, la loi portant réforme de la prescription, si elle a harmonisé et raccourci certaines prescriptions de droit commun, n'a eu qu'un impact limité sur les audits corporate : elle réduit tout de même l'étendue des vérifications qui remontaient auparavant sur une période de trente ans à vingt ans. Elle édicte une prescription de droit commun, désormais, uniformisée et ramenée à cinq ans ; mais son point de départ présente un caractère glissant, avec une date butoir fixée à vingt ans.

La loi qui distingue, désormais, clairement entre la prescription acquisitive et la prescription extinctive, a, en effet, fixé, pour cette dernière, une prescription quinquennale pour les actions personnelles ou mobilières (C. civ., art. 2224 N° Lexbase : L7184IAC). Le délai est, ainsi, harmonisé avec celui prévu par l'article 1304 du Code civil, applicable aux seules actions en nullité des conventions. Des délais spéciaux perdurent pour certaines matières (11).

En outre, la loi édicte maintenant, précisément le jour à compter duquel la prescription commence à courir : il s'agit, selon les dispositions de l'article 2224 du code, du jour à compter duquel le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. Le législateur a, ainsi, prévu un délai glissant, encadré, toutefois, par une date butoir : l'article 2232 du Code civil (N° Lexbase : L7217IAK) dispose, en effet, que "le report du point de départ, la suspension ou l'interruption de la prescription ne peut avoir pour effet de porter le délai de la prescription extinctive au-delà de vingt ans à compter du jour de la naissance du droit". Enfin, la loi n'a pas modifié les dispositions de l'article L. 235-9 du Code de commerce (applicables aux délibérations sociales, aux fusions et aux scissions, ainsi qu'aux augmentations de capital), laissant subsister l'application des prescriptions spéciales, à côté de celle harmonisée de droit commun.

La prescription de l'action en nullité de la constitution de la société et des actes et délibérations postérieurs à celle-ci reste, donc, triennale et court toujours à compter du jour où la nullité est encourue et, nous l'avons vu, les vérifications concernant la régularité des mandats s'étendent sur toute la vie de la société, du fait du risque potentiel de nullité en cascade.

Les audits relatifs à la détention des titres sont, quant eux, soumis tant aux prescriptions de droit commun qu'à celles spéciales au droit des sociétés. Concernant la prescription de droit commun, désormais de cinq ans, que la nullité soit relative ou absolue, elle commencera à courir dans la majorité des cas, à compter du jour du transfert de titres, pour les parties, et de la publicité de son existence, pour les tiers. Le droit des sociétés est, en effet, une matière gouvernée par les obligations de publicité légale, la constitution, les opérations sur le capital ou sur les titres de la société et les délibérations des organes sociaux n'échappant pas à la règle. Dans le cas de la SARL, la SNC ou la SCI, la cession de parts sociales, et de façon plus générale, la détention du capital social doivent faire l'objet de publicité auprès du greffe du tribunal de commerce, dans le mois de leur réalisation. En SA et SAS, la publicité intervient lors de la retranscription de l'opération dans le registre des mouvements de titres, qui emporte, également, transfert de propriété (en vertu du principe posé par l'article L. 228-1 du Code de commerce [LXB=L5565IC4 ]).

La conaissance d'un vice affectant la validité du contrat étant, malgré tout, susceptible d'intervenir à n'importe quel moment à compter de la conclusion de l'acte, les vérifications affectant les contrats portant transferts de titres doivent porter sur une période de vingt ans, date butoir du droit d'exercer l'action en nullité. Ce délai se computera à compter de la date de la naissance du risque de nullité, soit, généralement, à compter de chaque retranscription des opérations dans le registre des mouvements de titres pour les sociétés par actions, et, à compter de la conclusion du contrat de cession ou du transfert de propriété pour les autres formes de société.

Enfin, le régime de prescription de l'action en nullité des transferts de titres fondée sur une irrégularité de l'agrément ou une absence totale de celui-ci ne change pas, du fait du maintien des termes du premier alinéa de l'article L. 235-9 du Code de commerce.


(1) Visées à l'article L. 225-19 du Code de commerce (N° Lexbase : L5844AIB) pour les SARL, à l'article L. 225-38 (N° Lexbase : L5909AIP) pour les SA à conseil d'administration et à l'article L. 225-86 (N° Lexbase : L5957AIH) pour les SA à conseil de surveillance et directoire, à l'article L. 227-10 (N° Lexbase : L6165AI8) pour les SAS, à l'article L. 226-10 (N° Lexbase : L6151AIN) pour les SCA.
(2) Cass. civ. 1, 13 février 2007, n° 05-12.016, Mme Fabienne Windenberger-Jenner, prise en qualité de liquidateur de M. Guy Untereiner, F-P+B (N° Lexbase : A2079DUK).
(3) Cass. com., 23 octobre 2007, n° 06-13.979, Mme Martine Mayer, épouse Velitchkoff, FS-P+B (N° Lexbase : A8462DY3).
(4) Cass. civ. 3, 6 octobre 2004, n° 01-00.896, M. Jean- Pierre, René, Henri Hebert c/ Caisse régionale de Crédit agricole mutuel du Finistère, FS-P+B (N° Lexbase : A5561DDC), lire J.-P. Dom, De la prescription des actions en nullité de cession des droits sociaux, Lexbase Hebdo n° 142 du 11 novembre 2004 - édition affaires (N° Lexbase : N3484ABN) et A. Lebescond, Les conséquences d'une cession d'actions de SAS intervenue en violation d'une clause statutaire d'agrément, Lexbase Hebdo n° 300 du 10 avril 2008 - édition privée générale (N° Lexbase : N6585BEM).
(5) Not., H. Novasse, Délais de prescription applicables à l'action en annulation d'une cession de droits sociaux, La Semaine Juridique, éd. A., n° 49 du 2 décembre 2004 (notes sur Cass. civ. 3, 6 octobre 2004, n° 01-00.896, M. Jean- Pierre, René, Henri Hebert c/ Caisse régionale de Crédit agricole mutuel du Finistère, FS-P+B, préc.) : "Très logiquement, on en déduit que la prescription de la nullité de la cession de droits sociaux est enfermée dans celle relative à l'irrégularité de l'agrément à laquelle il convient, sans doute, d'assimiler le défaut d'agrément".
(6) Cf. CA Bourges, ch. civ., 23 avril 2002, P. Jamme c/ SA Rive Ardente.
(7) Cas de violence, par exemple, pour lequel le délai court à compter du jour où celle-ci a cessé, et cas de l'erreur ou du dol, du jour où ils ont été découverts, cf. C. civ., art. 1304 (N° Lexbase : L8527HWQ).
(8) Ordonnance n° 2004-604 du 24 juin 2004, portant réforme du régime des valeurs mobilières émises par les sociétés commerciales, art. 24 (N° Lexbase : L5052DZ7).
(9) Selon les dispositions de l'article L. 235-6 du Code de commerce, "en cas de nullité d'une société ou d'actes et délibérations postérieurs à sa constitution, fondée sur un vice du consentement ou l'incapacité d'un associé, et lorsque la régularisation peut intervenir, toute personne y ayant intérêt peut mettre en demeure celui qui est susceptible de l'opérer, soit de régulariser, soit d'agir en nullité dans un délai de six mois à peine de forclusion".
(10) Cass. com., 24 avril 1990, n° 88-18.004, Consorts Cointreau c/ Société Rémy Martin et compagnie (N° Lexbase : A4129AGZ).
(11) Par ex., l'article 2227 du Code civil (N° Lexbase : L7182IAA) dispose que "les actions réelles immobilières se prescrivent par trente ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer". Le délai trentenaire est, également, maintenu pour les actions en nullité absolue du mariage. Le délai décennal s'applique à la prescription acquisitive de bonne foi, ainsi qu'à l'action en garantie décennale, en matière de responsabilité des constructeurs d'ouvrage et de leurs sous-traitants.

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