La lettre juridique n°683 du 12 janvier 2017 : Fiscalité du patrimoine

[Jurisprudence] De la réserve temporelle et du rapport fiscal en matière de droits de mutation à titre gratuit sur donations et successions

Réf. : Cons. const., 9 décembre 2016, n° 2016-603 QPC (N° Lexbase : A1551SP7)

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité)

le 12 Janvier 2017

Dans cette QPC n° 2016-603 en date du 9 décembre 2016, le Conseil constitutionnel refuse de censurer les dispositions de l'article 784 du CGI (N° Lexbase : L0669IUC) dans la rédaction issue de la loi n° 2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012 (N° Lexbase : L9357ITQ). Des donations entre vifs et des successions travaillées par l'application des droits de mutations à titre gratuit ; de la règle du "rapport fiscal" des donations antérieures et de la non application de cette règle : tel est l'enjeu, temporel et financier, de la présente affaire (Cons. const., 9 décembre 2016, n° 2016-603 QPC).
  • Substance de la décision

En présence de donations opérées il y a plus de 15 ans, donations ou successions sont réputées vierges et bénéficient d'un phénomène d'oubli : elles sont imposées sans qu'il soit tenu compte des donations de plus de 15 ans.

L'article 784 dispose :

"Les parties sont tenues de faire connaître, dans tout acte constatant une transmission entre vifs à titre gratuit et dans toute déclaration de succession, s'il existe ou non des donations antérieures consenties à un titre et sous une forme quelconque par le donateur ou le défunt aux donataires, héritiers ou légataires et, dans l'affirmative, le montant de ces donations ainsi que, le cas échéant, les noms, qualités et résidences des officiers ministériels qui ont reçu les actes de donation, et la date de l'enregistrement de ces actes.

La perception est effectuée en ajoutant à la valeur des biens compris dans la donation ou la déclaration de succession celle des biens qui ont fait l'objet de donations antérieures, à l'exception de celles passées depuis plus de quinze ans, et, lorsqu'il y a lieu à application d'un tarif progressif, en considérant ceux de ces biens dont la transmission n'a pas encore été assujettie au droit de mutation à titre gratuit comme inclus dans les tranches les plus élevées de l'actif imposable.

Pour le calcul des abattements et réductions édictés par les articles 779 (N° Lexbase : L6869IZG), 780 (N° Lexbase : L9249HZL), 790 B (N° Lexbase : L9408ITM), 790 D (N° Lexbase : L9407ITL), 790 E (N° Lexbase : L9406ITK) et 790 F (N° Lexbase : L9405ITI) il est tenu compte des abattements et des réductions effectués sur les donations antérieures visées au deuxième alinéa consenties par la même personne".

Il n'y a point censure dans la mesure où, selon le Conseil, les dispositions contestées ne méconnaissent ni le droit de propriété, ni aucun droit ou liberté que la Constitution garantit. Pour autant, le Conseil émet une réserve d'interprétation. Dès lors que chaque donation ou succession constitue un fait générateur particulier pour l'application des règles d'imposition, il s'ensuit que les dispositions contestées ne peuvent "avoir pour objet ou pour effet de conduire à appliquer des règles d'assiette ou de liquidation autres que celles qui étaient applicables à la date de chaque fait générateur d'imposition" (cons. 8). Si tel était le cas, il serait, à mauvais droit, porté atteinte aux situations légalement acquises.

  • Prétentions des requérants

Au coeur du litige, une donation-partage, effectuée en juin 2002 par une dame aux requérants. Celle-ci décède deux années plus tard, soit moins de 15 années après la donation-partage évoquée en amont. Elle est donc, sur le fondement de l'article 784-2 du CGI, rapportée à la succession de chacun des héritiers lorsqu'advient le moment de liquider les droits de mutation à titre gratuit. Saisi, le TGI de Toulouse transmet la QPC à la Cour de cassation qui l'adresse au Conseil constitutionnel (Cass. com., 4 octobre 2016, n° 16-40.234, FS-D N° Lexbase : A9350R43). Aux yeux des requérants, "les modifications successives du délai de rappel fiscal prévu par le deuxième alinéa de l'article 784 du CGI entre la date des donations et le jour du décès ont altéré, avec effet rétroactif, les droits qu'ils avaient acquis sous le régime du texte en vigueur au jour des donations" (1).

Il serait porté atteinte, en raison de l'instabilité normative et temporelle visant le délai de rappel fiscal, au principe de sécurité juridique et de confiance légitime. Immédiatement, il est loisible de rappeler que ce beau principe ne fait guère partie de l'humus culturel français, contrairement aux pays nordiques (plutôt de matrice protestante d'ailleurs) ayant une lecture un peu plus exigeante (au profit des citoyens-contribuables) de la notion d'Etat de droit. Les requérants invoquent plus précisément une violation de l'article 16 de la DDHC de 1789 (N° Lexbase : L1363A9D), article-bonne à tout faire : "Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Le législateur aurait porté atteinte, en portant à 15 longues années le délai à partir duquel donations et successions sont victimes d'imposition sans qu'il soit tenu compte des donations antérieures, aux situations légalement acquises ; il aurait remis en cause les effets que les saisissants pouvaient légitimement attendre desdites situations.

  • Truisme constitutionnel : de la puissance normative (contrôlée) du Parlement

Le Conseil constitutionnel rappelle (au considérant n° 5) un double truisme, tellement louable qu'il en devient parfois suspect. Tout d'abord, le législateur peut, à condition d'intervenir dans son domaine normatif de compétence, modifier ou abroger des textes antérieurs. Magnifique : le pouvoir législatif échoit au Parlement, composé des élus de la Nation. Secondement, le Parlement ne saurait priver de garanties légales des exigences constitutionnelles ; il ne saurait porter atteinte aux situations légalement acquises, ni remettre en cause les effets légitimement attendus de ces situations. Magnifique (bis) : le Parlement est une entité connaissant des bornes juridictionnelles posées par le juge de la loi.

  • De la virginité en droit fiscal, ou du "régime dérogatoire favorable"

Le (long) considérant n° 6 est particulièrement intéressant. Tout d'abord, le Conseil constitutionnel opère, de manière didactique, une petite leçon de droit fiscal. Le propos mérite d'être remarqué, les décisions du Conseil constitutionnel relevant le plus souvent d'une pénible anorexie argumentative.

Après avoir rappelé que les droits de mutation à titre gratuit sont liquidés, en général, via un barème progressif, le Conseil souligne les dispositions législatives déférées prévoient, pour que l'impôt connaisse une juste et effective progressivité, la prise en compte des donations antérieures au moment de calculer l'imposition des donations ou successions. De plus (et par exception), cette imposition des donations ou successions fait l'objet d'un calcul qui élude les donations antérieures opérées depuis plus de 15 ans. Exact, vrai, non discutable ; cela s'appelle le droit positif français.

De tout cela, il convient ("Il résulte" nous dit le juge) de tirer la conséquence suivante, qui n'est pas loin de faire office de conclusion avant l'heure : nous sommes en présence d'une "règle dérogatoire favorable" qui conduit à ce qu'une donation ou une succession, qui survient après une donation vieille de plus de 15 années, est imposée selon des modalités spécifiques. Elle est imposée en bénéficiant, en quelque sorte, d'une fiction, "comme si" : "comme si" aucune donation n'avait été auparavant consentie. Dès lors, l'application de cette "règle dérogatoire favorable" permet à la donation ou succession présente de bénéficier de droits à abattement, d'un barème et de droits à réduction complètement reconstitués. "Favorable" ; il fallait oser. Comment ne pas constater que le juge regarde avec amour fiscal le législateur et en tire des conclusions politiques hautement subjectives ? Les dispositions contestées, en portant à 15 ans, voire 10 ans, voire 6 ans le délai du rapport fiscal, donneraient naissance à un régime "dérogatoire favorable"... Plaisanterie juridictionnelle. Comment une régression temporelle et fiscale peut-elle être qualifiée de "favorable" par le juge constitutionnel ? Si demain, le délai est porté à 30 ans, sans doute s'agira-t-il toujours d'un régime dérogatoire favorable... On a connu logique juridique fiscalement plus tranquille pour le contribuable.

  • Passé/présent... is/ought : de la "loi de Hume" bizarrement transposée en droit fiscal

Le Conseil constitutionnel adoube encore la politique fiscale du législateur dans le considérant suivant, le n° 7. Partant du principe que "Chaque donation ou succession constitue un fait générateur particulier pour l'application des règles d'imposition", il tire (au considérant n° 9) la conclusion suivante : le contribuable ne saurait attendre que les modalités d'imposition d'une donation passée produisent des effets légitimement attendus s'agissant des modalités d'imposition applicables aux donations ou aux successions futures.

En tordant quelque peu le bâton peu droit de la logique jurisprudentielle fiscale, le Conseil constitutionnel semble énoncer une version moderne de la "loi de Hume". Si le législateur a, un jour, usité l'indicatif, il ne saurait, pour l'avenir, être lié par les cordes de l'impératif. Il est vrai que la "loi de Hume" porte aussi le nom de guillotine en vertu de laquelle tout devoir-être (ought) est prohibé à partir d'un être (is). Et après, d'aucuns prétendent que le Conseil constitutionnel ne fait pas, contrairement à ses homologues italiens ou allemands, de la philosophie, de la sociologie, voire de la théorie du droit ! Puisque "Chaque donation ou succession constitue un fait générateur particulier pour l'application des règles d'imposition", il ne saurait y avoir gel, lors de l'imposition d'une donation première, des règles d'imposition applicables en matière de droits de mutation à titre gratuit. S'ensuit certes une évidente instabilité fiscale ; mais elle n'est que la conséquence logique du raisonnement récusant au contribuable un droit, celui qu'une imposition passée puisse produire des effets légitimement attendus. Puisqu'on n'est point en droit d'attendre légitimement d'effets de l'imposition de donations passées, il n'existe point d'obligation pour le législateur d'édicter des mesures transitoires. Disons que la notion de garantie temporelle, source première de sécurité juridique, a fortiori dans le domaine fiscal, est entrevue par le juge de manière étroite.

  • De la réserve, ou la sanctuarisation de l'interprétation de la doctrine administrative

"Chaque donation ou succession constitue un fait générateur particulier pour l'application des règles d'imposition". De cela, il découle ("Il en résulte") que le législateur ne peut produire une norme ayant pour objet ou pour effet d'entraîner la mise en oeuvre de "règles d'assiette ou de liquidation autres que celles qui étaient applicables à la date de chaque fait générateur d'imposition". La réserve d'interprétation posée par le Conseil constitutionnel ne se comprend qu'au regard de la possible lecture littérale de l'article 784 du CGI et de la position, jusqu'alors, de la doctrine administrative sur cette question.

Une interprétation littérale de l'article 784 du CGI pourrait conduire à retenir, lors d'une donation ou succession, le régime fiscal de la dernière transmission et à l'appliquer à l'ensemble des transmissions précédentes. L'intégration de donations antérieures visées par le rapport fiscal reviendrait à ne pas apprécier séparément chaque mutation à titre gratuit. Comme le rappelle le commentaire de la décision, telle n'est pas la position de l'administration : "les perceptions effectuées sur les donations successives consenties par une personne et sur la déclaration de sa succession sont donc reliées les unes aux autres non par les droits liquidés mais par l'actif imposable" (2). On peut encore mesurer la grande mansuétude de l'administration à l'aune de cette formule : "la somme des perceptions successives n'est pas toujours égale au montant de l'impôt qui aurait été exigible si la perception avait été effectuée globalement lors de la dernière mutation, car chaque transmission ne cesse pas d'être considérée comme un fait générateur particulier" (3).

Le Conseil constitutionnel opère ainsi, avec cette réserve, une lecture de la loi synonyme d'un renforcement de la sécurité juridique des contribuables. A double titre. Tout d'abord, dans le cadre du rapport dual abstrait "loi/Constitution", il détermine une lecture de la loi qui s'impose à toutes les juridictions. Secondement, dans le cadre du rapport ternaire concret "loi/doctrine administrative/Constitution", le Conseil constitutionnel appose des garanties au profit du contribuable. Il réceptionne la position de l'administration en assortissant cette lecture de la loi de garanties constitutionnelles. Il n'est jamais bon que la liberté herméneutique de la doctrine administrative se meuve sans linéaments clairs, sans bornes juridictionnelles minimales. Ce qui est intéressant dans cette QPC n'est pas seulement l'interprétation retenue par le juge. Mérite intérêt le fait qu'il a préféré sanctuariser une lecture de la loi déjà enracinée dans la glaise de l'interprétation doctrinale. L'administration avait raison de ne pas retenir une lecture littérale de l'article 784 du CGI nous dit le juge ; ce dernier a raison de réaliser cette opération de sanctuarisation juridictionnelle.


(1) In Commentaire de la QPC n° 2016-603, site du Conseil constitutionnel.
(2) BOI-ENR-DMTG-10-50-50, n° 70 (N° Lexbase : X5017ALE).
(3) BOI-ENR-DMTG-10-50-50, n° 100, préc..

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